lundi 4 mars 2024

Terminales HLP: Violence et Histoire


 Introduction: définition de la violence et problématisation

Il est vraiment nécessaire de partir d’une tentative de définition de la violence, même si c’est pour se rendre compte qu’elle est impossible, ou pour le moins nécessairement dépendante d’une certaine considération de ce que nous entendons comme « normal ». Ce que nous qualifions de violence l’est par rapport à ce que nous entendons comme « norme ». C’est ce que le philosophe Yves Michaud rappelle avec beaucoup de justesse: « La force utilisée contre une personne prend son caractère de violence uniquement par rapport à des normes. On ne parle de violences policières que lorsque l’on estime que l’usage de la force dépasse la norme légale de son emploi. »

Il existe en effet certaines modalités de violence dont nous nous accommodons parce que nous les avons intégré inconsciemment ou pas à un « dosage » d’agressivité tolérable, compatible avec un certain « ordre ». Nous pouvons accepter de voir tout prés de nous des SDF parfois en situation tragique disposant d’une espérance de vie très limitée. 

Notre appréciation de la violence atteste directement de ce que nous estimons être une situation normale. Nous avons récemment vécu un très bon exemple de ce rapport entre normalité et violence à l’occasion des attaques perpétrées par le Hamas en territoire israélien le 07 octobre et de la répression qui s’en est suivie de la part de l’Etat d’Israël. Si nous prêtons attention aux chiffres, cette attaque du Hamas a tué 695 civils israéliens dont 36 enfants. Les victimes de la répression menée par le premier ministre Netanyahu s’élève aujourd’hui à 30000 civils palestiniens. Cette comptabilité peut sembler discutable dans la mesure où nous sommes ici confronté.e.s à un déchainement de violence de la part du Hamas auquel répond, sans contestation possible, une violence disproportionnée, injuste et aveugle de la part du gouvernement israélien puisque ce n’est pas la population civile de Gaza qui a perpétré les attentats du 7 octobre. Pour autant nous avons assisté à une véritable emprise d’un journalisme d’opinion (et pas d’information) sur certains plateaux de télévision dans lesquels il était impossible de s’exprimer sans commencer par condamner la violence du Hamas (à très juste raison) MAIS sans condamner  en retour la violence de la riposte d’Israël sous prétexte qu’elle viendrait d’un Etat. On prive donc la Palestine de la possibilité politique de constituer un état et on légitime la violence qu’un Etat exerce contre une population offerte du fait de la privation de ce statut de toute existence légale. Du point de vue du nombre de morts, pourtant s’il fallait faire pencher la balance, ce ne serait pas de ce côté là qu’elle inclinerait.



On mesure ainsi la bêtise d’un intervenant de ce type de chaîne privée dite d’information continue à son incapacité flagrante à envisager qu’un état puisse se comporter de façon contraire au droit puisque l’état est le fondement du droit. Avec un tel raisonnement, tout ce qui fût accompli par le troisième Reich serait  parfaitement légal, comme le Chili de Gustavo Pinochet, l’Argentine de Videla ou l’union soviétique de Staline. Il n’est pas excessif de qualifier cette bêtise d’abyssale, d’inculte, mais ce qu’elle traduit de plus intéressant philosophiquement c’est le rapport entre la violence et la norme, et ce à tel point qu’il n’est pas du tout incohérent d’envisager la possibilité comme le fait Walter Benjamin ou encore Hannah Arendt d’une autre façon que ce soit finalement la norme qui soit porteuse et instigatrice de violence. Quoi de plus violent qu’un homme normal, c’est-à-dire convaincu de l’être et surtout soucieux de ne jamais différer ? 

Dans son livre: « changements dans la violence », le philosophe Yves Michaud donne un aperçu des différentes définitions que l’on trouve dans les dictionnaires. Il en retire quatre variantes de violences:

  • Soumettre quelqu’un à sa volonté
  • Agir brutalement
  • Disposition naturelle à l’expression naturelle de sentiments
  • La force d’une chose ou d’un mouvement auquel on ne peut rien

L’auteur en déduit une division de la notion de violence entre d’une part des faits violents et d’autre part une façon d’être brutale d’une nature (celle de l’homme ou des éléments). Dans le premier cas, la violence s’oppose à l’ordre ou à la paix, dans le second à la mesure, à la tempérance (Hybris).

Violence vient du latin vis qui signe la force, la vigueur, mais aussi la quantité, l’abondance, le caractère essentiel d’un être ou d’une chose (sa puissance en fait). Finalement l’une des caractéristiques les plus profondes de la violence réside dans l’auto-affirmation ou si l’on veut dans une forme de performativité.  Alors que le droit se manifeste toujours à nous comme une limitation de l’exercice de notre puissance: « ce n’est pas parce que tu peux que tu peux » la violence se caractérise comme le contraire: « tu peux puisque tu peux. » Ce que tu peux  faire, tu peux le faire.

A cette performativité de la violence s’oppose donc l’esprit de régulation du droit. Ce qui s’ouvre avec cet esprit de régulation et qui finalement continue le domaine juridique du droit est aussi fascinant qu’arbitraire et changeant. Le terme « arbitraire » peut choquer en matière de droit mais il essaie simplement de rendre compte de ces changements de curseurs dont les différents états et les différentes époques sont les opérateurs. Il y a à peine 50 ans, par exemple, les violences physiques étaient parfaitement admises dans le milieu scolaire du primaire et certains instituteurs n’hésitaient pas à y recourir parce que « il faut bien qu’ils apprennent ». De la même façon, les blagues sexistes faisaient encore rire de nombreux mâles il y a 10 ans et c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. De la même façon un arbitre de rugby doit constamment et rapidement statuer sur la question de savoir si tel coup d’épaule dans tel ruck  est « normal » ou pas, violent ou bien s’il s’inscrit dans le jeu qui est un sport de combat régulation. Le rugby comme la boxe ou la lutte sont des pratiques au sein desquelles cette limite est constamment explorée, éprouvée. 




Il en va de même dans le milieu de l’entreprise: à partir de quel moment une injonction d’un supérieur à un ou une subalterne peut-elle être qualifiée de harcèlement? C’est comme si le droit s’efforçait de dessiner continuellement une frontière aussi ténue que mouvante avec la menace d‘une barbarie omniprésente, plus ou moins souterraine, comme une force insistante et erratique difficile à situer et dont on peine à savoir si elle se situe bien de l’autre côté.  Cette affaire se complique justement quand on réalise que certaines violences sont admises par le droit. Se faire opérer, après tout, c’est accepter qu’une autre personne vous enfonce une lame dans le corps, mais évidemment avec votre consentement parce qu’il le faut! De même, Il semble difficile d’affirmer que les forces de l’ordre ne feraient pas preuve de violence dans certaines situations. 

Finalement on pourrait dire que le droit c’est l’art de produire des distinctions fines (péjorativement on dirait « de finasser ») dans un flux de violence perpétuel et performatif. Nous régulons de la violence et cela s’appelle « un état de droit ».

Le critère qui se détache comme infranchissable, du moins juridiquement c’est l’atteinte à l'intégrité de la personne humaine. En même temps, si tel était le cas, les gilets jaunes éborgnés pourraient porter plainte avec des chances de succès. Mais même en faisant cette concession, on peut objecter qu’une telle limite juridique à la violence sous estime les ravages des violences mentales, morales, psychologiques.

De plus les nouvelles techniques de destruction comme les drones ou les missiles posent la question de l’impact physique direct de l’initiateur de l’agression, de la mort, de la blessure infligée.  Une personne est-elle son corps? Si je crache ostensiblement devant quelqu’un en le regardant droit dans les yeux, je ne le touche pas mais je lui fais bel et bien quelque chose. De la même façon, je peux agresser quelqu’un en lui dérobant un bien et sans porter atteinte à son intégrité physique. Ce critère là se révèle complètement insuffisant.

La conclusion qu’il faut retirer de tout ceci, c’est que la violence n’est pas définissable en soi mais qu’elle l’est selon des normes et qu’il convient même à l’intérieur de ces normes d’opérer des distinctions voire des classements de tous les domaines de toutes les agressions possibles. De plus, nous vivons au croisement de relations si interactives qu’il est proprement impossible de savoir dans quelle mesure telle ou telle action que nous accomplissons sans penser à mal ne se révélait pas avoir des conséquences très violentes sur telle ou telle personne. Dire quelque chose en public, c’est forcément être le déclencheur de réactions en chaîne dont les orateur.trice.s n’ont pas la moindre idée. Dans la notion de coïncidence une authentique violence agit clandestinement comme un toujours possible jamais souhaité. La violence en ce sens, c’est la permanence de ce refrain du « et si ….» des catastrophistes invétérés. La violence c’est une sorte de kaïros du pire, de Kaïros de l’ombre et du mal, la certitude qu’on ne peut être sûr de rien et qu’) ce titre, le pire est toujours terré dans les interactions évènementielles.   

Est donc violent ce qui est chaotique, déchaîné, transgressif, mais, en même temps, ce chaos de la violence perpétuellement sous-jacente ne peut manquer de nous apparaître comme un « fond », un peu comme ces toiles de Jérôme Bosch grouillantes de créatures monstrueuses et hybrides. Dans son livre « sur la violence » Hannah Arendt insiste sur l’imprévisibilité radicale de la violence. Yves Michaud écrit: « La violence est alors ainsi assimilée à la suspension de l’ordre, à l’imprévisible, à l’absence de forme, au dérèglement absolu. Sous ce jour métaphysique, elle enveloppe l’idée d’un écart absolu par rapport aux normes et aux règles qui régissent les situations. Comment définir, effectivement, ce qui n’a ni régularité ni stabilité, un état inconcevable où, à tout moment, tout – et n’importe quoi – peut se produire ? »

On est vraiment ici tenté.e de répondre que ça s’appelle « la vie ». Peut-être comprendrons nous mieux ce duo de la violence et de la norme quand nous reprenons les termes mêmes d’Yves Michaud: « si c’est  la norme régit la situation, d’où vient qu’il y ait situation et surtout sous l’effet de quelle force? » De la violence, mais d’une violence existentielle, ontologique, fondamentale. Qu’il y ait de la violence s’explique alors par la violence de tout « il y a ».

Il y a la violence par laquelle naît la situation qui engendre la norme elle-même créant elle-même par décret une certaine violence à laquelle va répondre la violence d’une nouvelle situation et ainsi de suite. Violence et norme composent ainsi une danse macabre et continuelle au rythme de laquelle chacune se nourrit de l’impulsion que lui donne l’autre. 




Ce que nous saisissons ainsi c’est la double performativité de la violence, double parce que duelle, c’est-à-dire faisant  couple avec la norme. La violence n’est repérable que par une norme qui du coup fait advenir réellement cette violence.  Il existe donc deux formes de performativité de la violence:

  • Celle de la puissance qui s’autorise sans autorisation à s’effectuer, à se libérer, à s’accroître. Je peux parce que je peux 
  • Celle par le biais de laquelle une violence est caractérisée par le droit qui la crédite dés lors de ce supplément de repérabilité par le biais de laquelle elle existe de cela seule qu’elle est crainte. Nous touchons ici de plain pied l’arbitraire de la violence de chaque époque qui se définit par les démons qu’elle exorcise, sans forcément se rendre compte qu’elle leur fournit ici et ici seulement toute la matière nécessaire à exister. Dis moi ce que tu crains et je te dirai ce que tu es pour la mauvaise et simple raison que tu le fais advenir. Chaque époque crée la violence par le biais de laquelle elle se définit comme CETTE époque et c’est exactement cette terrible évidence qu’il convient de corréler avec la phrase de Wajdi Mouawad: « chaque époque essaie d’inventer les moyens d’assassiner sa propre jeunesse. » Il faut que chaque ancienne génération crée la peur dans laquelle il s’agit d’étouffer l’allant, la puissance, la juste violence de la génération montante, de la brider, de la terroriser. Il n’est pas de génération qui ne parvienne à sa maturité sans infanticide, sans s’efforcer inconsciemment de créer les conditions d’une nouvelle terreur à même de faire vieillir prématurément la jeunesse à venir de peur qu’elle devienne ce qu’elle est, à savoir jeune, nouvelle, imprévisible (et révolutionnaire) capable de changer les choses. 

Quelque chose ici se fait jour qui nous met directement en prise avec la question du rapport de la violence et de l’histoire, à savoir que la plus grande violence réside dans ce principe historique par le biais duquel les anciennes générations sont terrorisées à l’idée que les nouvelles effectuent ce que l’on pourrait appeler leur date ou leur naissance, leur effectivité ou leur légitimité natale. Il existe au coeur de l’histoire un principe d’identification par le biais duquel une époque naît de se constituer elle-même comme une sorte de violence culturelle et par ce terme nous entendons « normée ». Ce que cette violence normative a pour fonction d’éliminer c’est la violence natale de l’il y a d’une nouvelle génération (violence des affres de la venue au monde d'une époque qui, en tant que présente, nouvelle , n'était nulle part prévisible.

Tout ceci peut être exprimé de façon plus directe: chaque époque se définit par ce qu’elle choisit d’étiqueter comme violent tout simplement parce qu’elle ne peut se concevoir en tant qu’époque qu’à partir de cette modalité normative de barbarie ou d’agression. La culture ne se contente pas de se définir elle-même comme la négation de la barbarie en instituant à chaque époque de nouvelles lignes du droit au fil desquelles se dessine une certaine conception de ce qui sera jugé « violent » par ce que l’on pourrait appeler le milieu autorisé (ou s’autorisant) de telle société à un moment mais elle se constitue elle-même selon le rythme de cette mutation des définitions juridiques ou dogmatiques voire doxiques (relatif à la doxa) de la violence. 

Si nous prêtons attention à ce processus par l’entremise duquel chaque génération se définit de ce qu’elle choisit de poser comme violent, alors nous ne nous contentons pas de dire qu’il y a de la violence dans l’histoire, ouvrant ainsi de longs et fastidieux débats sur la question de la violence naturelle de l’être humain mais nous serons plutôt attentif.ve.s à ces lignes de partage, d’ostracisation qui se révèle être également des lignes de subjectivation, d’identification au fil desquelles des époques se reconnaissent, se donnent l’épaisseur d’un miroir dans le reflet desquelles elles peuvent se contempler, s’assumer, se dire, se voir, se réciter, se constituer en récit. Dés lors la question qui se poserait serait celle de savoir si la violence ne serait pas finalement le moteur de l’histoire, mais en un sens précis, particulier. 



Nous avons déjà évoqué la distinction que font les romains entre les res gestae (choses faites), les évènements de l’histoire et historia rerum gestarum (récit des choses faites) le discours tenu par une époque sur les choses faites. La violence comme moteur de l’histoire ne serait pas ici donc dans les res gestae mais dans l’historia rerum gestarum, c’est-à-dire dans le discours sur les choses faites. 

Or ce discours est performatif, c’est-à-dire qu’il fait advenir ce qu’il dit simplement en le disant. Une époque s’auto-proclame en décrétant performativement ce qui définira SA conception de la violence. Cela signifie donc qu’à la performativité sauvage de la violence qui s’autorise tout (je peux parce que je peux) correspond une performativité culturelle de la violence auto-décrétant arbitrairement en déplaçant les critères de ce qui peut être jugé violent la violence condamnable. Le droit de chaque époque stigmatise et condamne l’arbitraire d’une certaine violence, mais elle ne peut le faire sans sombrer elle aussi dans la violence arbitraire du droit. Comment s’extraire du cercle vicieux créé par cette structure de renvoi infini entre ces deux pôles que sont ces deux performativités de la violence? Cela ne supposerait-il pas un autre rapport avec la langue, avec les discours puisque il a été mis en évidence que le moteur violent de l’histoire résiderait finalement davantage dans les discours des choses faites que dans les choses faites elles-mêmes? Quelle est exactement la nature de la violence qui est à l’oeuvre dans le récit, dans le discours, pour que finalement chaque époque ne semble pouvoir s’identifier, se constituer elle-même, que par l’entremise d’un discours posant comme violent tel ou tel comportement. La toute première violence ne serait-elle pas finalement celle de la condamnation de la violence, comme finalement le dit bien le terme de « condamnation ». Que la violence soit condamnable signifierait dés lors que l’on se damne avec elle en la condamnant. 




En résumé: à la performativité d’une violence supposée naturelle ou natale qui se donne le droit de se libérer par elle-même, en elle-même (je peux parce que je peux) répond une performativité culturelle du droit qui se dote de la force de décréter certaines actions ou attitudes comme violentes dans la subtilité d’un jeu de régulation dont les lignes sont mouvantes et arbitraires. Ce qui s’effectue au fil de cette polarité qui crée comme un champ magnétique entre deux formes différentes de performativité c’est la déclinaison d’un temps historique dont il n’est pas possible de dissocier (dans le double sens du terme « historique ») les deux nuances  sémantiques, à savoir la succession des époques et le récit (istoria en grec: récit, compte rendu, histoire, enquête). En d’autres termes, le moteur de l’histoire est la violence, mais pas du tout une violence naturelle des hommes qui serait inscrite ou gravée dans le marbre infrangible de leur être « humain », plutôt dans un processus. Lequel? 

Celui qui oeuvre au cœur de la langue et que l’on pourrait appeler l’ouvrage du négatif et de la différence, ou encore du non être, à savoir le fait  qu’un signe dans une langue ne vaut que de ne pas être un autre signe (cette logique combinatoire qui ne peut fonctionner qu’au sein d’un ensemble fermé, clos sur lui-même). Il est par exemple une autorité auto-proclamatrice par le biais de laquelle le terme de « culture » dans les sociétés présentées comme « naturalistes » par Philippe Descola (les quatre ontologies) se donne à elle-même le négatif d’une nature et ainsi se dote du DROIT de piller et d’exploiter la nature comme une ressource. Mais en réalité, comme ne cesse de le répéter Philippe Descola, la nature:  ça n’existe pas. Ce qui oeuvre au sein même de la langue c’est une performativité du négatif dans le creuset duquel s’origine peut-être toutes nos violences. Comme la nature n’existe pas, il n’existe pas non plus de violence naturelle comme Hobbes et certains théoriciens politiques du 17e siècle se plaisent tant à nous le faire croire. Il n’est de violence que culturelle, et, plus que cela, linguistique, oeuvrant dans le totalitarisme inhérent à la langue. Dans les termes d’Héraclite, nous pourrions dire que si Polémos est le père de toutes choses, c’est parce qu’il agit au coeur du logos, ce logos qui s’effectue dans istoria dans l’enquête, le compte rendu, istoria rerum gestarum. 

Mais alors il nous reste pour le moins deux questions à traiter: 

  1. Comment polémos va-t-il se métamorphoser en chronos, ou en termes moins imagé comment ce moteur dialectique va-t-il devenir le principe d’une évolution diachronique dans l’histoire, d’un principe de succession? (Réponse: par le meurtre du fils)
  2. Comment pouvons nous sortir de ce champ de force oeuvrant pour le pire entre deux types de performativité dans une logique combinatoire et totalitaire qui est celle-là même de la langue (réponse: par la parole et par l'art)



1)  « Chaque époque essaie d'inventer une manière d'assassiner sa jeunesse » - Wajdi Mouawad


Nous avons mis à jour que le ressort de la violence résidait dans la mise sous tension d’un champ crée par la bipolarité de deux formes de performativités: celle par le biais de laquelle « on peut parce que l’on peut » et celle par laquelle toute violence se définit et s’engendre à partir d’une norme qui auto-décrète ce qui est violent et ce qui ne l’est pas.

Mais la première performativité ne décrit-elle pas autre chose finalement que la spontanéité de la nature naturante?  Qe je puisse parce que je peux, n’est-ce pas exactement la définition même de la puissance auto-regénaratrice de la nature telle que Spinoza conçoit la puissance de la substance de Dieu? 

C’est bien ce que nous avions commencé de suspecter à la lecture de cet extrait du livre d’Yves Michaud: « La violence est alors ainsi assimilée à la suspension de l’ordre, à l’imprévisible, à l’absence de forme, au dérèglement absolu. Sous ce jour métaphysique, elle enveloppe l’idée d’un écart absolu par rapport aux normes et aux règles qui régissent les situations. Comment définir, effectivement, ce qui n’a ni régularité ni stabilité, un état inconcevable où, à tout moment, tout – et n’importe quoi – peut se produire ? »

Cela s’appelle le vivant ou la durée selon Bergson, la puissance d’un devenir qui oeuvre en réalité sous le vernis du temps des horloges et qui menace de ruiner l’ordre établi non pas parce qu’il est tel ou tel mais tout simplement parce qu’en tant qu’il est « établi » il est nécessairement à soulever, à dépasser, à détruire pour la même raison qu’un présent ne peut s’assumer comme tel qu’à la condition de dynamiter du passé. La violence ou supposée telle dont il est question n’est donc en réalité que cette puissance même de création inhérente à l’efficience imparable du devenir. Nous pourrions même la transcrire dans cette expression claire: « la jeunesse a toujours raison », non pas parce qu’elle déploierait les meilleurs arguments mais tout simplement parce qu’elle est la jeunesse, cette avant-garde portée par un moteur indestructible qui est tout simplement la puissance autoregénératrice de la vie, de celle là même dont Henri Bergson nous avait fait comprendre qu’il importait de concevoir une science qui en épouse la dynamique plutôt que de croire qu’elle pourrait s’en extraire (cf cours rupture, création et continuité).




Dans une pièce de Pirandello qui s’intitule Henri 4, un personnage déploie une argumentation visant à prouver qu’en réalité Adam, l’homme le plus vieux serait en réalité le plus jeune et les bébés naissant aujourd’hui serait les plus vieux. Mais au regard de quoi? Pour bien comprendre le sens de la violence que nous essayons d’élucider, il faut absolument saisir ce raisonnement qui finalement est assez simple: il suffit d’envisager l’espèce humaine comme une unité, comme un individu. Les générations qui se succèdent en elle sont donc des âges. Naître en 2024, c’est par conséquent se situer dans le présent vieillissant de cet « individu ». De fait ces nouveaux nés viennent à un monde porteur de toutes les dernières évolutions de la technique, du savoir, de la science, de la littérature, de l’art, de ce que Michel Foucault appellerait la dernière Epistémè, c’est-à-dire de la dernière version en date du meilleur champ de savoir (il est forcément le meilleur tout simplement parce qu’il est la dernière version). Après tout, ce que nous décrivons ici n’est rien moins que l’explication la plus pertinente du misonéisme (l’hostilité à toute nouveauté).

Dans le principe même de succession des époques historiques, il est de l’intérêt quasi vital de l’ancienne génération de discréditer la nouvelle, en tant que vernis culturel d’un dynamisme pur, brut, irrévocable inhérent à l’évolution créatrice de la vie. 




En déclarant sur France Inter que toute époque essaie d’inventer les moyens d’assassiner sa propre jeunesse, Wajdi Mouawad cite l’exemple de la première guerre mondiale. Une époque envoie dix millions de jeunes hommes de 22 ans de moyenne d’âge se faire tuer dans les tranchées et 21 millions vont revenir mutilés. Toute personnalité politique agitant sans cesse le spectre d’une guerre imminente comme souhaitable est sans le savoir (c’est là tout le problème) l’agent de cette violence misonéiste caduque, de cette violence par le biais de laquelle un passé tente inutilement de ralentir  l’avènement présent du présent (l’échec d’une telle tentative est ici aveuglant dans cette formulation).

Autrement dit la phrase de Wajdi Mouawad prend un relief particulièrement profond et sensé dés lors que nous l’éclairons de cette lumière qu’est l’individu « humanité » évoqué par Pirandello. En fait, on ne peut vraiment comprendre ce paradoxe qu’en distinguant deux sens du mot maturité: il y a la maturité de la vie et la maturité des personnes humaines qui vivent. Une personne âgée est d’autant plus mature du point de vue de la deuxième qu’elle est immature du point de le première. Or de toute façon c’est la première qui doit l’emporter sur la seconde et elle le fera. Plus que cela: elle le fait nécessairement parce qu’elle le fait dynamiquement. Si le temps passe en ce moment (et je pense que oui!) C’est bien qu’elle est en train de le faire. Etre porteur de l’esprit du temps (ou de la durée plutôt en termes bergsoniens) ce n’est pas du tout porter l’esprit culturel de son époque, puisque celui-là au contraire ne vise qu’à tuer la jeunesse, mais épouser le flux même d’une loi sans exception, sans contestation possible, loi dont Antigone est peut-être la première héroïne mythologique à s’être présentée comme la porte parole, celle de l’évolution créatrice et, en un sens, divine de la vie (« la loi des Dieux infernaux », comme elle dit)



Saisir la justesse profonde de la phrase de Wajdi Mouawad, c’est peut-être lui rajouter quelques qualificatifs: « Chaque époque culturelle essaie d’inventer chronologiquement les moyens d’assassiner sa propre jeunesse « naturante » », de contrecarrer la puissance inexorable de l’évolution créatrice qui oeuvre clandestinement mais continuellement dans l’Aiôn. Finalement quand nous nous représentons les offensives de la première guerre mondiale de chacun des deux camps, nous voyons la jeunesse coincée, écrasée entre deux fronts; celui de l’ennemi et celui de leur propre état major. C’est d’ailleurs exactement ce que Stanley Kubrick a filmé dans « les sentiers de la gloire »: une côte impossible à conquérir sur laquelle un état major borné s’obstine à envoyer tout un régiment et décide de fusiller au hasard six soldats jugés responsables de la défaite inévitable, pour « servir d’exemple ».



Ce qui à l’échelle des nations est une guerre devient à l’échelle de l'époque une sorte de sacrifice nécessaire, un holocauste, comme si la jeunesse était le pharmakon de la Grèce archaïque,  le bouc émissaire de cette vaine tentative par le bais de laquelle chaque époque s’efforce de paraître ce qu’elle ne peut en aucune façon être vraiment à savoir éternelle, fixée, figée, stable.

Peut-être pourrions nous évacuer tout ce que la phrase de Wajdi Mouawad revêt d’extrêmement dérangeant, voire traumatisant à quiconque fait l’effort de la comprendre si elle ne résonnait pas également avec des histoires et des épisodes issus des mythes fondateurs les plus essentiels de l’humanité. On peut ici songer au sacrifice d’Isaac par Abraham. Toutefois la figure qui se situe au croisement de cette violence inhérente à la notion même de succession des générations humaines est sans aucun doute Cronos.



Pourquoi? Parce que Cronos est à la fois la victime et l’agent d’une violence dont on pourrait dire qu’elle est natale dans la mythologie grecque, comme si le principe même de succession des générations ne pouvait pas s’effectuer par le biais d’une transmission tranquille, dans un temps pacifié.

Dans la théogonie d’Hésiode (8e siècle avant JC) nous lisons qu’ Ouranos est le Dieu du ciel qui viole Gaïa la terre. Non content de la contraindre, il ne se retire jamais d’elle de telle sorte que les enfants ne peuvent se développer ailleurs qu’au sein de la matrice de Gaïa. En fait, le ciel étant continuellement vautré sur la terre, il n’y a pas « l’espace ». Il n’y a que de la gestation intra-utérine et intra-terrienne. Mais Gaïa est éreintée d’avoir ainsi à concevoir des enfants qui finalement "ne voient pas le jour » puisque de fait, de jour il n’y en a pas. Elle crée donc l’acier et façonne une faux et s’adressent à ses enfants:  « Fils issus de moi et d'un furieux, si vous voulez m'en croire, nous châtierons l'outrage criminel d'un père, tout votre père qu'il soit, puisqu'il a le premier conçu œuvres infâmes »

  Il y a beaucoup à dire sur cette formulation: « tout votre père qu’il soit », comme si finalement l’existence du jour, l’existence d’un espace entre la terre et le ciel, l’extrême et fondamentale nécessité qu’il existe enfin quelque chose comme un séjour, comme un lieu, mais mieux que ça: pour que l’idée même de lieu, d’espace puisse se concrétiser par la venue au monde d’un « dehors », il faut répondre au viol de Gaïa par un autre viol: celui du respect que l’on doit au géniteur. Vous mes fils, il est une existence légitime et naturelle que l’on vous refuse et dont vous ne pourrez vous emparer que par la violence, à savoir la castration du père. C’est bien cela que Gaïa veut dire à ses fils: « peut-être pensez vous que vous devez votre existence à votre géniteur, mais il se trouve être à la fois celui qui vous fait être et qui vous interdit de venir au monde, qui finalement rend impossible l’extérieur «  monde ». 

"Enfin le grand et astucieux Saturne (Cronos) , ayant pris confiance, répondit à sa vénérable mère :"Ô ma mère! je promets d'accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte plus un père trop fatal : car il est le premier auteur d'une action indigne."

                        (Hésiode, Théogonie, 167-171, Trad. M.A. Bignan, Remacle)  

        Tant qu’ Ouranos se vautre sur Gaïa, il n’existe ni espace, ni lumière dans lesquels les déesses et les dieux pourraient  « paraître ».




En castrant son père de l’intérieur de la matrice de sa mère, Cronos fait finalement advenir le jour et le lieu, lesquels ne s’effectuent que dans la violence fulgurante du coup de faux et du retrait de Chronos. Ici dans cette histoire fondatrice, nous atteignons la version la plus littérale de l’image d’un père qui ne laisse pas de « place » à ses enfants, qui rend impossible la notion même de « place », d’espace. Or il se trouve que c’est le premier père et que par conséquent la fonction paternelle est comme empreinte fondamentalement de violence et cette violence se manifeste d’abord par l’absence radicale de toute extériorité visible. Tout ce qui s‘effectue ici c’est le chaos d’une sexualité obscurcissante, contrainte et renfermée. 

La lumière ne naît pas du fiat lux d’un Dieu créateur et bienveillant animé de la volonté que le monde soit, mais de l’irritation de Gaïa fatiguée de concevoir des enfants dont elle n’est pas en mesure d’accoucher. Ce n’est pas que l’accouchement soit difficile, c’est qu’il est irreprésentable tant que Cronos ne donne pas naissance à l’espace et à la lumière grâce auxquels viendra au jour « l’extérieur mondain ». En un sens, cette cosmogonie rend mieux compte que la genèse de la bible de ce que l’on sait maintenant, à savoir que dans le Big Bang c’est à mesure que la masse se fait de moins en moins chaude et de moins en moins dense que commencent à apparaître les conditions de possibilité de la lumière.



Mégère (la haine), Tisiphone (la vengeance)  et Alecto (l’irrévocable) sont les Erinyes qui naîtront du sang de la castration d’Ouranos. Les Erinyes reviennent régulièrement dans les mythes et les tragédies comme les divinités du remords, du tourment et de la vengeance. Gaïa et Ouranos avertissent Cronos qu’il connaitra le même sort que son père (ce qui se révèlera finalement faux: exemple rare de prédiction non réalisée même si Zeus destituera son père au terme d’une bataille opposant toutes les divisés et les titans). C’est précisément à cause de cet avertissement que Cronos, par précaution dévorera tous ses enfants. Rhéa épouse et soeur de Cronos dissimule alors la naissance de Zeus en donnant à devoir à son époux une pierre entouré d’un lange. Zeus élevé sur l’île de Crète fera renaître ses frères et soeurs en se faisant passer pour un domestique de chronos et en lui donnant un vomitif à la place de vin.

Si Cronos est la figure centrale de la violence paternelle c’est donc parce qu’il en est tout aussi bien la victime que l’agent et qu’il incarne donc la figure archétypale de la violence paternelle. 

La mythologie s’impose toujours à nous d’une façon à la fois imposante et trouble. Trouble parce que ce n’est qu’un récit, imposant parce que nous percevons toujours dans ces récits fondateurs qu’une vérité s’y exprime métaphoriquement. Tout mythe explique que ce qui est soit comme il est même si l’explication est « irrationnelle », « incroyable », mais il n’a jamais été question de le « croire ». Or ici avec l’histoire de Cronos et d’Ouranos, c’est le principe même de venue au monde du monde qui nous est finalement raconté au fil d’une histoire de viol, de castration, d’inceste et d’infanticide. Ce qui fait ici l’objet du récit (histoire) ce n’est pas seulement l’histoire violente d’une généalogie, d’une descendance mais bel et bien l’affirmation de ceci qu’une généalogie ne peut s’effectuer sans une violence fondatrice. En d’autres termes, que « chaque époque essaie d’inventer les moyens d’assassiner sa propre jeunesse », c’est peut-être exactement ce qu’il convient de faire résonner avec la situation initiale imposée par Ouranos: celle d’un père étouffant dans l’oeuf littéralement la venue au jour de sa descendance. Mais c’est un peu comme si ce mythe exprimait le ressort secret de la performativité de la nature naturante: pour que le jour voit le jour, il faut que le fils s’impose au père, que Cronos castre Ouranos, que la jeunesse échappe à toutes les tentatives d’assassinat de l’ époque qui l’a enfanté.



Résumé de tous les épisodes précédents (nous reprenons après les bacs blancs le suivi du cours en remontant le fil de l’argumentation depuis le début (introduction incluse)


Dans l’introduction, nous nous sommes appuyés sur Yves Michaud (Changements dans la violence) pour souligner deux évidences:


  • La violence n’existe pas « en soi ». Elle est normative, c’est-à-dire qu’elle n’est définie comme violence qu’à partir d’un « ordre », d’une normalité.  Nous avons une multiplicité d’exemples d’oppositions complètement vaines, caduques parce que finalement chacun des deux camps se situe à partir d’un ordre, ou d’une conception de « l’ordre qu’il faut »   , de « l’ordre tel qu’il doit être » au regard duquel agir pu penser autrement que lui est « violent ».  Rien n’est violent par nature donc. 
  • Mais alors si rien n’est violent par nature, cela veut dire la violence n’existe que par la culture, par l’acte de discrimination, de stigmatisation par le biais duquel on ostracise (marginalise)  la nature en la jugeant violente.  Yves Michaud parle de la performativité de la violence, c’est-à-dire de cette auto-affirmation par le biais de laquelle ce que l’on dit est effectué du simple fait qu’on le dise. C’est du moins la définition de la performativité que donne John Austin dans son livre « dire, c’est faire ». Cela nous permet de réaliser qu’il y a deux formes de performativité dans la violence: celle du « je peux parce que je peux » et celle du « je condamne la violence en décrétant arbitrairement comme violent tel ou tel comportement ». Mais quelle est la performativité qui spécifie le mieux la violence?  La deuxième.

Pourquoi? Pour la raison déjà évoquée: rien n’est, en soi, spontanément violent. Si la violence n’est pas naturelle, elle est forcément culturelle, ou décrétée. La violence initiale est celle de l’interdiction ou de l’autorisation. Nous pouvons utiliser ici un exemple: tel mari est violent en battant sa femme suivant ainsi la première performativité: comme je suis naturellement plus fort qu’elle je la bats, ou end ‘autres termes, je peux  légitimement puisque je peux physiquement. Nous avons l’impression première que nous nous trouvons en face dune violence naturelle, mais cet homme bat-il toutes les femmes? Non il bat celle-ci. Pourquoi? Parce qu’il adopte une certaine lecture de la vie maritale, de la vie de couple (que celle ci soit établi par un contrat de mariage ou pas, peu importe dans la mesure où ici c’est de patriarcat dont il est question, d’une conception très ancienne de la conjugalité dans laquelle c’est davantage le mâle qui a son épouse ou des épouses que le contraire). A la source de cette violence ce que l’on trouve c’est finalement la jouissance d’un bien, l’idée historiquement très ancrée dans les mentalités de la plupart des sociétés humaines selon laquelle l’homme « a » une femme ou plusieurs. L’idée selon laquelle nous pourrions jouir de la possession d’une autre personne (voire même d’une terre)  est absolument absurde. Elle n’en constitue pas moins une donnée fondamentale de la plupart des sociétés humaines.

On peut d’ailleurs analyser sous cet angle très révélateur le 10e commandement de l’Ancien Testament: « tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain ». C’est un sophisme courant dans les dix commandements que d’apparaître comme un régulateur de justice civique tout en posant arbitrairement une violence institutionnelle. Si je ne dois pas convoiter la femme de mon prochain ce n’est pas parce qu’elle n’est pas un bien, une possession, mais au contraire parce qu’elle est la « chose » que mon prochain possède et qu’il n’est pas bien de vouloir voler les biens d’autrui. Sous le couvert de pacifier les liens entre les hommes, on considère comme acquis et légitime la possession de la femme par le patriarche familial.

Pouvoir et puissance: On comprend mieux sous cet angle l’opposition entre ces deux formes de performativité: celle du « je peux parce que je peux » de la première et celle du « je décrète comme violence hors la loi » tel ou tel comportement. Si le mari se sent en droit de frapper sa femme c’est parce que quelque chose de la culture semble lui conférer une sorte de jouissance préservée d’un bien qui lui appartiendrait. C’est donc la deuxième qui finalement ici oeuvre derrière l’apparence de la première. Mais alors qu’est-ce que la première réellement? Si nous nous rendons compte qu’en fait, comme c’est le cas dans les commandements de la bible, ce sont les interdictions qui finalement  provoquent la violence, comment comprendre l’expression première du Je peux?

Comme l’expression « naturelle » de la nature naturante. Il existe de fait dans la nature une puissance auto-génératrice dont finalement Spinoza ne cesse de nous parler en utilisant le terme : « Dieu » (deus siva natura). Il est de l’essence même de tout être, de toute chose, de toute parcelle du vivant de libérer la puissance dans laquelle elle consiste. C’est le propre de la nature de s’effectuer en tant que puissance natale. En deçà de ce qui se laissera interpréter historiquement comme succession d’une époque à une autre, s’active une puissance plus pure, plus donnée, plus exhaustive qui est celle-là même du devenir, de la puissance natale de la vie, de ce que Bergson dans des termes un peu plus scientifiques appelle l’évolution créatrice.

Ce qui est troublant ici c’est de situer le personnage mythologique d’Ouranos (Uranus en latin) qui finalement au sens littéral empêche la libération de Gaïa. Cronos lui succédera en s’ouvrant violemment le passage vers la sortie, mais il n’en perpétuera pas moins un certain régime de paternité violente en dévorant ses enfants. Soit nous nous laissons fasciner par la violence de ces passations de relais entre des paternités infanticides et outrancières soit nous y relevons précisément la marque de ces tentatives du pouvoir de freiner la puissance libératrice.

Il faut bien comprendre l’esprit de la notion de mythologie ou de cosmogonie pour comprendre la puissance de révélation de l’interprétation d’un tel mythe. Il n’est pas question dans un mythe fondateur de raconter seulement une belle histoire. D’ailleurs cette histoire n’est pas belle. Elle ne peut pas l’être parce que ce qui est ciblé par cette cosmogonie n’est ni plus ni moins que la dialectique entre la stabilité et le mouvement, entre l’ordre et le changement entre le cosmos de l’univers et le chaos de la vie. 

C’est l’expression la plus évidente de toute autorité que de se définir en tant que telle par le biais d’une performativité violente et arbitraire visant à se justifier par soi en empêchant autant qu’on le peut la puissance naturelle de régénération de la vie. Ouranos empêchant la libération par Gaïa de sa progéniture est l’image même de cette violence inhérente à tout « ordre », à tout exercice de l'autorité.  Pour qu’il y ait histoire il faut donc que pouvoir et jeunesse se livre nécessairement une guerre de succession étant entendu que la notion de guerre est inhérente, consubstantielle à celle là même de succession. Aucune époque ne peut se constituer sans s’efforcer de tuer la suivante, de la neutraliser, de la défaire, de la sacrifier à des idéaux qui la favorise elle: l’ancienne,  par auto-décret. Aucun pouvoir ne peut s’auto-décréter sans s’efforcer de freiner la libération dynamique de la puissance et de fait aucun n’y est mieux parvenu que celle qui a envoyé sa jeunesse au front de la guerre de 14.




Il convient d’insister ici sur le fait que Cronos n’est pas Chronos. Il s’agit de Saturne qui n’est pas une divinité du temps. Or on peut parfaitement rendre compte de cette violence fondatrice en l’interprétant comme une déclinaison du temps de l’Aiôn par Chronos, d’un temps indivisible et continu à une succession d’époques divisibles et discontinues, comme si chaque génération souhaitait s’identifier, arrêter ce mouvement par le biais duquel rien de ce qui « est » ne pourrait échapper à la dynamique de l’autre, c’est-à-dire à un mouvement sous l’impulsion duquel on ne cesse d’être autre à soi.

Serait-il possible que la mythologie grecque au travers de cette cosmogonie  infanticide d’Ouranos et de Cronos illustre précisément cette violence sans laquelle il ne serait pas possible pour les époques de se reconnaître, de se définir comme « une » époque identifiable sans s’opposer le plus qu’ il est possible à cette puissance continue du devenir et d’une nature incessamment et insensiblement naturante? 

Dans cette hypothèse quelque chose trouve une résonance avec l’affirmation de Wajdi Mouawad: « chaque époque essaie d’inventer les moyens d’assassiner sa propre jeunesse. », laquelle surprend en imputant la violence non pas à telle ou telle nation conquérante ou belliqueuse mais au cœur même,  purement formel, du mouvement de succession d’une époque à l’autre. Il ne serait donc pas possible pour une époque de s’inscrire dans l’histoire sans s’y « marquer » comme on dit d’un fer chauffé à blanc sur la peau des suppliciés. L’histoire ne pourrait rien raconter d’autre que la violence des hommes parce qu’il serait de l’essence même de l’histoire de décliner par la violence de chaque génération à l’encontre de la suivante cette efficience mutante de la vie, du devenir à l’oeuvre dans cette incessante renaissance d’un nouveau monde à partir de l’ancien. L’humain ne peut traduire du continu que par du discontinu, ce qui impose la notion de rupture et de frein, d’empêchement et de violence qu’Ouranos est le premier à incarner dans la mythologie grecque.

Il est assez courant depuis l’invention de la psychanalyse par Freud de parler, dans l’écho du mythe d’Oedipe du « meurtre du père ». Pourtant ce meurtre est précédé aussi bien dans l’histoire que dans la mythologie par le meurtre du fils et de la fille (Iphigénie). Pourtant on voit mal aussi bien chronologiquement qu’ontologiquement comment le premier pourrait se concevoir sans l’antériorité du second. La violence dans l’histoire s’explique ici par la violence inhérente à l’histoire, à la perspective chronologique et successive de générations qui ne peuvent pas ne pas en découdre tout simplement parce qu’il n’’est question en fait pour l’une comme pour l’autre que de dissimuler l’évidence de leur passage, de leur évanescence, de leur éphémérité. La violence de l’histoire c’est le déni chronologique de l’aiôn. La jeunesse et le prix à payer pour que chaque génération puisse « faire époque », se donner ce temps qu’elle n’a pas et graver quelque chose dans une chronologie afin de passer sous silence le cours inexorable, insensible  et cyclique de l’Aiôn.


2) Le « négatif » de la langue (pharmakon linguistique)

Or faire époque dans l’histoire c’est aussi nécessairement « faire récit », ce qui ne peut se concevoir sans la langue. Les évènements n’accèdent à une dimension historique que par l’écriture, laquelle est décrite par Platon dans le Phèdre comme un pharmakon, c’est-à-dire un remède qui peut aussi bien basculer vers le poison, qui ne peut être l’un sans l’autre. La violence de l'histoire ne serait elle pas le poison du pharmakon de l’écriture sans lequel il serait impossible à une génération à un âge de faire époque?

A partir du moment où nous avons mis à jour cette hypothèse de la violence comme sacrifice consenti par une époque afin de contrarier le passage inexorable de l’aiôn, il reste en effet à expliquer le comment (après avoir rendu compte du pourquoi). Comment ce sacrifice de la jeunesse peut-il s’orchestrer sur un mode aussi manifeste dans sa virulence que caché dans ses motivations? 

Le propre d’une société historique est de donner  à chacune de ses époques une trace ce que l’on appelle en grec un « gramma »  (signe écrit). Dans l’écriture la langue est sans parole, on pourrait dire « pure » en un sens. C’est bien ce que veut dire Ferdinand de Saussure quand il affirme: « La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés ».  

Ferdinand de Saussure insiste ici sur le fait qu’il est d’autant plus envisageable d’étudier une langue qu’elle n’est plus susceptible d’être transformée, changée enrichie par de nouveaux apports de la parole. Autrement dit une langue peut devenir l’objet d’une analyse linguistique pure quand elle est morte.





De fait il existe une différence fondamentale entre la langue et la parole qui consiste dans le fait qu’aucun sujet ne choisit sa langue maternelle alors que c’est nous qui décidons de prendre ou pas la parole. Naître dans un pays, c’est peut-être d'abord naître dans une communauté dans laquelle on a décidé de baptiser "chien" cet animal aboyant ou "feuille" cette extrémité de la branche de l’arbre. Il y a un arbitraire du signe linguistique qui n'a aucun rapport avec la réalité physique de la chose qu’il désigne.

Mais alors comment la désigne-t-il ? 

Selon Saussure dans tout signe il faut distinguer trois choses: le signifié, le signifiant et le référent:

  • Le signifiant, c’est l’empreinte psychique du son ou du gramme. Quand un enseignant fait l’appel, il ne fait pas que du bruit, il émet des sons qui vont retentir dans la pensée de l’élève comme une empreinte psychique à l’appel de son nom et il va répondre « oui ». 
  • Le signifié n’est pas du tout la chose mais l’idée générale, le concept. Le signifiant /ch/a/  renvoie à l’idée générale de chat c’est ce qui va rendre possible la représentation mentale d’un chat de la part de chaque personne présente dans une pièce.
  • Le référent qui est la chose concrète, physique, finalement l’occasion d’utiliser l’association signifié/signifiant pour dire: ceci est un chat

On peut insister sur des conséquences de ce jeu de définitions: 1) quand je dis: ceci est un chat, avant toute autre chose, je m’inscris dans une communauté linguistique précise: le français, et je ne le fais pas librement. C’est comme ça! Dans cet arbitraire s’effectue l’inscription de tout sujet humain dans une langue. 2) Il n’y a aucun rapport entre le référent chat qui miaule et le mot chat. C’est pure convention.

Le rapport du signifiant au signifié peut être défini comme signification. Le rapport du référent au signe c’est la valeur.

Or ce rapport de valeur entre le signe et la réalité physique ou mentale désignée ne peut en aucune façon être direct, immédiat puisque il n’y a aucun rapport physique entre le signe et la chose (sans quoi il n’y aurait qu’une seule langue dans le monde). Cela « fonctionne » parce que dans le système des signes s'active ce que l’on pourrait appeler des opérateurs de différenciation par le biais desquels des distinctions de fonctions, de qualités, de substances peuvent s’opérer. C’est avec cet outil là que finalement nous percevons la réalité comme un lieu dans lequel s’effectue une multiplicité de différences entre des objets des actions des époques, etc.  Si dans notre vie, nous percevons autant de distinctions entre les choses, c’est parce que nous sommes toujours préalablement doté de cet outil à faire des différences qu’est une langue

Nous pouvons prendre un exemple: pourquoi nous représentons nous la vallée comme n’étant pas la montagne, alors que par bien des aspects cette différence est fausse? Parce que notre langue voit arbitrairement dans tel ou tel critère motif à distinction. Parfois telle langue voit un motif à distinction là où une autre ne le voit pas. Il y a dans une langue deux mots et de ce fait il y aura dans notre perception deux choses.  Sans langue nous vivrions en immersion dans un univers étrange où tout serait la continuité de tout, et ce n’oserait pas forcément pratique. 

Nous pouvons maintenant relier deux aspects fondamentaux de la langue: cette logique de la différenciation grâce à laquelle nous vivons la réalité comme une dimension  où s’effectuent une multitude de différences et cette efficience du non être dont finalement nous parlait Ferdinand de Saussure quand il évoquait la possibilité d’étudier une langue morte, voire d’étudier mieux une langue quand elle est morte. Il existe en fait une sorte de pente efficiente dans la langue par le biais de laquelle si elle n‘est plus revitalisée par la parole des peuples, elle devient morte, figée, abstraite, formelle. Une langue laissée à elle-même ou à l’écriture (ce qui revient à elle-même) est condamnée à la mort, exactement comme ces animaux que l’on peut disséquer une fois qu’on les a tués.




Ce qui permet à la langue de se constituer vraiment, c’est ce qui lui donne la possibilité de se fermer en système clos sur elle-même.  Et c’est cette systématique grâce à laquelle il devient possible de mettre en oeuvre une combinatoire au sein de laquelle chacun des lignes ne peut valoir qu’à la condition « de ne pas être » un autre signe. Contre l’évidence physique de la continuité de la vallée et de la montagne, le mot vallée va se constituer de ne pas être le mot montagne, biais par lequel de fait je verrai et ferai la distinction entre les deux réalités physiques. 

En évoquant la distinction Nature / Culture qui s’effectue dans les sociétés naturalistes et pas dans les sociétés animistes, Philippe Descola pointe comme une donnée fondamentale l’efficace de la langue et des taxinomies qui s’y développe comme autant d’étiquetage de rangement, de classification dont les conséquences directes et physiques sont susceptibles d’être aussi dommageables que violentes. 

Derrière ce droit parfaitement arbitraire que l’être humain se donne de puiser dans la nature comme dans une ressource se dissimule finalement l’arbitraire d’une langue. Ce qu’il nous faut relier c’est la performativité culturelle d’une langue dont il était question dés notre introduction et l’arbitraire inhérent à toute langue, a fortiori quand elle est considérée purement , c’est-à-dire indépendamment des transformations que la liberté de la parole peut y insinuer. De toute façon il n’y a que la parole qui puisse impacter la langue.

Tout s’éclaire à présent: dans ce déni de l’aiôn par le biais duquel toute époque entérine le sacrifice de sa jeunesse au profit d’une forme de pérennité historique (grace à laquelle elle se renvoie à elle-même l’image fixe d’un autoportrait) s’active une efficience précise de toute langue laissée à elle-même: celle de la négativité ou du non être (tout signe ne vaut pour une chose que de ne pas être un autre signe). Dans ce ne pas être de la logique de différenciation s’exprime aussi une logique de la discrimination et du pouvoir. 


3) Le totalitarisme de la langue

Qu’est-ce que la violence? C’est l’arbitraire, à savoir l’acte par lequel on impose sans discussion, ni concertation, ni accord une règle « donnée » dont il n’est absolument pas question de s’écarter. Il est donc assez logique que nous en venions à désigner la langue comme l’efficience de la violence initiale, celle dont il est absolument impossible de contester la dictature sans l’avoir préalablement adopté contre son gré, ou plutôt indépendamment de lui car évidemment nous ne pouvons pas penser sans la langue. A l’origine de toute formulation visant à contester un pouvoir quelconque se situe toujours déjà la soumission inconsciente au pouvoir d’une langue au sein de laquelle des règles ne sont pas discutées ni vraiment discutables. Quelle que soit la critique que j’émettrai contre ma langue maternelle, elle ne se sera pas faite un chemin dans mon esprit d’une autre façon qu’en empruntant les chemins forcés de cela même qu’elle prétend contester, de telle sorte que le biais par lequel l’idée même de la contestation me sera venu en tête est déjà celui de ma soumission à des décrets, à des usages.

Dans ses cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure le dit explicitement:

« En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

 La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.

 La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons. »




La partie qui nous intéresse le plus ici est la phrase soulignée: un sujet qui parle sa langue maternelle ne manifeste à cet égard pas la moindre liberté de manœuvre. Elle ne suppose jamais de « préméditation ». Ce terme est vraiment fondamental. Pour bien le saisir il nous faut distinguer ce qui relève de l’acte et ce qui relève de la pensée. Nous préméditons la plupart de nos actes conscients, c’est-à-dire que nous y pensons de telle sorte que ce que nous faisons nous apparaît comme la conséquence de ce que nous avons pensé, mais cette pensée elle-même, comment nous est-elle venue à l’esprit? Par des mots et plus encore par des règles syntaxiques qui nous permettent d’effectuer des opérations entre les signes linguistiques.  Une action peut être dite libre si elle le produit d’une pensée volontaire, mais cette pensée elle-même, peut-on dire que le processus de son apparition est entièrement de notre fait? Évidemment non: je peux penser l’énoncé que je vais dire en prenant la parole mais je ne peux pas penser à le penser autrement …qu’en le pensant, en utilisant les termes qui sont déjà là et s’ils sont déjà là c’est qu’ils m’ont été appris. Mais est-ce bien le terme appris qui convient ici? Non c’est le terme « imposé ». Ici repose la violence initiale où s’originent toutes les violences. Le totalitarisme linguistique est un totalitarisme originel. C’est de la performativité absolue, sans préalable: c’est comme ça parce que c’est comme ça! La matrice de la langue ne semble pas avoir d’adversaire possible, tout simplement parce qu’elle structure la pensée du sujet qui ne peut pas penser contre elle sans se soumettre à son diktat inaugural. Il n’est rien que je puisse dire contre ma langue sans qu’elle soit déjà ma langue. C’est exactement ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent au tout début du chapitre consacré aux postulats de la linguistique dans leur livre « mille plateaux »:

« La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « ensigne », elle donne des ordres, elle commande. Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils ne sont pas la conséquence d’informations: l’ordre porte toujours et déjà sur des ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance. La machine de l’enseignement obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.) l’unité élémentaire du langage - l’énoncé- c’est le mot d’ordre. Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir: « La baronne n’a pas la moindre intention de me convaincre de sa bonne foi, elle m’indique seulement ce qu’elle préfère me voir faire semblant d’admettre. » On s’en aperçoit dans les communiqués de police ou de gouvernement, qui se soucient peu de vraisemblance ou de véracité mais qui disent très bien ce qui doit être observé et retenu….Une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique…Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie; la vie ne parle pas, elle écoute et attend. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort - un verdict, disait Kafka. »

Toute réflexion sur la liberté devrait se positionner par rapport à ce que Deleuze développe ici, soit l’autoritarisme radical de l’apprentissage de la langue qui n’est pas un apprentissage mais un endoctrinement dans l’arbitraire grammatical de modes de penser imposés. Aucun enseignant des premières classes de la scolarité des élèves (celles dans lesquelles on apprend à lire, à compter à écrire et parler) ne transmet aux enfants des « éléments de réflexion », ni des informations qui aurait pour but de les tenir « informés » de telle ou telle nouvelle.  C’est une matrice de pensée imposée, monolithique, donnée qu’il n’est aucunement question de remettre en cause, ni avec laquelle on pourrait négocier. Les enseignants ne donnent pas matière à penser à leurs élèves. Ils leur transmettent les cadres intransigeants (au sens littéral) dans lesquels penser se peut dans cette langue là.  Je ne te demande pas ce que tu penses de ce que je te dis, je te dis comment penser va pouvoir se faire pour toi, je te donne les règles auxquelles tu vas te soumettre pour penser, de telle sorte que, quoi que tu penses, tu le penseras nécessairement dans les limites d’une pensée préétablie. Il n’y a pas à discuter et de toute façon si tu discutes, tu ne pourras pas le faire autrement qu’à partir de ta soumission préalable.

Quiconque réfléchit, comme La Boétie notamment le fait dans une perspective politique, aux rasions pour lesquelles les êtres humains se soumettent d’aussi bonne grâce à des pouvoirs établis (qui sont nécessairement moindres en terme de nombre et de puissance que les populations qui leur obéissent) doit nécessairement se pencher sur cette matrice de la langue maternelle qui constitue finalement l’institution à la base de l’enfermement de toutes les institutions. « L’ensignement », c’est-à-dire l’enrôlement de l’enfant dans le cadre préétabli du « comment ça se dit? » Est la manifestation d’un toujours déjà là du pouvoir de la langue.



Par conséquent les enseignants ne sont pas autoritaires, ils sont les agents de la toute première autorité, de cela même par quoi de l’autorité « naît « , de l’institution pure, considérée comme ce par quoi c’est de la mise en position d’un toujours déjà dedans que l’on peut bien inutilement formuler l’aspiration à un dehors. (Institution: in situere, ce qui situe dedans)

- Commence par formuler dans les termes d’un « rester dedans » ton aspiration à aller dehors, et après seulement on pourra discuter.

Mais en fait on pourra d’autant plus discuter d’un dehors qu’on s’en sera préalablement fermé toute possibilité d’accès par l’expression fermée, corsetée dans une langue d‘un désir de penser hors de sa langue.  Il n’y a donc pas d’informations premières dont il reviendrait à l’instituteur d’en informer ses élèves. Il n’est pas question de « faire savoir », de donner des informations mais d’informer au sens de « donner forme ». Il n’y a finalement rien à dire du comment ça se dit étant entendu que l’instituteur dit comment ça se dit et que ça se dit comme ça, pas autrement. 

L’ensignement vise finalement à couper court à toute idée d’un formulable qui échapperait au toujours déjà formulé de la langue. Je ne te dis pas que ce que tu penses se dit « comme ça » je te dis que tu ne peux pas penser autrement que comme ça, je t’informe, en ce sens que je te formate dans ta pensée même. Ce n’est même pas que je te l’ordonne, je suis même en deçà de la formulation de l’ordre, je te parle à partir de l’ordre efficient au cœur de toute idée de formulation. Qu’une pensée te vienne en tête et déjà c’est du dedans de l’institution que tu te la formules à toi-même. 

Gilles Deleuze joue ainsi d’un double sens du terme de l’enseignement obligatoire. La loi du 28 mars 1882 rendant l’instruction obligatoire ne fait que concrétiser dans l’histoire de France l’efficience d’une institution, d’une instruction linguistique de toute autre amplitude, toute à la fois fondatrice et ordonnatrice d’humanité obéissante. Il est bon que tout enfant français apprenne lire et à écrire. Comment contester une telle affirmation tant il est exact qu’une certaine émancipation sociale va se constituer grâce à cet enseignement obligatoire. Mais en même temps, comment ne pas voir qu’au sein de cette instruction s’énonce l’imposition grâce à laquelle les sujets ainsi émancipés le seront dans le cadre donné de coordonnées sémiotiques auxquelles il ne sera pas possible de ne pas se soumettre? Penser ne pourra pas dés lors se constituer autrement que dans le cadre de la langue maternelle (Masculin / Féminin Singulier / Pluriel, etc.)

        Le sémiologue Roland Barthes exprime exactement la même pensée que gilles deleuze plus clairement: 

« Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l'autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m'est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir : toute la langue est une rection généralisée ( une rection désigne un morphème qui entraîne une catégorisation grammaticale précise ). La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. »



Gilles Deleuze et Roland Barthes, malgré les apparences, ne sont pas en train de nous conseiller d’arrêter de nous soumettre à notre langue maternelle, c’est tout simplement impossible. Les plis linguistiques qui se sont imposés à nous par notre immersion natale dans un bain de signifiants sont proprement indéracinables. Toutefois, cela ne doit pas nous empêcher de les détecter, de comprendre de quelle façon nous sommes marqués à vie du sceau de cette langue afin de pouvoir envisager la contestation, voire une forme d’évasion. 

Mais avant de reprendre les exemples cités par Roland Barthes et Gilles Deleuze, il faut bien saisir de quelle nature est cette violence de la langue. C’est ce que le linguiste Emile Benveniste développe ici:

« Assurément, le langage en tant qu’il est parlé, est employé à convoyer « ce que nous voulons dire ». Mais cela que nous appelons ainsi, « ce que nous voulons dire »  ou « ce que nous avons dans l’esprit » ou « notre pensée » ou de quelque nom qu’on le désigne, est un contenu de pensée, fort difficile à définir en soi, sinon par des caractères d’intentionnalité ou comme structure psychique, etc. Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender. Or cette langue est configurée dans son ensemble et en tant que totalité. Elle est en outre organisée  comme agencement de « signes » distincts et distinctifs, susceptibles eux-mêmes de se décomposer en unités complexes. Cette grande structure qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux, donne sa forme au contenu de pensée. Pour devenir transmissible, ce contenu doit être distribué entre des morphèmes de certaines classes, agencés dans un certain ordre, etc. Bref ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. Hors de cela, il n’y a que volition obscure, impulsion se déchargeant en gestes, mimique. C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la contourner comme un obstacle, pour peu qu’on analyse avec rigueur les données en présence, apparaît dénuée de sens. »

Il n’est pas rare d’entendre dans la bouche de certaines personnes l’expression « je veux dire ». Si nous y réfléchissons, cette formulation est très étrange: la personne pose une assertion et l’accompagne d’un « je veux dire » qui va plutôt sans dire. On se doute bien que la personne veut dire ce qu’elle dit puisque elle le dit justement. A quoi bon le marquer? Pourquoi dire qu’on veut dire quand on dit?

Le locuteur ou la locutrice fait signe de quelque chose, à savoir que l’énoncé ne rend pas parfaitement compte de ce que l’on appelle la volition, c’est-à-dire l’intention. Il y a du déchet entre ce que j’ai dit et ce que je voulais dire et je le « dis ». Benveniste dans ce texte s’intéresse à ce déchet, à cette part de non dit du vouloir dire, à ce qui de l’intention n’a pas été restitué par le dit. Le paradoxe tient au fait que ce non-dit laissé en marge par mon « dit » ne peut être indiqué voire même pris en conscience que par le dit. Que ce que j'ai dit ne restitue pas exactement ce que je voulais dire, je ne peux m’en rendre compte qu’en ayant dit exactement ce que j’ai dit. D’ailleurs si l’on somme la personne qui nous dit « je veux dire » de réfléchir à ce qu’elle voulait dire sans que ce qu’elle a  dit le dise, elle reprendra peut-être de nouveaux énoncés et ainsi de suite sans que cela résolve le problème, sans qu’elle ait jamais l’impression d’avoir vraiment exactement dit ce qu’elle voulait.

Cela tient au fait que, comme le dit Saussure, il n’y pas de préméditation dans la langue, penser à ce que je vais dire, c’est toujours déjà de la langue. C’est ce que Benveniste dit très bien de la façon suivante: « la forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité , mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. » 

Avant de dire ce que je vais le dire, je me le dis, j’opère éventuellement une censure de ce que je m’apprêtais à dire, mais ce sera du discours intérieur qui corrige préalablement du discours extérieur. On ne pense pas sans mots. J’éprouve un sentiment, je l’exprime, je veux le dire; Cela signifie que dans la façon dont il s’est manifesté dont il est venu à ma pensée, il était déjà un mot, ou plusieurs mots, ou qu’il s’est tracé quelque chose comme un chemin dans des intentions qui étaient déjà en soi des formes plus ou moins avérés, complètes de mots ou d’opérations linguistiques. Cela veut dire que le sentiment pur est une joyeuse utopie, un mythe. Le simple fait que je me sente affecté par un trouble signifie déjà que ce trouble est un peu comme un embryon linguistique qui est en train de se tisser dans la chair des mots, des fonctions grammaticales.

Pourtant nous avons bien l’impression que le sentiment ou que l’affect est en soi une sorte d’effusion, de mouvement « pur », non verbalisable. C’est bien ce que nous voulons dire quand nous disons qu’il n’y a pas de mots pour exprimer ce qu’on éprouve, lors d’une très forte intensité de sentiment. Mais sommes nous en le disant en train de faire autre chose que « faire signe de…. » ? Non. Il n’est pas de pensée humaine qui puisse se concevoir indépendamment de cet ouvrage obscur et confus par le biais duquel toujours des mots se cherchent, se substituent, se destituent, s’impliquent, s’associent, ou s’excluent, se recoupent. Ce n’est jamais du sentiment pur qui s’affine mais ce sont des mots qui se cherchent: « Bref ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère ».

Il est absolument illusoire de penser que l’on puisse sortir de la langue, parce que le fait même qu’on y pense se fait déjà dans de la langue. Celle ci est un toujours dedans au sein duquel il est illusoire de croire à un ailleurs. Je peux penser à ce que je vais dire, mais cela signifie simplement que je me le dis à moi-même avant de le dire à autrui et cela va même au-delà: cela se dit à moi-même avant même que je m’en rende compte parce que « l’inconscient est structuré comme un language » comme le dit Lacan. Cela signifie que nous sommes toujours déjà pris, enfermé dans la chaîne signifiante. Qu’est ce que cela signifie?

« Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » Cette autre formulation de Jacques Lacan tourne autour de la même chose. C’est une autre façon d’exprimer l’inconscient structuré comme un langage. L’être humain est profondément marque par une condition qui est celle de la non-coïncidence. La violence originelle dont nous sommes les victimes vient de ce que nous sommes divisés en je de l’énonciation et je de l’énoncé. Quoi que je dise de moi en tant que je, ce n’est pas « moi ». Tout être humain est pris dans un mode de penser et d’être symbolique. Nous ne réalisons une situation qu’en la symbolisant, ce qui nous en donne une certaine maîtrise mais ce qui nous enferme aussi, sans que nous nous en rendions  compte dans les structures propres à cette forme symbolique, aux opérations qui s’y effectuent à notre insu. L’inconscient finalement ce n’est rien d’autre que ça, à savoir cette multitude d’opérations propre à un système symbolique à l’intérieur duquel nous avons toujours été préalablement enfermés. 



Slavoj Zizek est un philosophe Lacanien qui explique très bien la phrase: « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » en prenant l’exemple de la feuille de soins dans les hôpitaux. Un patient qui occupe un lit d’hôpital est immédiatement associé à une feuille placée à son chevet et sur laquelle on peut lire son nom, sa maladie, son traitement et sa courbe de température. Tout praticien qui est associé à sa prise en charge prend connaissance de cette feuille qui va revêtir une importance cruciale, pour ne pas dire prépondérante.  Quelque chose donc va se substituer à la pure présence du patient. Il n’est pas là d’abord en tant que « lui-même ». Il est là en tant qu’ensemble des données consignées dans la fiche. Et finalement c’est à partir d’elle que le patient va faire l’objet d’examen, de pratiques, de réflexions, de réajustements, etc.  Nous pourrions littéralement dire que le sens de sa présence va faire l’objet d’une multitude de déplacements au sein d’une chaîne signifiante qui est celle de la machine hospitalière. Ce détournement de sa présence physique en feuille de soins sujette à des opérations sémantiques formulés dans un registre « soignant », c’est exactement la même chose que l’inconscient, et c’est cette non-coïncidence à soi, cette efficience d’un insu prévalant dans toute efficience symbolique qui explique notre aliénation linguistique profonde initiale et finalement incontournable. Voici exactement la forme de la violence initiale dans laquelle tout être humain est « pris ».

Notre histoire s’écrit à notre insu, de la même façon que tout patient d’hôpital se voit nécessairement faire l’objet d’une considération et d’un traitement qui le mettent à part de ce qu’il est et peut-être aussi de ce qu’il souhaite être. Ce n’est pas un hasard si la question du libre arbitre est finalement devenue une question que l’on se pose vraiment qu’à l’hôpital (problématique de la personne de confiance, de l’euthanasie, etc,) 

 


4) "Comment s’en sortir sans sortir » - Gherasim Luca?

Il n’existe qu’une voie de libération possible et elle ne passe pas du tout par l’ineffable, par cet entêtement caractéristique qui consisterait à vouloir combattre le langage de front. Nous ne pouvons pas penser sans symbole, mais nous pouvons nous interroger sur ce qui rend une langue vivante malgré cette efficience occultante que nous venons précisément de pointer grâce à Lacan. Toute langue nous enferme dans uns structure de renvois de sens à laquelle nous sommes nécessairement soumis, tout simplement parce que toute langue compose un système de signes fermés, clos sur lui-même. 

Toutefois la langue s’ouvre à de nouvelles formulations, à des transformations qui lui sont imposées par ses usagers, et cela par la parole. Mais comme parler pour déjouer la langue. Comment parler sans avoir à dire quelque chose et faire ainsi jouer cette structure systématique et totalitaire de renvois dont il été question dans les développements précédents?

C’est une fois de plus Roland Barthes qui nous donne une piste extrêmement riche: il faut faire patiner la langue, c’est-à-dire cesser de vouloir parler pour dire mais parler pour parler dans une gratuité qui court-circuite le totalitarisme de la langue:

« Ce « sujet » du temps qu’il fait  qui dans les conversations quotidiennes du monde entier occupe certainement la première place, mériterait quelque étude: en dépit de sa futilité apparente, ne nous dit-il pas le vide du discours à travers quoi le rapport humain se constitue. Dire le temps qu’il fait a d’abord été une communication pleine, l’information requise par la pratique du paysan, pour qui la récolte dépend du temps (…) c’est pourquoi ce temps qu’il faisait ici ou là que Loti note inlassablement a une fonction multiple d’écriture: il permet au discours de tenir sans rien dire (en disant « rien »), il déçoit le sens, et, monnayé en quelques notations adjacentes (« des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs….On respirait partout l’air tiède et la bon odeur de mai), il permet de repérer à quelque être-là du monde, premier, naturel, incontestable, in-signifiant (là où commencerait le sens, aussi l’interprétation c’est-à-dire le combat). On comprend ainsi la complicité qui s’établit entre ces notations infimes et le genre même du journal intime: n’ayant pour dessein que de dire le « rien » de ma vie (en évitant de la construire en destin) le journal use de ce corps spécial dont le « sujet » n’est que le contact de mon corps et de son enveloppe et qu’on appelle le temps qu’il fait. »

Cette gratuite d’une parole qui s’émancipe de sa soumission au « dire » est exactement ce qui s’effectue aussi dans un tout autre cadre par le style littéraire, par la musique phonétique d’une écriture ou d’un poème, par ce que l’on appelle la paronomase, à savoir la figure de style qui consiste à rapprocher des sonorités voisines dans une phrase. Plutôt que de viser le sens, on vise des solidarités musicales entres des consonances, des rythmes et des allitérations (répétition très rapprochés de consonnes ce qui est courant dans le rap). Le père roumain Ghérasim Luca est l’auteur d’une oeuvre dont nous pourrions dire qu’elle illustre parfaitement la pensée de Roland Barthes: « Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. A nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »


Sorcier par onde, rythme, horde

Pour le rite de la mort des mots j’écris

Mes cris, mes rires, pire que fou

Faux

Et mon éthique, phonétique

Je la jette comme un sort sur le langage

En deçà de ceci et en delà de cela,

Hors de moi

car être ailleurs

Raille l’heure d’abord…

Ghérasim Luca


Contrairement à la fameuse affirmation de Wittgenstein selon laquelle "ce qu'on ne peut pas dire, il faut le taire;" Non pouvons grâce à Roland Barthes et à Gherasim Luca défendre l'idée selon laquelle " ce que l'on ne peut pas dire, on peut le "parler." et travailler ainsi tous les registres possibles d'expression susceptibles de parler sans vouloir dire, un livre sur rien comme disait déjà Flaubert.

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