mardi 12 mars 2024

Terminales 2 / 3 / 6: comment la connaissance d'un texte peut-elle nous donner la clé de la compréhension d'un autre?


 Expliquez le texte suivant. La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte par la compréhension précise du texte du problème dont il est question.


"Quelle est l'attitude du savant face au monde? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé en un mot: "l'essayeur". Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste, il devient habitable. » 

Maurice Merleau-Ponty - L’œil et l’esprit

Ce texte est incompréhensible si nous ne disposons pas de certaines « clés », notamment du bouleversement provoqué par l’état d’esprit de la science moderne dans l’histoire des sciences. Ce bouleversement s’effectue vers 1630, sous l’impulsion de penseurs comme Galilée et Descartes pour lesquels il est temps pour la science de sortir de l’influence de la scolastique, laquelle enferme l’activité du savant dans un rôle d’observateur capable de saisir la cause des phénomènes naturels.

 

 Oliviers sous le soleil à Vincent van Gogh

 

Ce que le 17e siècle apporte de radicalement nouveau, c’est la mise au premier plan de la notion d’expérience. On comprend mieux ce que cela veut dire si l’on se pose cette question: est-ce que l’on connaît mieux la nature quand on l’observe passivement ou bien quand, à partir d’une idée qui nous vient à l’esprit, on met en oeuvre une sorte de « question test » très concrète et qu’on la pose à la nature? Ainsi par exemple si je regarde la nature et que je me demande si un corps tombe d’autant plus vite qu’il est plus lourd, je vais peut-être répondre « oui », alors que si je dépressurise une pièce, que j’en retire l’air et que j’y fais tomber une plume et une boule de Bowling je vais me rendre compte qu’elles tombent en même temps et que la résistance à l’air, par conséquent, est un critère qui joue davantage dans la chute d’un corps que sa masse. Mais encore faut-il que J’ai une idée AVANT, et que cette idée soit capable de se détacher des apparences pour réfléchir, raisonner, utiliser son entendement davantage que ses yeux ou ses oreilles. Avec la science moderne, on réalise que le savant ne trouvera pas de théorie toute cuite dans la nature, dans les cieux, dans le vivant. Il faut que l’on conçoive une expérience qui sommera la nature de répondre parce qu’en elle même la nature ne nous communique rien, elle suit son cours. Point! Suffit-il de regarder faire la nature pour être un scientifique ou bien faut-il la brusquer un petit peu, l’interroger sévèrement en posant une question sous forme expérimentale? 




Tous les progrès de la science occidentale à partir du 17e siècle répondent par la deuxième option. Ne nous laissons pas aveugler par nos sens. Réfléchissons avant, plaçons notre esprit entre nous et la nature pour ne l’aborder qu’avec une possibilité déjà construite que nous appellerons hypothèse (sous la thèse) et mettons cette possibilité en demeure de nous prouver qu’elle est autre chose qu’un simple possible. Cela s’appelle une expérience et cela prouve qu’un vrai scientifique à partir de cette époque ne porte jamais son attention vers la nature « gratuitement » simplement par hasard mais toujours avec une idée en tête dont il veut « arracher » à la nature l’aveu de sa fiabilité ou de sa totale méprise. Pasteur voit bien qu’il y a des anticorps, mais ce n’est pas pour autant que l’idée du vaccin est dans la nature. Elle ne s’y trouve pas. Il faut l’essayer, d’où le nom que Galilée se donne à lui-même en tant que savant : « essayeur », infatigable interrogateur de l’accusée nature. Quelque chose d’absolument « énorme » voit alors le jour en Europe: une conception résolument activiste de la science, quelque chose que Kant a parfaitement exprimé dans ce passage:

« Quand GALILÉE fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781-1787], préface de la seconde édition





Tout s’éclaire à présent et notamment l’importance des mathématiques en physique, ou encore la fameuse phrase de Galilée sur la nature écrite en langue mathématique: « la nature est un livre écrit en langage mathématique. » Dans l’univers, il y a des lois mais elles ne s’imposent pas de façon immédiate, donnée. A force de voir se produire et se reproduire certains phénomènes, des idées nous viennent: « Et si un organisme pouvait triompher d’une maladie en s’y étant déjà confronté? Et si la toxicité d’un virus n’était qu’une question de dosage? » Il faut un « et si? » pour voir se déployer devant soi la loi et en tirer profit. Cela suppose que notre pensée soit capable de « pressentir » l’existence de lois là où ne s’effectuent devant nos sens que des faits. Il faut donc les relier, opérer entre les faits des recoupements, des raisonnements, des rapports. Or quelle est la science des rapports? Quelle est la science purement abstraite dans l’exercice de laquelle l’esprit humain procède au développement de chaines de raisonnement intégral? Les mathématiques. La nature ne nous dira rien si nous ne lui posons pas de questions mais il faut que ces questions soient inspirées par la prescience de lois et il faut que ces lois soient formulées dans la seule langue adéquate qui est celle des mathématiques. Alors derrière les apparences perpétuellement changeantes, provisoires, éphémères, évanouissantes, des sensations apparaîtront comme en filigrane des LOIS universelles et immuables. Je peux me laisser aller à croire en voyant la différence de la glace et de la vapeur que ce sont des réalités différentes alors que ce sont deux états différents de l’eau, de la même molécule d’eau H2o. Quiconque n’a pas en tête cette pensée symbolique et purement rationnelle des mathématiques ne peut rien comprendre scientifiquement à la réalité.

Mais alors qu’est-ce que nous faisons de ces changements d’états, de ces mutations sensibles au fil desquelles je perçois à chaque instant un « devenir autre » de l’eau, du feu, de la chaleur, des couleurs, bref de la vie et du monde? Si je suis un scientifique Galiléen, un savant de la science moderne, la réponse est « rien », je dois les dépasser pour ne plus voir que des symboles, des concepts. Mais si je suis un peintre, je les peins, si je suis un musicien, j’en compose une mélodie, si je suis un cinéaste, je les filme. L’artiste focalise toute son attention sur ce que le savant de la science moderne vient de jeter à la poubelle, en lui disant en substance: « Attends un peu, c’est quand même fascinant ces mutations, cette sorte de courant au fil duquel rien jamais ne demeure complètement identique. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Tu ne peux pas éluder complètement tout ça sous le prétexte qu’il faut des lois des symboles, des concepts et des identités. Si tu fais ça tu perds le contact avec une certaine vérité au nom d’une autre vérité, à savoir que rien jamais ne demeure identique et que toute loi est vouée à perdre sa validité. »



Tout s’explique alors dans le texte de Merleau-Ponty qui ne vise pas seulement et peut-être pas vraiment à opposer systématiquement le savant de la science moderne et l’artiste mais à pointer du doigt une erreur de la doxa selon laquelle le savant est en phase avec la réalité sensible alors que l’artiste est un rêveur qui s’évade de l’existence concrète. Au contraire, l’artiste ne veut pas se détourner des « apparences », du contact premier que nous éprouvons avec le réel. Il le perçoit, il le célèbre, il le souligne et ça s’appelle « une oeuvre ». Bien sûr, certaines oeuvres nous semblent complètement décalées par rapport à ce que nous percevons mais c’est peut-être parce que nous sommes davantage influence.e.s par la langue que nous le pensons et que nous voyons ce que notre pensée découpée par de mots nous préparent à voir. "l’invisible: envers charnel du visible »: ça veut dire exactement ça, le peintre essaie de voir le devenir sous-jacent sous le dynamisme duquel la réalité apparaît. Le savant, lui, se détourne des apparences pour trouver l’immuabilité de lois qui expliquent universellement les phénomènes.





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