mardi 13 décembre 2022

Terminales 3/5/7: l'écriture automatique - "Moi la vérité, je parle" Jacques Lacan

 


C’est dans le manifeste du surréalisme en 1924 qu’André Breton décrit le mode d’emploi de l’écriture automatique:

« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase étrangère qui ne demande qu’à s’extérioriser [..] continuez autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. »


Peut-être est-il nécessaire, dans la perspective de notre sujet, d’éclairer tout de suite le rapport entre cette pratique d’écriture étrange et l’aléthéia. Ce qui dont nous interpeller dans cette dernière, c’est son étymologie: « sortir de l’oubli ». La vérité consiste à lever le voile sur…quoi? Sur ce qui a toujours été, sur ce qui est là, maintenant tout de suite mais que nous ne percevons pas parce que nos capacités de perception sont parasitées par des obstacles qui font obstruction.  D’emblée nous voyons bien que nous ne nous situons pas du tout dans le même cadre que les vérités apodictiques qui sont médiates et construites. Celle ci est immédiate et « donnée ». Elle est « là ». La vérité de l’alétheia consiste à nous mettre en présence de ce qui est « là », et donc de ce à quoi il s’agit de se rendre disponible, ouvert, attentif ou attentive mais pas au sens de « conscient », parce que la conscience suppose la volonté et que si l’on est volontaire, alors forcément on va se mettre dans cette optique de faire advenir la vérité qu’on veut. Or ce n’est pas « la vérité qu’on veut » qu’ici l’on veut, c’est la vérité telle qu’elle est, telle qu’elle se veut elle-même. 

Mais c’est complètement contradictoire: comment ne pas vouloir la vérité qu’on veut? Ici il faut vraiment bien comprendre à quel point c’est justement en voulant la vérité que je ne peux pas l’avoir, et le critère de Popper le prouve efficacement. Il faut se laisser porter par ce à quoi Breton fait référence quand il dit: « tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase étrangère qui ne demande qu’à s’extérioriser [..] continuez autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. »


            Baudelaire écrit dans « Correspondances »: « La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles. L’homme y passe à travers des forêts de symboles qui l’observent avec des regards singuliers. » Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’il y a des signes dans la nature ou en d’autres termes que la nature « parle » ou plutôt « émet ». Quiconque connaît un tout petit peu le monde animal ou végétal comprend cela: finalement il n’y a que des signes dans la nature. Les animaux sont des émetteurs et des récepteurs infatigables de signes. Telle déjection animale de telle panthère femelle signifie qu’elle est disposée à une union avec un mâle. Telle couleur de telle orchidée envoie un message à l’abeille qui a également rapport à la reproduction. On entend parfois dire que la nature est muette mais c’est vraiment tout le contraire qui est vrai. Il existe une insoupçonnable et constante sémiotique de la nature. Il suffit de se rendre attentive ou attentif aux signes. Et les poètes finalement ne font rien d’autre. La vérité parle parce que la nature elle-même ne cesse de « dire », mais l’être humain est trop occupé à échanger sur les réseaux sociaux sur la coupe du monde ou sur Cyril Hanouna pour se mettre à l’écoute de cette texture sémiotique qui finalement s’effectue tout le temps et partout dans la totalité de ce qui est. Se fier au caractère inépuisable du murmure signifie précisément se rendre disponible à ce phrasé là. Se maintenir dans le silence de la parole médiatique humaine qui ne fonctionne qu’en circuit fermé pour se tenir à l’écoute de ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « la prose du monde ». Dire la vérité, c’est alors se faire le porteur inconscient d’une parole étrangère dont on ne comprend pas un traître mot parce que de toute façon on n’est pas là pour ça. On ne fait que lui prêter le support de sa voix ou de sa main.  C’est l’origine la plus ancienne et la plus vraie des Muses. C'est alors à bon droit qu'une parole peut se dire "parole de vérité" (aléthéia): 

            « Muses de la Piérie, ô vous dont les chants immortalisent ! venez, célébrez votre père, de qui descendent à la fois tous les hommes »  Hésiode -  Les travaux et les jours




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