lundi 4 mars 2024

Terminales 2 / 3 / 6: Comprendre le cours sur l'Art:" est-ce le propre de l'œuvre d'art de répondre à un besoin humain?"

 L’objectif de cet article est de permettre aux élèves de se retrouver plus facilement dans le cours en résumant certains passages et en clarifiant sa démarche.



1) Problématisation

Dans notre façon d’aborder un tel sujet, il faut d’abord être interpellé.e par la notion de « besoin humain ». Par « besoin » nous entendons communément ces nécessités vitales impératives sans la satisfaction desquelles nous dépérissons et mourons. Par conséquent, nous sommes interrogé.e.s sur le rapport entre l’oeuvre d’art et le vital. Que nous fassions une place à l’art dans notre vie n’engage pas notre pronostic vital comme on dit d’une personne blessée, en danger de mort. Nous savons bien que nous pouvons vivre individuellement sans oeuvre d’art, sans en créer ni même s’en approcher. Mais en tant qu’espèce, la pratique artistique remontre très loin dans nos origines, au paléolithique moyen (soit il y a 50000 ans). De plus les témoignages et les récits de camps écrits par des prisonniers des camps du 3e reich attestent de la présence de l’art dans le quotidien des prisonniers, y compris dans des conditions de dépouillement et de dépérissement profond.

Un espace de réflexion s’ouvre dans l’interstice qui se dessine ici entre un besoin non vital et une présence continue, instante, efficiente pour l’humanité de l’art. Comment expliquer qu’une pratique soit individuellement non vitale mais inclue dans un style d’être humain? Cela ne peut se comprendre que si nous distinguons vivre et être et envisageons la possibilité que l’art soit un besoin non pas vital mais existentiel. Ce terme un peu abstrait est précisément tout le contraire . Un besoin existentiel est une nécessité dont ce n’est pas le fait que je vive qui en dépende mais le fait que je sois. L’art serait alors un besoin que nous aurions en tant qu’être et pas en tant que vivant.

Nous avons d’emblée envie de dire « d’accord » mais enfin pour être il faut bien d’abord que je vive, c’est-à-dire pour m’affirmer en tant que je suis un tel, que j’ai un être un style, une existence propre, il faut bien que je satisfasse aux nécessités purement physiques de mon organisme. On ne peut pas vivre de faire des oeuvres d’art ou de les admirer. Il faut bien qu’on mange, qu’on boive, etc. C’est vraiment ici que le sujet prend une amplitude dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est profonde, voire sidérante et peut-être un peu inquiétante (au sens où elle peut nous amener à constater qu’au sein d’une société qui n’accorderait pas à l’art toute l’attention qu’elle lui devrait, des êtres humains socialisés vivent mais ne sont pas). Réfléchir sur cette question du rapport de l’art au vital peut nous amener à poser qu’en fait notre rapport à l’oeuvre (qu’on en soit l’auteur ou le « récepteur ») nous situe dans une dimension de non dépendance absolue, d’invulnérabilité, de détachement, voire d’émancipation radicale à l’égard d’une vie qui aurait à se monnayer sans cesse, à se « moyenner »: si tu veux vivre, il faut bien trouver de quoi manger, il faut travailler, il faut lutter, etc.  (Finalement c’est un peu tout ce que l’on appelle le darwinisme social qui est ici invoqué, cette idée que la vie est une lutte permanente dans laquelle  les plus fort écrasent les plus faibles parce qu’ils ont gagné assez de moyens de vivre pour être à l’abri du besoin). Cela ne voudrait pas dire que l’être humain pourrait se passer de nourriture ou d’eau mais qu’il serait constitué, « profilé » de telle façon que quelque chose de lui ne se nourrirait pas seulement de pain ou d’eau mais d’expériences, de contenus de vie, comme si être, c’était se nourrir d’absolument tout ce qui nous arrive: le pire comme le meilleur, comme si finalement notre existence « pure » n’avait à se définir, à se préoccuper d’aucun seuil, d’aucun « moyen », d’aucune limite, d’aucun pré-requis. L’art ce serait en fait une nécessité « non nécessaire », c’est-à-dire une pratique que l’on ne pourrait pas contourner ni éviter mais en tant qu’être et absolument pas en tant qu’organisme. Notre résistance logique à cerner cette contradiction d’une « nécessité non nécessaire » pourrait utilement trouver de quoi se raisonner et réussir à comprendre cet oxymore en réalisant vraiment ce que cela implique, à savoir qu’une vie se nourrit de ses contenus, avant de se soumettre à des conditions. Affamé, je vis ma faim, avant d’en mourir éventuellement, je suis aussi cette faim et je la « suis » avant d’en mourir organiquement, ce qui signifie qu’en fait la « fin » court-circuite les moyens. Un bébé qui naît et que l’on ne nourrit pas va mourir mais « il aura été » et chacune chacun mesure bien qu’aussi éphémère que soit cette boucle une boucle aura été bouclé dans cette vie très courte




2) L’enjeu du sujet

Ces derniers développements se déploient autour de ce qui n’est jusque là qu’une hypothèse: celle d’une activité suscitée et suscitant une sorte de dimension de notre être que nous peinons à reconnaître tellement nous sommes obsédés durant notre vie par la nécessité d’avoir les moyens de la vivre, comme si nous nous laissions accaparer par cette erreur de perspective qui consiste à décliner la vérité pure d’une praxis sous l’angle de la poiesis, comme si nous avions inventer l’anomalie d’une société de morts vivants, de travailleurs de l’absurde là où en réalité ne peuvent s’effectuer que des existences. Faudrait-il aller jusqu’à dire que nous avons créé l’enfer des travailleurs des bullshits jobs là où ne peut vraiment exister que des artistes de leur profession? Nous ne faisons ici que nous faire une idée de l’enjeu d’un tel sujet.

En 1947, les philosophes allemands Max Horkeimer et Théodor Adorno publient un livre: « la dialectique de la raison » dans lequel ils dénoncent l’industrie artistique, c’est-à-dire le fait que le capitalisme est en train de ramener l’art à un produit de masse que l’on pourrait acheter et dont le rapport à l’être humain ne serait dés lors plus du tout un rapport à l’être mais à l’avoir et qu’il satisferait non pas un besoin existentiel mais un besoin de consommateur  satisfait, qu’il susciterait non pas le bonheur d’être mais le plaisir de jouir physiquement de l’obtention d’un produit, ou d’un voyage culturel organisé contenant une pléthore de « divertissements ».




En 1998, Gilles Châtelet écrit un autre livre qui constate les dégâts de ce même processus et qui s’intitule « vivre et penser comme des porcs ». Sous le prétexte de démocratiser une conception de l’art supposée élitiste, le but est de faire passer l’oeuvre d’art comme un produit de consommation courante, c’est-à-dire du statut de besoin existentiel  à celui de besoin organique . (Il peut être nécessaire ici de faire une parenthèse qui nous permettra de mieux aborder cette distinction fondamentale pour le sujet. Le cinéma est probablement la pratique artistique qui a été la plus détruite par ce processus. Les films dont on peut dire qu’ils sont des « oeuvres » se détachent de toute une production d’images et de séquences filmées stimulant en nous ce qui en aucune façon n’a de rapport à notre être mais davantage à des processus organiques: notamment le système de récompense. Nous regardons ces films comme des mammifères, des rats qui activeraient une pédale reliée à des électrodes branchés directement sur cette partie de notre cerveau qui stimule le plaisir. Il y a un « méchant » qui va être puni par un « gentil » et nous prenons beaucoup de plaisir à voir cela. Tous les films de vengeance sont fondés sur de tels synopsis. A partir du moment où une oeuvre d’art est reconnu comme un produit de consommation, il est appelé à satisfaire tout ce qui en nous est de l'ordre du ventre et du système de récompense. Un produit de consommation est là pour satisfaire notre appétit et lui procurer du plaisir, mais pas du bonheur.

« Il faut bien vivre »: une telle proposition qui est un peu le leitmotiv des porcs visés par gilles Châtelet peut s’entendre en deux sens qui décrivent parfaitement le piège dans lequel une bonne part de la population des sociétés occidentales actuelles est en train de sombrer. Il faut que nous satisfassions les besoins primaires de la faim, de la soif, du plaisir sexuel, etc. Il faut que l’on vive bien, que l’on réponde présent aux impératifs d’une société de consommation qui s’est engagée dans le mirage d’une production infinie de biens, d’une croissance exponentielle. Si comme cela semble quand même se dégager, l’oeuvre d’art constitue une sorte de résistance à cet impératif du bien vivre en lui substituant celui de se faire exister, alors il est absolument essentiel pour une société néolibérale fondée sur le mythe de la corne d’abondance (de produits) de dénaturer l’art, de le salir, de le jeter dans la fange des porcs; Et c’est un peu ce que nous faisons  si par exemple, nous classons Christian Clavier et Vincent Lindon dans un même registre ou disons que Jean-Marie Bigard est un « artiste » ou que Taken est un film d’art. On appelle aujourd’hui "artiste" quelqu'un qui nous divertit plus ou moins efficacement, quelqu’un  dont la production se situe au niveau du bas ventre et rarement au-dessus. L’évolution de certains acteurs est vraiment significative et éclairante de ce point de vue (mais on a dit que nous ne parlerions pas de Gérard Depardieu).




3) Le zôon politikon et la part somptuaire

Refermons cette parenthèse en nous efforçant de donner à cette distinction un cadre et un support nettement plus philosophique. Lorsque Aristote écrit dans « Politique » que « l’homme est un animal naturellement politique », la langue grecque nous permet de comprendre que c’est exactement de cette distinction qu’il est question, distinction entre l’animal « vivant vivant » et l’animal "vivant politique". L’ancrage de l’humain dans le politique se situe au niveau du vivant, comme l’exprime parfaitement le terme de zôon (animal vivant). L’homme est bien un animal vivant mais il se trouve que dans le fait d’être vivant, le fait qu’il soit politique se « greffe » et donne naissance à autre chose à un animal existant pour lequel le fait d’être un organisme vivant ne sera jamais suffisant ni adéquat à le situer, à le dire, à le devenir. C’est très exactement la même chose que veut exprimer Emmanuel Lévinas lorsque il écrit dans « totalité et infini » que « le fait nu de la vie n’est jamais nu ».  Vivre, c’est pour Aristote ce que l’être humain va effectuer, vivre « politiquement » et cela veut bien dire en effet qu’il va le vivre en cité, socialement mais surtout styllistiquement, fondamentalement, à savoir qu’il y va de son être qu’il soit cet être pour lequel l’être s’effectue AVANT  qu’il soit vivant. 

Or cela peut être dit dans des termes plus simples et plus clairs qui en feront apparaître probablement davantage l’incontournabilité, à savoir que ce que nous vivons est nécessairement un contenu vécu avant d’être un moyen de vivre et qu’à ce titre, il n’est pas un instant de notre vie qui ne soit comme la réfutation démontrée, argumentée et imparable de l’erreur totale de perspective d’une vie moyennée qui aurait à se gagner et qui finalement se perdrait dans l’obsession capitaliste d’avoir à se gagner qui perdrait sur le plan de la valeur existentielle tout ce qu’elle gagnerait sur le plan de la valeur économique ou financière.

Nous comprenons maintenant tout ce qu’il se joue de profond, de décisif, d’existentiel dans cette opposition entre le politique et l’économique et, comme déjà nous en avertissait Karl Polanyi, de l’écrasement actuel de l’économique par le politique. 

Ce qu’il faut bien saisir dans la phrase d’Aristote c’est le rapport puissant qui s’y énonce entre l’ontologique et le politique, entre l’être et le citoyen.  Un être humain est un être  toujours déjà préalablement impliqué dans le souci d’être et c’est ce qui s’effectue, se déploie et en quelque sorte se promet (au sens où cela va dessiner un chemin éthique parsemé d’embûches) dans son aptitude à paraître dans un espace qui n’est plus seulement de la scène familiale (oïkos) mais celui de la scène publique (politique).

L’homme a le « désir d’être » plus étroitement chevillé au corps que celui d’avoir les moyens de vivre et de vivre bien, et c’est exactement cela qui le situe en parfaite adéquation avec l’oeuvre d’art avant de le situer comme consommateur au sein d’une société d’abondance. Il cultive l’art d’être humain avant de satisfaire ce que l’on a peut-être tort d’appeler des pulsions vitales. 

Mais pouvons nous historiquement situer et conforter l’affirmation d’Aristote que nous comprenons enfin dans sa dimension authentique?

Il est un concept que l'on retrouve notamment mais pas seulement sous la plume de Georges Bataille et qui peut nous y aider, c’est celui de « dépense somptuaire », c’est-dire de ces pratiques ou de ces rites impliquant une dépense d’énergie voire de biens totalement gratuite et qui n’est aucunement déclinable dans les termes de moyens d’une finalité quelconque. Marcel Mauss l’ethnologue invite ainsi sur le potlach des tribus d’Amérique du nord, c’est-à-dire de cette cérémonie dans esquille il est question d’opérer la pure destruction de biens. Bernard Stiegler insiste sur ces très anciens  harpons de chasse des inuits dans lesquels nous constatons que le temps passé à orner le manche a nécessairement été plus long que le temps passer à affûter la lame. Ramener de la nourriture n’est donc pas la fonction premier de celui par conséquent ne saurait perçu comme uniquement un ustensile mais bien un objet sacré pour ce qu’il faut dés lors concevoir comme une cérémonie où quelque chose de l’être se joue dans le rapport de l’homme avec l’animal, à savoir la chasse. Par conséquent le propre de cet objet d’art qu’est ce harpon est bien de satisfaire un besoin ou peut-être de stimuler un désir d’être plutôt qu’à satisfaire l’exigence vitale de survivre.





4) Le cri de Munch

Si nous réfléchissons à tout ce qu’implique cette conception de l’œuvre d’art comme répondant à un besoin humain et finalement situant dés lors la créature humaine comme cette modalité caractéristique d’assomption de soi totalement dissociée de son rapport au vivant, alors il est une multiplicité de lieux communs sur l’oeuvre qui s‘écroulent: que l’art divertisse, qu’il nous permette de nous « évader », qu’il soit accessoire, qu’il vise la beauté (enfin il faudrait redéfinir cette beauté alors, une sorte de trauma qui nous toucherait de plein fouet et nous sortirait de notre déni) mais tout aussi bien que son appréciation soit affaire de goût (pour toi c’est de l’art mais pas pour moi parce que ça ne me « plaît «  pas)

Comprendre ce qu’une oeuvre d’art « est » c’est nécessairement analyser d’abord un « trouble » (c’est bien ce qui pose problème dans tous ces musées dans lesquels certaines personnes se précipitent non pas pour vivre ce trouble de la présence d’une oeuvre mais pour la reconnaître, pour voir du déjà vu et finalement ne pas voir). Le face à face avec la toile de Munch peint en 1892. « le cri » est bien à l’image de ce trouble.  Il est assez difficile de ne pas être dérangé par cette toile, de ne pas se laisser envahir par le sentiment d’une angoisse oppressante. La figure qui crie est jetée  dans le monde comme dans une souricière qui la prend au piège et dont la pression sonore est à double sens puisque elle vient tout autant de la silhouette que du monde, de la lumière, des couleurs, du décor, bref de tout ce qui peut se décliner dans les terme d’une onde en physique, c’est-à-dire à peu prés tout: les ondes lumineuses, thermiques, telluriques, sonores, etc. Ce qui nous trouble dans ce tableau c’est la brutalité d’une angoisse sans motif et le fait qu’elle trouve en nous une certaine résonance lorsque nous nous laissons porter par cette évidence d’une absence de légitimité préalable de l’existence. L’idée que notre venue au monde ne peut s’intégrer dans aucune prédestination, dans aucun projet initial, dans aucune raison d’être qui nous aurait attendue et qui saluerait notre existence comme la satisfaction d’une arrivée espérée célébrée par un « hôte éventuel » est étrangement présente dans cette toile. Il n’y a pas de raison à l’angoisse de la figure centrale ou plutôt son angoisse c’est qu’il n’y a pas de raisons à ce qu’elle soit là, à ce qu’elle soit cette figure et d’ailleurs cette figure elle-même apparaît comme pétrie dans la matière du monde comme prise dans la structure ondulatoire des forces naturelles. Nous ne sommes pas accueillis par le monde, nous sommes cueillis par lui et à froid! Et c’est tout!

Le trouble ici c’est que même les moins méditatifs des êtres humains ont nécessairement été traversés par ce doute que Munch a parfaitement peint et l’adverbe « nécessairement » mérite ici toute notre attention. On mesure bien à quel point il est absolument impossible de peindre ce tableau pour susciter en nous du plaisir ou un jugement de goût quelconque. En même temps nous lui disons bien « oui » à cette oeuvre. Elle nous arrache un oui elle nous l’extorque. Je ne peux pas ne pas le lui donner. Elle répond très bizarrement à une forme de nécessité à un « j’ai déjà vécu cela quelque part mais où et quand? ». Il ne s’agit pourtant pas d’une reconnaissance comme la Joconde dont on voit 1000 fois l‘limage avant de la voir « en vrai ».  Ce n’est pas un vain mot que d’affirmer que cette toile crée un écho singulier et assez miraculeux avec une venue au monde qui n’est pas tant celle de notre corps que de notre être, de l’être à soi de notre corps, c’est-à-dire de ce qui nous a saisi quand nous nous sommes rendus compte que nous existions. 

Il y a aussi quelque chose de plein, d’exhaustif dans cette toile et pas seulement parce qu’il n’y a aucun espace qui ne soit pas recouvert de peinture. Peut-on faire son bonheur de ça, de ce « c’est comme ça » là? Puis-je me satisfaire de cette angoisse qui est l’affirmation d’une existence questionnante et sans réponse ou du moins sans autre réponse que ce retour au questionneur qu’exprime aussi le retour à l’envoyeur du cri? Mais pourquoi ne le pourrais-je pas puisque de fait cette toile est bien là devant moi, comme la quasi causalité même du drame qu’elle contient et qu’elle illustre? Dans cette question sans réponse de la silhouette, je saisis l’intuition fondamentale de l’art, à savoir que toute oeuvre est précisément l’affirmation de cet être à soi qui se suffit à lui-même de la question.  Je dois me le tenir pour dit, ce cri, parce que c’est vraiment tout ce qu’il y a en dire et que mon existence de Dasein se signe en s’assumant. Le statut d’artiste est l’acte de cette signature.


5) le dasein et le « minimum vital »

            C'est vraiment très paradoxal: l'angoisse de cette toile dit aussi une plénitude dans laquelle nous pressentons l'exactitude d'une situation existentielle à laquelle non seulement il "faut nous faire mais aussi à laquelle l'être là de l'ouvre nous interdit absolument de nous dérober. Mais comment tenir les deux bouts de ce paradoxe? Cette silhouette résonne historiquement avec ces cadavres ambulants dont nous avons toutes et tous les images en tête et en même temps, quelque chose d'une plénitude, d'une invulnérabilité, d'une omnipuissance, d'un être là s'y exprime aussi




Il faut aborder de front cette question de l’expérience limite des camps et du génocide nazi, parce que finalement c’est seulement là que nous progresserons dans la question du rapport entre le besoin et l’œuvre d’art.

Tout le texte d’Emmanuel Lévinas sur le besoin et la jouissance repose finalement sur une évidence à laquelle nous ne pensons quasiment jamais. Même quand je vis dans une situation d’extrême pauvreté, en ayant pas mangé ni bu depuis plusieurs jours, c’est-à-dire même quand je vis probablement mes derniers instants de vie, ce besoin d’eau et de nourriture est un besoin que je vis et dont il n’est pas faux de dire que mon être s’en nourrit (ce qui veut simplement dire qu'en un sens "j'existe" cette faim, je la revendique en la vivant) . Il y a dans le fait d’être quelque chose d’une puissance infinie, bien supérieure à la vie, quelque chose qui réside dans le fait que quoi je vive, aussi extrême que soit la souffrance dans laquelle je vis, cette souffrance je l’existe, je la « suis », je suis ce que c’est qu’être cette souffrance. 

Tenir fermement cette évidence ontologique nous permet de relativiser énormément un nombre incroyable de choses. Par exemple, notre rapport à notre métier. Nous partons toutes et tous que nous vivons de notre métier, ce qui parfois nous incline à faire n’importe quoi: des bullshit jobs dans les quels notre puissance d’agir se pervertit et s’étiole, nous acceptons de nous soumettre à des hommes de pouvoir veules, voraces, médiocres, insignifiants, incultes et bêtes. Mais la vérité c’est que nous vivons notre métier AVANT de vivre DE lui, ce qui signifie que nous l’existons avant d’en vivre, que nous le sommes toujours d’abord et finalement seulement. Il n’est pas une seule minute de votre vie qui ne soit en réalité le temps pris par votre être pour être et si vous l’avez passé à faire du démarchage téléphonique plutôt qu’une œuvre d’art, c’est entièrement VOTRE faute et il est grand temps d’y réfléchir. Nous accordons à la nécessité de survivre une importance sidérante et totalement fallacieuse. Il n’est pas question de vivre d’abord pour être ensuite, Il n’est ici affaire que d’être et c’est bien ce que décrit, avec une incroyable pertinence, Robert Anthelme. 

Il n’y a pas de vital. Rien n’est vital. La vérité est qu’il y a d’abord le fait d’être et que rien d’autre ne nous nourrit en fait. Chacune et chacun de nous crée sa façon de nourrir une vitalité originale et unique. Il y a autant de façons de vivre que d’êtres en fait. Rien n'est vital à la vie hormis ce que nous faisons de notre vie. Mener son existence, c'est donc créer un certain mode de vitalité. 


6) "La grâce de la vie" - Emmanuel Lévinas

                    Or on peut relier la pensée d’Emmanuel Lévinas à cet extrait de l’espèce humaine de Robert Anthelme. Ce passage est incompréhensible à toute personne qui n’effectue pas le détour que nous avons opéré et qui finalement pourrait revenir à ça. Anthelme s’adresse aux nazis pour dire ça: « vous avez rendu la vie de Jacques (prisonnier qui va mourir de dépérissement) impossible mais en faisant cela vous l’avez crédité à votre insu de cet ancrage à l’être qu’il est parfois si difficile d’obtenir » « Vous avez fabriqué la conscience irréductible »: qu’est-ce que cela veut dire? Que nous ne sommes jamais davantage en prise avec la vérité de notre être que lorsque nous sommes réduits aux extrémités du besoin. Même cette souffrance atroce dont Jacques va mourir, il l’existe avant de la subir, il s’en nourrit avant d’en dépérir et quand il en mourra, ce sera la fin de sa vie mais pas de son être, non pas parce que l’âme survit à la mort ou parce que l’on croit en un Dieu qui ressuscite, mais parce qu’être est une boucle dont on ne sort pas davantage que la silhouette de Munch. Etre est un cycle infini, un cycle dans l’aiôn et non une survie éphémère dans chronos. J’ai faim, je suis conscient d’être cette faim, je suis et serai à tout jamais le cycle infini de cette faim. 

        Quoi que je vive dans ma vie," je le suis" plus que je ne le vis et je le suis pour toujours et à jamais. C’est comme dirait Nietzsche le poids le plus lourd et la grâce la plus légère, la plus miraculeuse d’une existence enfin comprise, réalisée dans l’éternel retour.  C’est ce que veut dire  Emmanuel Lévinas: « Ainsi les choses sont toujours plus que le strict nécessaire, elles font la grâce de la vie. » 

On peut vraiment ainsi rendre compte de cette présence miraculeuse de l’art dans les camps qui en un sens n’est pas du tout miraculeuse mais logique. Ce que l’on vit dans cette situation atroce, c’est que l’on en a jamais fini d’être et que le vital est une illusion. Si tout est vital en ce sens que, quoi qu’il arrive, quelque chose de mon être s’en nourrit, alors rien ne l’est, au sens organique du terme, et exister est une grâce.




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