vendredi 25 novembre 2022

Terminale HLP - Les métamorphoses du moi: texte de Pascal


Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées."


            Blaise Pascal - Pensées (688 - Édition Lafuma, 323 - Édition Brunschvicg)



Nous comprenons très vite quelque chose au fur et à mesure que nous entrons dans ce passage: c’est que la question initiale, celle de savoir ce que le moi « est » est traitée de façon connexe, voire quasiment secondaire par rapport à une autre qui est celle de savoir si nous sommes aimé(e)s pour nous-mêmes. Il y a là un sous entendu d’une extrême importance qui révèle sans aucun doute la volonté de l’auteur de nous faire mal, de blesser profondément notre amour-propre en mettant en regard cette question qui pourrait se traiter de façon plus neutre avec une revendication ou une façon de penser qui en fait est à l’oeuvre dans toute relation d’amour, soit la certitude qui est nôtre de ne pas pouvoir faire l’objet de l’amour d’autrui sans être personnellement visé(e).  Comment telle personne pourrait-elle m’aimer sans que ce soit vraiment moi qui le soit? Comment pourrais-je être le destinataire occasionnel voire complètement hasardeux d’un tel sentiment d’élection? 

La nature inconditionnelle, c’est-à-dire dépourvue de toute raison, de l’amour semble ici comme allant de pair avec la justesse d’une tête chercheuse qui ne peut pas me rater. Que l’on soit aimé(e) pour une autre raison (ou plutôt absence de raison) que celle qui fait que l’on est soi-même et pas un autre serait une proposition dure à admettre, parce qu’il y a dans l’amour une sorte d’acceptation totale, sans restriction d’une personne. Si l’amour est aussi important c’est parce que le fait d’exister pour l’aimé(e) s’y manifeste comme étant cela même que la personne aimante « ratifie », plébiscite, confirme, alors même que nous savons bien que cette existence, en fait, n’est pas réellement « nécessaire », ou plus exactement que cette nécessité ne nous apparaît pas comme une évidence de plein droit. 

Quiconque s’efforce d’être un tant soit peu attentif et objectif quand à l’évènement de sa venue au monde ne peut que réaliser cette fragilité ontologique. Le fait que j’existe est tout aussi indiscutable qu’injustifiable. L’existence m’a été donnée mais il ne s’ensuit pas du tout qu’elle me soit dûe. Quand nous sommes aimé(e)s, l’évidence de cette contingence s’affaiblit, s’atténue comme un rayon de lumière qui  pâlit, et forcément cela nous fait du bien. Cette existence qui est la mienne et dont j’échoue à trouver la raison d‘être se voit soudainement désignée par une personne « autre » comme s’imposant d’elle-même et cela par la nécessité de l’amour qu’elle me porte.

D’être désignée par autrui comme « aimable » donne à mon existence ce qui lui fait tragiquement défaut « de l‘intérieur », à savoir de « moi-même »: une justification, une raison d’être, un sens. Il faut bien qu’il y ait un moi en moi, c’est-à-dire quelque chose, une substance pour faire l’objet d’une telle élection, d’un tel intéressement, même st surtout si « moi » je ne discerne pas vraiment ce sens, cette justification.


            Une donnée vraiment cruciale de l’amour ici se déduit de cette réalisation, c’est que l’autre, en m’aimant, semble discerner en moi ce que j’ai tant de mal et finalement d’impossibilité à y trouver par moi-même, soit justement ce moi « même ». De ceci la joie extrême d’être aimé(e) ainsi que la très dangereuse dépendance à cet amour que l’on nous porte se déduisent avec évidence. Il est à la fois magnifique et très risqué d’être aimé(e), et cette ambiguïté a tout à voir avec la question du moi, voire avec le fait que « le moi soit en question ». C’est un peu comme si inconsciemment nous laissions aux personnes qui nous aiment le pouvoir absolu, discrétionnaire , exclusif et à tous égards exorbitant de décider de l’existence ou de l’inexistence de notre moi.

Pour le dire encore plus clairement, tout amour que l’on nous porte est comme un « oui » apporté à une question qui ne peut pas ne pas nous hanter: « est-ce en tant que moi que j’existe? » C’est comme si dés lors les aléas d’une relation amoureuse se teintaient des ressorts d’une tragédie de cela même qu’elle se constitue sur le fond d’un doute métaphysique prégnant, d’un vide abyssal sur lequel elle  navigue comme une très frêle embarcation. Se pourrait-il en fait que je n’ai pas un moi, que je ne sois pas un « moi »? Suis-je moi? « Oui » dit l’amoureux ou l’amoureuse. Et cet amour nous rassure, provisoirement (beaucoup de choses à dire sur ce « provisoirement » évidemment, notamment le fait de  s’interroger sur la préférence que l’on doit accorder à ce oui par rapport au oui à  l’Eternel retour de Nietzsche - Il est possible que le fait de trop s’appuyer sur le premier (celui de l’amant) nous détourne du second) 

La cruauté sans égal de Pascal apparaît dés lors en pleine lumière: son but est bien de nous faire replonger dans cette hantise, dans ce néant métaphysique dont l’amour nous protège, même faiblement, provisoirement, illusoirement. Il est bien question pour lui de briser ce frêle esquif grâce auquel nous nous accordons un peu de répit dans l’évidence d’absence de raison de notre existence, d’absence de justification, de disparition d’un moi qui en fait ne trouve nulle part d’écho  à la supposition de son existence. Pourquoi? Afin que plongés dans la misère de notre condition sans Dieu nous accédions à la grandeur de l’homme qui croit, qui mise sur Dieu plutôt que sur Rien (puisque selon lui, telle est l’alternative)

La difficulté de la référence première à l’homme à sa fenêtre qui regarde les passants trouve ici sa résolution. Pascal pose deux questions qui semblent n’avoir aucun rapport et il apporte la même réponse négative, ce qui sous entend qu’il y a bien un rapport entre ces deux « non ». L’homme qui regarde dans la rue voit « des gens » et si j’en fais partie, nul doute que ce ne soit pas pour me voir moi qu’il s’est installé là. La rue se met entre lui et moi comme un filtre déformant et ce qu’il aperçoit vraiment, c’est le flux indifférencié de passants qui circulent. Quelqu’un qui aime la beauté de sa maîtresse ou de son amant l’aime-t-il lui ou elle? Non car parallèlement la beauté agit de la même façon que la rue ou le flux des passants de telle sorte que ce n’est pas pour l’aimer elle ou lui mais seulement pour aimer « de la beauté », comme ça, "jetée en vrac", opportunément efficiente ici comme elle l’est ailleurs de telle sorte que c’est finalement un hasard si cette personne belle est aimée plus que cette autre personne qui l’est aussi. 

Le hasard est ici comme le rictus horrible de l’absurdité des relations amoureuses au sein desquelles nous sommes aimé(e)s pour ce que nous avons alors que nous croyons l’être pour ce que nous sommes.  Sous cette multiplicité de déclarations sentencieuses, de promesses, d’attestations d’amour sincère, ce qui s’active c’est du hasard parce qu’en fait on aime exactement comme on regarde dans la rue pour se distraire sans choisir les passants que l’on va voir. 


Les qualités sont donc exactement comme ce flux de gens qui passent dans la rue. Ils sont là comme ils auraient parfaitement pu être ailleurs. D’ailleurs, dans cinq minutes, ils n’y seront plus.  Aimer le moi de la personne qu’on aime, serait aussi improbable que de voir dans la foule d’une rue passante la personne précise qu’on attendrait de voir parce qu’on ne penserait qu’à elle, comme si, sans l’avoir prévenu je la faisais apparaître sous l’effet d’attraction de mon seul désir. Ce serait de la magie et ce n’est pas le réel. 

Par qualités, il faut entendre aussi bien la beauté que l’intelligence, le bon sens, le jugement clair, etc. D’une certaine manière et dans un tout autre esprit, Pascal opère à l’égard des qualités la même démonstration que Hume à l’endroit des sensations. Je considère le moi, je retire toutes les sensations qu’il éprouve qu’est-ce qui reste? Rien parce qu’il n’y a pas de sensation du moi. De même pour Pascal, je considère le "moi"  et j’enlève toutes les qualités dont aucune ne peut suffire à constituer le moi en lui-même et qu’est-ce qui reste? Rien parce que le moi n’est pas une qualité.


Mais pourquoi ces deux critiques du moi ne sont-elles pas du tout dans le même esprit? Parce que, pour Pascal, c’est en tant que le moi devrait être une substance qu’il est introuvable alors que, pour Hume, c’est justement en tant qu’il ne peut absolument pas en être une qu’il n’existe pas. La notion de substance, c’est justement ce que Hume veut éradiquer alors que Hume, au contraire, se sert de cette notion pour démontrer que le moi ne se situe pas à cette hauteur là.

Le raisonnement de Pascal trouve là sa pierre d’achoppement: « je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même ». Ce qu’il veut signifier en réalité, c’est plutôt « l’idée que l’on se fait de soi comme étant un moi même » Autrement dit, il est clair que si, en effet, on part du principe que le moi ne peut être qu’une substance immuable, figée, comme un noyau identitaire clos sur lui-même et inaltérable (la mêmeté pour Ricoeur), alors il semble évident qu’aucune qualité ne peut constituer le moi. 

Mais plutôt qu’immuable ne serait-il pas envisageable de définir le moi comme une continuité? Un moi, dés lors ne serait pas davantage de la beauté que de l’intelligence ou du bon sens, mais justement une certaine façon d’assurer un fil continu entre ces qualités qui seraient dés lors des « moments ». L’assimilation de Pascal des qualités aux gens de la rue tomberait ainsi complètement à plat parce qu’en fait ce que l’homme à fenêtre veut voir c’est justement ce flux continu de personnes et ce que nous sommes, c’est aussi ce flux continu de qualités qui n’est rigoureusement aucune d’entre elles mais une certain façon de les relier les unes aux autres par un fil, par un trait d'union qui serait moi aussi sûrement qu’un dosage d’ingrédients fait la spécificité d’un plat. Ici Pascal est sans aucun doute contredit à l’occasion même des métaphores qu’il utilisait comme des armes. 

Nous n’aimons pas la substance de l’âme abstraitement quelques qualités qui y fussent, c’est même tout le contraire, nous aimons cette combinaison inimitable de qualités qui constitue un peu comme le produit remarquable d’une alchimie complexe et expérimentale. N’est-ce pas là d’ailleurs ce qu l’on appelle « le charme »  d’une personne. Et par ce charme, n’est-ce pas du moi dont nous parlons alors?


D’ailleurs quelle est cette « justice » qui apparaît inexplicablement dans le raisonnement Pascalien? « Cela ne se peut et serait injuste ». D’où faudrait-il tenir que l’amour soit juste? Pourquoi serait-il impossible que l’amour du moi se fasse indépendamment des qualités puisque justement ces qualités ne font pas le moi, et que c’est bien là, tout l’objet de la démonstration de Pascal? 

L’auteur ici, sans contestation possible, se contredit. On ne voit pas comment le mérite d’avoir des qualités pourrait être un argument  contre l’amour du moi de la personne aimée, puisque justement avoir ces qualités n’est apparue à aucun moment du raisonnement  comme désignant le propre du moi. Les qualités en question (et les défauts aussi d’ailleurs) ne sont pas tant empruntés que reliés entre eux, intégrés dans le fil d’une continuité singulière, laquelle pourrait bien finalement décrire le processus même d’individuation de la personne. Tout le travail de critique du moi s’accomplit en fait à partir d’une certaine idée de ce qu’un moi devrait être, à savoir une substance « Une », inaltérable et permanente. Or, ce présupposé là n’est pas du tout interrogé. Il demeure inquestionné, tout simplement parce que c’est à partir de cette idée reçue que le moi n’est pas reconnu comme constituant l’essence même du sujet. Mais que le moi soit une essence, une substance, c’est ce qui n’est pas du tout posé. Il se pourrait bien au contraire qu’il réside dans le fil dynamique d’une continuité mouvante et profondément altérable, changeante. Le moi, c’est le trait d’union des qualités, des défauts, des actions et des évènements, exactement comme le flux bigarré d’une rue passante un jour de grande affluence.






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