jeudi 8 décembre 2022

EMC Terminale 3: La peine de mort et le Zôon politikon

 


L’un des arguments essentiels des personnes favorables à la peine de mort réside dans le droit des proches de la victime. Ce serait donc selon eux un « droit » que de compenser la douleur de la perte qu’ils ont subi par la mort du coupable. Cela finalement nous amène à nous poser vraiment la question de savoir ce qu’est un droit, et peut-être même au-delà de ça ce qu’est LE droit. 

Après tout, n’existe-t-il pas déjà dans la nature un certain ordre, une hiérarchie des êtres qui serait susceptible de valoir comme droit ? Non, ce qui prévaut dans la nature, c’est la chaîne alimentaire et il nous est impossible de considérer comme un crime le fait de se nourrir. De plus, nous observons bien que cette chaîne alimentaire participe d’un équilibre entre prédateurs et proies qui maintient (ou aurait pu maintenir si l’être humain n’avait pas été le grain de sable de cette harmonie) l’écosystème. Il n’y a pas de mal dans la nature. C’est une question qui ne regarde que l’être humain. Il y a des lois naturelles et il y a des lois civiles. C’est le propre de l’homme que de concevoir des lois civiles qui redoublent les lois naturelles et créent ainsi une sorte d’espace humain propre à l’humain que l’on peut appeler la cité ou la culture ou un mode d’existence spécifique.

Pour bien comprendre cela il faut revenir à cette phrase, à tous égards fondatrice, d’Aristote: « l’homme est un animal naturel politique » qui traduit le grec «  zôon politikon ». Or il faut examiner avec précision cette traduction. Zôon signifie « animal vivant » sachant qu’il existe en fait deux termes en grec pour ignorer la vie: Bios et Zoé. Zoé signifie la vie organique telle qu’elle qualifie la vie des plantes, des animaux et de tous les organismes. Bios signifie la façon de vivre propre à un être vivant. Il aurait donc pu sembler plus logique qu’Aristote utile le terme « Bios », mais justement il ne l’a pas fait, et c’est dans cette abstention que réside le sens profond de cette phrase sur laquelle de nombreux malentendus se sont succédés jusqu’à notre époque. 

Si Aristote avait voulu dire que l’être humain a une façon d’être qui lui est propre, et que cette modalité de vie est politique, il aurait dit « bios politikon », mais il ne l’a pas fait. Il a dit Zôon politikon, ce qui veut dire que l’homme est un animal vivant et qu’en plus il est politique. Cet « en plus » est vraiment, vraiment décisif pour la compréhension de cette phrase et c’est ce que Michel Foucault a bien compris quand il a écrit à la fin de son livre intitulé « la volonté de savoir »: « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote, un animal vivant et, de plus, capable d’une existence politique: l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. ». Ici nous pourrions à bon droit rajouter: « …alors qu’il ne devrait pas l’être ». C’est un dévoiement total de la phrase d’Aristote qui, au-delà de son caractère définitoire dessine peut-être aussi un horizon ou du moins un cap à l’espèce humaine, cap qu’elle a indiscutablement perdu, et c’est cela que dit Foucault notamment dans l’usage qu’il fait d’un nouveau terme: « la biopolitique ».


C’est un travail de compréhension vraiment fondamental dont les conséquences sont à tous égards décisives de notre existence aujourd’hui et de ce qui est en train de se passer, à savoir finalement la dépolitisation de cet animal politique que pourtant nous étions censés être, selon Aristote. Nous sommes en train de sortir complètement de la feuille de route aristotélicienne, et c’est précisément ce qui explique les crises que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. Cela veut dire que dans l’approfondissement de la phrase d’Aristote se jouent vraiment notre présent et notre avenir, mais aussi les raisons pour lesquelles la peine de mort se situe dans une sorte de « hors champ »  politique. 

L’homme est un animal vivant et qui, en plus, vit dans les cités, c’est-à-dire sous la juridiction de lois humaines. Nous consistons dans ce « plus », c’est-à-dire que ce qui nous caractérise est d’être « plus que vivant ». Tant que nous nous préoccupons de ce qui en nous concerne la vie, la mort, la naissance, nous ne nous situons pas du tout dans ce qui fait de nous des êtres humains, nous restons dans le  « zôon ».  Le « politikon », c’est tout ce qui se joue dans la cité, dans la polis et pas du tout dans l’oïkos, c’’st-à-dire dans la maisonnée, dans le foyer. 

Si Aristote avait dit « Bios Politikon », il aurait signifié que le fait d’être politique s’immisçait dans la totalité de ce qui regarde la vie de l’homme en tant qu’être vivant et donc qu’il en allait aussi de la vie, de la mort, de la naissance, de la reproduction, autrement dit de tout ce que nous appelons les fonctions vitales pour l’homme que d’être en cité, comme s’il entrait aussi dans les fonctions de la cité que de décider de cela, de s’insinuer dans les fonctions vitales du citoyen. 

Mais c’est exactement le contraire que dit l’utilisation du zôon politikon par Aristote, à savoir que tout ce qui regarde les fonctions vitales du citoyen n’a rigoureusement aucun rapport avec le fait qu’il soit citoyen, c’est-à-dire homme. Tout ce qui manifeste notre essence humaine, c’est que nous soyons « plus que vivant », que nous rajoutions constamment fondamentalement au fait de vivre, de mourir, de nous nourrir, de nous reproduire, etc, un « plus » et ce plus désigne finalement une existence publique, collective, la participation à un « nous » qui désigne la cité, les affaires publiques qui regardent tous les citoyens libres d’une cité, et pas du tout ce qui a trait à sa vie organique, d’animal vivant.  


« L’homme est un animal, par nature, politique » ne signifie pas que l’homme est un être dont les fonctions vitales regardent à son existence politique de citoyen, mais au contraire que l’homme est un animal dont la nature est d’être, au-delà de sa nature d’être vivant, « aussi »  un être politique. Le « aussi » est ici de toute première importance. Il n’est donc aucunement du ressort de la cité de décider de ma nature d’animal vivant, cela revient à l’oïkos, au foyer. Tant qu’un homme reste dans l’oïkos, il n’est pas vraiment humain, il pourvoit à ses nécessités naturelles, vitales, il demeure cantonné à sa sphère privée, à ses intérêts particuliers d’être vivant ou à ceux de ses proches. L’humanité s’effectue dans la sortie de l’oïkos, c’est-à-dire dans l’espace public de délibération, de prise de décision du « Nous » de la cité. 

Evidemment, cela induit une conséquence qu’il nous est à nous  extrêmement difficile d’envisager, précisément parce que la biopolitique, c’est-à-dire le contraire de ce que voulait dire Aristote constitue ce que nous croyons être voir devoir être la politique, à savoir que c’est justement à la mesure de notre travail que nous sommes payés et donc que nous pouvons donner à notre foyer plus ou moins de moyens. 

Mais finalement la notion même de « niveaux de vie » est totalement incompréhensible du point de vue de la phrase d’Aristote. Ce qu’il faut se représenter ici, c’est la dotation à chaque foyer d’un revenu identique donnant à chacune et à chacun les moyens de vivre et pas du tout de donner idée de son niveau de vie par des signes extérieurs. 

Il faut situer sur un même plan le dévoiement d’une société au sein de laquelle le travail salarié est devenue la seule action des hommes et la très mauvaise interprétation de la phrase d’Aristote selon laquelle il serait du ressort de notre appartenance à une cité de vivre, mourir, naître, se nourrir, se reproduire, etc.

Pour bien saisir ce rapprochement qui sera extrêmement éclairant pour la question de la peine de mort, de l’euthanasie, de l’avortement etc. Il convient donc de passer par une tentative de représentation des implications de la thèse d’Aristote en passant par Hannah Arendt et sa tripartition de la vita activa. Que fait l’être humain? Et que fait-il en tant qu’il est un être humain?


Si l’on regarde les activités humaines, selon Hannah Arendt, on réalise qu’elles se répartissent en trois ordres:

  1. Le travail consiste à produire des biens de consommation immédiats. L’homme comme tout être vivant retire de la nature de quoi subsister. Il s’intègre au cycle de régénération de la nature qui au fil des saisons réalimente les animaux. Cultiver la terre ou chasser les animaux ou les élever pour les manger, c’est pourvoir aux exigences vitales de son organisme sans s’imposer à la nature de façon spécifique.  Il n’est donc rien de cette activité qui fasse signe de quoi que ce oit d’humain, au sens de zôon politikon. Le travailleur est un être solitaire, interchangeable, dispensable en tant qu’individu. Il faut noter que dans l’antiquité précisément le travail était l’activité des esclaves, lesquels était totalement reclus dans l’oïkos, dans la maisonnée et n’avait aucun droit dans la cité. Il n’était pas des citoyens et en un sens, il n’était pas considéré comme des hommes. Avant de s’indigner devant le crime contre l’humanité dans lequel consiste l’esclavage, il faut ici mesurer pleinement tout ce que cette spécification a de révélateur, voire de puissant philosophiquement. Travailler en ce sens, c’est-à-dire produire des biens de consommation immédiats ne nous rend pas humain. Réfléchissons à cela aujourd’hui pour nous demander dans quelle mesure ce travail là, en effet, fait de nous de esclaves. C’est l’animal laborans qui travaille et ile st solitaire. Il ne participe à l’éclosion d’aucun « nous ».
  2. L’oeuvre désigne l’aptitude de l’être humain à produire des biens de consommation durables, des bâtiments, des structures, des services par lesquels un mode de vie non exclusivement naturel se fait jour. L’humain ici s’inscrit dans la nature et lui impose une temporalité non naturelle. L’oeuvre désigne la technique, le pouvoir de l’homme de créer de toutes pièce un monde qui soit à son image, une cité. Toutefois cette maîtrise ne suffit pas à définir l’oeuvre comme une activité politique en elle-même.  Elle participe de la structure matérielle grâce à laquelle la cité naît: le ravitaillement en eaux, les infrastructures d’une ville, les rues, la voirie, etc. Mais nous restons dans l’aménagement pensé, rationnel de la satisfaction des besoins vitaux. Sans l’ouvre il n’y aurait pas de cité, et donc pas d’humains mais l’oeuvre par elle-même ne suffit pas à définir ou à constituer ce qui fait de l’homme qu’il est zôon politikon. Celui qui fait l’oeuvre est homo faber (homme artisan) 
  3. L’action est le lieu du zôon  politikon dans lequel tout citoyen libre peut par la parole et par l’action participer à une vie spécifiquement humaine se matérialisant par des évènements qui portent vraiment notre marque. Comment de l’humanité peut-elle s’effectuer dans le monde? C’est cette très belle question à laquelle répond la politique, et c’est VRAIMENT à partir d’elle qu’il nous appartient aujourd’hui de recevoir et de condamner tout renoncement à la politique. Il est de l’essence même de la politique de s’immiscer dans le sport précisément parce que toute manifestation sportive correspond à la définition donnée par Hannah Arendt: « action, reliée à la parole, et acte de commencer. La vie politique est relation, elle se déploie dans un réseau de relations humaines. Le domaine commun est le domaine politique, tandis que ce qui relève de la production, l’économique au sens étymologique, relève du privée, de l’oikos, de la maison. La vie économique n’est en rien politique, elle relève de l’oikia collective, oikia : maisonnée, c’est-à-dire du collectif en tant qu’il reste attachés au domaine du besoin et de l’utile ».  Les jeux olympiques sont par essence politique, en ceci qu’ils sont nés à partir de l’esprit collectif d’une cité. Ils participent de ce « plus »  par quoi l’homme n’est pas qu’un zôon, mais se réalise dans ce qui n’est pas seulement production de biens, satisfaction de nos besoins vitaux.  Lorsque notre président affirme au sujet de la coupe du monde au Qatar qu’il ne faut pas politiser le sport, sa tentative d’argumentation échoue parce que par « politique », il entend finalement « idéologie » « dissension », voire « guerre ». Il veut dire qu’il ne faut pas donner au sport une connotation idéologique. Mais d’où vient cette assimilation? La politique n’a jamais signifié cela. Ce qui est d’autant plus malhonnête (ou attesterait d’un manque de culture préoccupant), c’est de passer sous silence la main mise de l’économie sur cette compétition décidée, voulue, orchestrée par un tout petit pays dont la situation de détentrice d’une ressource énergétique fossile essentielle à l’économie productiviste place en position de force. Politiser le sport, c’est-à-dire le ramener à ce qu'il est « vraiment », c’est justement le débarrasser de ce qu’il n’est pas, à savoir source de biens, ravitaillement de l’oïkos. Il faut vraiment s’interroger sur cet « arrière goût » ou ce dégoût plus ou moins efficient selon la nature des palais mais finalement présent en chacune et en chacun au spectacle de cette compétition. Nous sommes citoyennes et citoyens, et avons en nous, qu’on le sache ou pas, la marque de la trace de la naissance même de la citoyenneté au 8e siècle avant JC. Nous ne pouvons pas ne pas l’avoir de ce fait même que nous sommes encore citoyens, ce qui signifie que nous gardons dans une partie cachée d’un inconscient collectif qui mérite vraiment le terme de « collectif » le sentiment vivace de l’édification de la cité comme une « trouvaille » exclusivement humaine, c’est-à-dire participant de ce « plus que vivant » en lequel nous consistons. Mais comment ce plus est-il devenu un moins?  Comment une manifestation née de l’aptitude de l’homme à faire des actions a-t-elle pu dégénérer en gâteau partageable en parts très inégales pour des travailleurs? Comment l’homme a-t-il pu devenir à ce point animal au sens donné par  Hannah Arendt? Comment le zôon politikon a-t-il pu déchoir à ce point en animal laborans?



Mais quel rapport entre tout ce qui précède et la question de la peine de mort? Aristote situe la juste hauteur de ce que c’est qu’être humain dans le « plus que vivant » du zôon politikon, et cela passe passe la participation de l’homme à la cité, laquelle s’impose comme la seule intermédiation rendant possible cette humanité, plus que vivante, c’est-à-dire débarrassée de toute connotation vitale, organique, nutritive, reproductrice. En d’autres termes, ce n’est justement « pas dans la cité », c’est-à-dire « pas dans l’Etat » que l’ancrage de l’homme dans des questions de vie, de reproduction, de mort, de nutrition, etc.  se posent. Cela se gère dans l’oïkos, dans le foyer, mais pas dans la cité. Ce ne sont pas des questions pouvant faire l’objet de délibérations ou d’actions politiques, citoyennes. Ce n’est pas en tant que « nous » qu’elles peuvent être appréhendées.

Pour être clair, on ne voit absolument pas ce qui de la mise à mort d’un citoyen pourrait se concevoir ou s’inscrire comme une action par le biais de laquelle le zôon politikon ferait advenir dans le monde une réalité proprement humaine, c’est-à-dire plus que vivante. La mort est une réalité organique qu’il est tout à fait en notre pouvoir de précipiter, d’anticiper chez les autres ou chez nous-mêmes, mais rien d’humain ne s’y construit parce qu’elle est intégralement naturelle, même si on la provoque artificiellement.

Cela signifie que toute condamnation et exécution publique d’un condamné à mort par un Etat constitue un évènement dans lequel cet état se renie en tant que communauté politique reliant entre des êtres humains.

Il faut totalement assimiler le « plus que vivant » du zôon politikon d’Aristote avec l’action de Hannah Arendt qui constitue le mode d’activité grâce auquel l’homme accède à une condition proprement humaine. La peine de mort ne peut en aucun cas se concevoir comme une action politique, pas davantage que la légalisation de l’euthanasie. 

Mais est-ce que cela signifie que la cité puisse admettre le meurtre de tel ou tel de ces citoyens? Evidemment , non, justement: puisque donner la mort n’est pas une action dans laquelle le zôon politikon puisse s’effectuer, s’assumer, cette action, qui d’ailleurs n’en est pas une au sens Arendtien du terme, n’est pas davantage envisageable par un citoyen que par la cité elle-même.



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