jeudi 27 juin 2024

Etre de droite et être de gauche (individualisme et individuation)

 


Nous pouvons dire bien des choses de la période actuelle qui suit la décision du président de la république de dissoudre l’assemblée nationale et qui bourdonne comme une ruche en période de récolte, de tous les slogans et de toutes les déclarations des trois camps qui se dessinent en vue des élections de dimanche prochain, mais elle a un effet tout à fait positif, c’est qu’elle clarifie la question de savoir ce que c’est qu’être de droite et ce que c’est qu’être de gauche.

Le 12 mars 1914, le philosophe Alain, Emile Chartier, écrit ces phrases:

« Qu’un homme de bonne foi veuille bien réfléchir à ceci, qu’un succès quelconque, dans le monde qui fait le succès, se mesure toujours exactement à la quantité d’esprit monarchique que l’on peut montrer. Et l’élite, malgré une frivolité d’apparence, sait très bien reconnaître le plus petit grain de trahison ; chacun est payé sur l’heure, et selon son mérite. En sorte qu’il faut dire qu’à mesure qu’un homme se pousse dans le monde, il est plus étroitement ligoté. « La pensée d’un homme en place, c’est son traitement » ; cette forte maxime de Proudhon trouve son application dès que l’on a un ascenseur, une auto et un jour de réception. Il n’est pas un écrivain qui puisse vivre de sa plume et en même temps mépriser ouvertement ce genre d’avantages. On peut en revenir, mais il faut passer par là ; ou bien alors vivre en sauvage, j’entends renoncer à tout espèce d’importance.
On se demande souvent pourquoi les réactionnaires se fient à des traîtres, qui ont suivi visiblement leur intérêt propre, et vont ingénument du côté où on sait louer. Mais justement la trahison est une espèce de garantie, si l’on ose dire ; car l’intérêt ne change point ; il n’est pas tantôt ici, tantôt là ; il tire toujours à droite. En sorte que celui qui a trahi le peuple apparaît comme dominé pour toujours par le luxe, par la vie facile, par les éloges, par le salaire enfin de l’Homme d’Etat. L’autre parti n’offre rien de pareil. Il n’y a donc point deux tentations, il n’y en a qu’une. Il n’y a point deux espèces de trahison, il n’y en a qu’une. Toute la faiblesse de n’importe quel homme le tire du même côté. La pente est à droite. »

 


On ne peut qu’être frappé par la pertinence du « propos ». La quantité d’esprit monarchique que l’on peut montrer pourrait s’apparenter à « l’esprit de cour », mais que faut-il entendre par cette expression? Cela a un rapport avec un état d’esprit dont Louis XIV s’est abondamment servi à Versailles pour disposer de la noblesse, pour l’asservir, la contraindre à assister à son lever , à ses repas, à son coucher, à lui le roi. Et nous ne pouvons comprendre ce sens de l’étiquette que si nous nous rappelons que le roi a été traumatisé dés son enfance par la fronde, c’est-à-dire l’opposition de la noblesse à la royauté. Ce qu’il est parvenu à instaurer c’est un état d’esprit hiérarchique où chacun ne vise qu’à s’attirer les faveurs du monarque. La cour de Louis XIV c’est le contraire point par point de la cité définie par Aristote, et ce n’est pas tout à fait un hasard si La Fontaine utilise autant les métaphores animales pour décrire la cour du roi, car de fait, l’homme est un animal politique et Versailles c’est la mise en place du contraire, point par point. « A mesure qu’un homme se pousse dans le monde, il est plus étroitement ligoté » Plus on devient « quelqu’un » dans cette cour, c’est-à-dire plus on s’intègre aux gens qui réussissent et plus on s’extrait de la catégorie des gens qui ne sont rien, mais on paiera cette reconnaissance par ce milieu de ces liens qui enserrent ce quelqu’un à toute la sphère à laquelle il doit sa réussite.



Lorsque notre président avait prononcé cette stupéfiante tirade sur "les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien", il évoquait sans le savoir précisément cela: un certain esprit de cour auquel il fallait donner le change, montrer la blancheur de sa patte dans quel but? Jouir d’un prestige personnel susceptible d’augmenter notre crédit au deux sens du terme: humain et financier, c’est-à-dire être reconnu dans un milieu et retirer les avantages en espèces sonnantes et trébuchantes de cette gratification. Etre « rien », c’est « renoncer à tout espèce d’importance. » Il faut préciser qu’Alain était de gauche (peut-être pas la gauche de LFI, mais de gauche pour cette époque).

Dans cette opposition entre la droite et la gauche, nous retrouvons exactement la distinction entre « être soi », privilégier constamment le moi et, de l’autre côté, « être », s’accepter comme individu, exactement comme une voix qui accepte d’être une certaine tonalité (une tonalité unique) au sein d’une chorale. C’est là tout le sens profond de la distinction fondamentale entre l’individualisme et l’individuation: le premier est à droite, le second est à gauche. La croyance au moi, à l’identité achevée est à droite, l’idée selon laquelle l’individualité est un processus inachevé qui passe par la construction d’un je  (une voix) au sein d’un Nous (la chorale) est à gauche, et ce « nous » est un ensemble ouvert.

Il ne faut jamais renoncer à lire et relire ce passage extrait du site de Bernard Stiegler "Ars industrialis": « C’est un paradoxe de notre temps maintes fois relevé : l’individualisme de masse ne permet pas l’individuation de masse. C’est la force des technologies de gouvernances néolibérales que d’avoir réussi à priver l’individu de son individuation, au nom même de son individualité. L’individualisme est un régime général d’équivalence où, chacun valant chacun, tout se vaut ; à l’inverse, l’individuation engage une philosophie où rien ne s’équivaut. L’individualisme répond à une logique où l’individu réclame sa part dans le partage des ayants droits (partage entre particularités, entre minorités) ; à l’inverse, l’individuation répond à une philosophie qui brise cette logique de l’identification, et pour laquelle il n’est pas de partage qui ne soit participation et pas de participation qui ne mène l’individu à dépasser ce qui le départage. On l’aura compris : l’individuation n’est pas l’individualisation – et l’individualisation, au sens où l’entend l’individualisme consumériste, est une désindividuation. »



Il faut vraiment lire avec attention: l’individualisme repose sur deux piliers: 1) je suis comme tout le monde, j’ai besoin de richesse, de biens, d’avoir, je veux privilégier mes possessions sur celles des autres, mes proches sur les autres humains, ma famille par rapport à la cité. Je veux « ma » part 2) C’est une conception fermée de l’ensemble dont on est une partie au fil de laquelle à chacun des échelons ne prévaut qu’une dynamique de fermeture, un «  entre soi ». On aspire à se faire reconnaître comme un moi défini par un milieu fermé au sein duquel les dynamiques d’intégration et d’exclusion sont posées. On y est quelqu’un dans un ensemble donné identifiable parce qu’identifié: telle nation, tel milieu, telle caste. Il est assez évident que la bourgeoisie et le nationalisme, comme l’histoire l’a montré, ne peuvent que s’allier. Plutôt Hitler que Blum comme le soutenait la classe privilégiée contre le premier front populaire, c’est-à-dire " plutôt la dynamique identitaire d’un nationalisme pur et radical que cette invasion des plages de Deauville par des classes populaires auxquelles était enfin offert le luxe des congés payés" . 


            On ne comprend rien à la succession des évènements politiques qui précède immédiatement la seconde guerre mondiale et le collaborationnisme français sans ce ressort là, c’est-à-dire ce moment où finalement l’intérêt de la classe dirigeante a largement pris le pas sur l’esprit collectif de la nation, où paradoxalement  le « rester chez soi » du nationalisme a écrasé le « devenir soi » de la nation, devenir intégrant  l’abolition des classes sociales, intégrant aussi évidemment les immigré.e.s parce que la bonne santé d’une nation se mesure exclusivement à sa capacité à créer sans cesse de la collectivité. Une cité est une matrice à produire de la citoyenneté « humaine ».  Comme le fait remarquer très opportunément Giorgio Agamben, la formule « et du citoyen » est réellement dommageable dans la déclaration des droits de l’homme « et du citoyen », parce qu’il n’existe pas d’humain « non citoyen », ou plus exactement il ne devrait pas en exister puisque « tout humain est un animal politique. » Tout être humain est pris dans un devenir citoyen. Il n’y a pas de migrant, il y a des flux de populations qui dynamisent constamment les lignes de ce devenir citoyen que constitue l’humanité en tant qu’ensemble ouvert. Toute identité, qu’elle soit celle des sujets, des nations, des civilisations est un processus ouvert.



C’est ce que l’on retrouve sous la plume de Bernard Stiegler : « pas de participation qui ne mène l’individu à dépasser ce qui le départage. » Il faut saisir qu’il existe un principe d’individuation qui oeuvre au coeur même de la vie, de la nature, de l’être et que toute tentative de résistance à ce principe là au nom d’un égoïsme de classe, de « mère patrie », de sécurisation acharnée de son « chez soi » est une impasse humaine dont il est temps de sortir et par « temps » il faut entendre heure, et par heure, il faut comprendre « maintenant ».

Il se trouve qu’en plus ce principe d’individuation a indiscutablement à voir avec le bonheur, avec tout ce que cette notion implique de rapport avec le kairos, avec le temps (bien) venu. Que cette heure soit cette heure là, c’est ce que je veux, ce dans le sens de quoi j’abonde. Je consens de toutes les fibres de mon être à ce que cette seconde soit animée de ce principe d’individuation là, de cette heure précise, exclusive unique, composée de cette lumière, de ce climat, de cette température, de cette teneur, de cette nuance (héccéïté). Je saisis à quel point garder le sens de la nuance c’est être en phase avec cette matrice naturelle (naturante) à susciter exclusivement des instants nouveaux, improgrammables, imprévisibles, grâce à cette dynamique ouverte de l’existence. Je la vis pleinement cette héccéïté là et je la vis éternellement (éternel retour).

On comprend bien ce que veut signifier Alain quand il évoque le fait de « vivre en sauvage »: il veut dire hors de la cour, à l’écart de cette persona exclusivement mobilisée par son intérêt personnel, mais ces sauvages hors de la cour, font tribu et cette tribu, c’est finalement l’esprit même, l’esprit authentique  de la gauche.

Et nous retrouvons ici tout ce qui fait la puissance du passage d’Alain: « En sorte que celui qui a trahi le peuple apparaît comme dominé pour toujours par le luxe, par la vie facile, par les éloges, par le salaire enfin de l’Homme d’Etat. L’autre parti n’offre rien de pareil. Il n’y a donc point deux tentations, il n’y en a qu’une. Il n’y a point deux espèces de trahison, il n’y en a qu’une. Toute la faiblesse de n’importe quel homme le tire du même côté. La pente est à droite. »

Il ne fait aucun doute que le sens de ces phrases là ne va pas tarder à se vérifier prochainement si le pire se produit: la trahison du peuple, tout simplement parce la droite est historiquement, intrinsèquement du côté de l’individualisme qui considère comme un fait donné que l’on est soi (et donc chez soi), que l’on a ce nom qui donne droit à héritage, à des avantages en fonction de son enracinement généalogique dans une famille  de la région, du « pays », du « chez soi », de "l’heimat" (c’est un terme difficile à traduire en français bien qu’il soit malheureusement partagé. Il désigne le lieu où l’on se sent « chez soi » ). On ne peut pas insister trop sur l’importance que donne Hannah Arendt, notamment à la page 70 de son livre « conditions de l’homme moderne »:

« Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par un monde d’objets communs, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose qui a davantage de permanence que la vie. La privation tient à l’absence des autres »



Evidemment ce détachement de la sphère privée, de l’oïkos (foyer) est un peu douloureux, voire contre-intuitif. Quel plaisir de rester chez soi à consommer le produit des efforts chèrement acquis par son travail dans un milieu protégé, mais ce plaisir est un leurre, il n’est pas le bonheur et ce n’est pas en tant qu’être humain que l’on en jouit , c’est en tant que « nom », en tant que « français de souche » (qui en tient une bonne souche!) En tant que moi, que plante en pot, que moi identifié comme même que moi. Dans la terminologie de Paul Ricoeur (dont notre président aurait vraiment gagné à être le lecteur plutôt que le "pseudo assistant" pendant une période courte) la mêmeté est sans contestation un concept de droite alors que l’ipséité est évidemment de gauche, parce qu’elle à voir avec cette dynamique de l’ensemble ouvert sans laquelle l’individuation ne pourrait pas être ce  qu’elle est, à savoir un processus sans achèvement possible.

 


                 La tentation est à droite, l’effort est à gauche et par effort il faut revenir à la définition spinoziste du conatus, « l’effort d’une chose (d’un être) pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. ». Jouir du plaisir de rester chez soi ou s’embarquer dans la joie pleine de devenir cet autre à soi que l’on est vraiment? (Comprendre que ce que l’on est vraiment, c’est accepter que l'on n'est « pas soi, pas chez soi »). Se complaire dans le confort de l’individualisme ou s’imposer l’effort de l’individuation ? « La pente est à droite »: la justesse de cette parole me saisit à chaque fois que retentissent à mes oreilles ces slogans dont l’écho rassemblent étrangement les supporters du PSG et la haute bourgeoise versaillaise: "on est chez nous". Non! Nous ne sommes pas chez nous. Il n’y a pas de "chez nous". 

il faut nous habituer et nous réjouir de rester hors des portes de la loi du chez soi, comme dans cette magnifique nouvelle de Kafka (l'esprit authentique de la loi c'est que jamais la loi ne nous accueille dans un "chez nous"): 

            « Devant la loi il y a un gardien. Un homme de la campagne vient trouver ce gardien et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peut pas le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et demande alors s’il pourra être autorisé à entrer plus tard. « c’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant (…) Maintenant je m’en vais et je la ferme. » 

Exister c’est vivre à l’extérieur de la porte du chez soi de la loi, de l’oïkos. On n’existe que là, parce qu’être, c’est se tenir hors de…Commentant ce passage Léa Veinstein écrit à propos de la lecture de Kafka: « On se demande à chaque phrase, presque à chaque mot, ce que cela signifie - comme si chaque syllabe était à la fois d’une simplicité abyssale et d’une complexité sans fond; comme si chaque mot, tel un train pouvait littéralement en cacher un autre, comme si le texte se dérobait à notre compréhension. On sent qu’il y a là comme dans une parabole, une fable ou une allégorie, une signification à délivrer, mais dés qu’on croit en attraper une elle nous échappe. »

Il faut exister comme on lit du Kafka, probablement parce qu’il existe peu d’auteurs qui aient mieux compris la vie que celui-là, c’est-à-dire qui aient compris que l’existence est comme un palimpseste, un livre écrit sur les caractères d’un ancien livre lui-même écrit sur un ancien livre et ainsi de suite, de telle sorte que l’on ne fait en progressant dans l’interprétation d’une certaine strate que suivre sans le savoir une autre plus souterraine qui nécessairement nous désinstalle de ce territoire de compréhension dans lequel nous étions déjà en train de poser nos meubles. Le mieux au final c’est de renoncer à s’installer. Si la pente est à droite, alors exister est à gauche, et Alain a raison.



Pour illustrer cette raison, on peut regarder cette vidéo dans laquelle s’exprime finalement tout ce qu’Alain désigne par cette expression « la pente est à droite », à savoir cette idéologie du « chez soi ». Il y a une inclination de l’oïkos, du droit de faire ce qu’on veut « chez nous » et sans le savoir la femme qui s’exprime à la toute fin de la vidéo nomme son problème  comme une sorte de clairvoyance sur le mal profond qui la ronge: « tu ne m’intéresses pas » dit-elle à sa voisine. Elle pourrait en dire autant à toute altérité en fait, aussi bien qu'à toute dimension politique, publique de son existence (ce qu'elle nous dit c'est que ça ne l'intéresse pas d'"exister", tout ce qu'elle veut c'est "vivre" dans son chez soi, avec son visage flouté et sa maison protégée). Ce « chez soi » est sans fond. Il est un renoncement à toute ipséité, à toute existence au sens de "ex-sistere" se tenir hors de.."). Il est aussi revendiqué devant la caméra qu’indétectable et déjà oublié par les radars de l’ipséïté. Cette personne sait bien (à une certaine couche non encore atteinte de son palimpseste mental) qu’elle perd toute dignité, toute sobriété, toute justesse, toute ipséité et le "flouté" qui cache à nos yeux son visage en est clairement la signature.


lundi 24 juin 2024

A consulter sur Shoganai : le pouvoir de l'inculture, l'inculture au pouvoir (article sur les élections à venir)

 



Vous trouverez le blog shoganai dans la liste des blogs favoris. Le dernier article en date essaie de situer l'enjeu des élections à venir à partir de la référence à une émission récente diffusée sur LCI dans laquelle Sarah Legrain donne un cours d'histoire à deux journalistes incultes. 

vendredi 21 juin 2024

HLP Terminales - Peut-on perdre son humanité? Référence au traitement corrélé de deux textes (Robert Anthelme et Emmanuel Lévinas)


 « Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire :  « Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le mieux à ce que vous pensez qu’il est par nature : le déchet, le rebut, vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ceci, qui devrait vous étendre raide si « l’erreur » pouvait tuer : vous lui avez permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort. Non parce que les malheureux sont les plus forts, non pas non plus parce que le temps est pour nous. Mais parce que Jacques cessera un jour de courir les risques que vous lui faites courir, et que vous cesserez d’exercer le pouvoir que vous exercez et qu’il nous est déjà possible de donner une réponse à la question : si à un moment quelconque il peut être dit que vous ayez gagné. Avec Jacques, vous n’avez jamais gagné. Vous vouliez qu’il vole, il n’a pas volé. Vous vouliez qu’il rît pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n’a pas ri. Vous vouliez surtout qu’il doute si une cause valait qu’il se décompose ainsi, il n’a pas douté. Vous jouissez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl ! on avait raison, ja wohl  Votre conscience est tranquille. « On avait raison, il n’y a qu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève (…) 

On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d’autant plus raison que c’est moins visible, d’autant plus raison que vous avez moins de chances d’en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes. Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant. Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS. »



Il n’est pas question ici de proposer un corrigé de l’épreuve de HLP du bac 2024 (jour 1 - texte de Louis Aragon), mais simplement de rappeler deux références qu’il convient vraiment de traiter ensemble: celle d’un passage du livre de Robert Anthelme « l’espèce humaine » (p 94 - éditions tel Gallimard) et celle d’Emmanuel Lévinas dans totalité et infini page 112 (vivre de…). La corrélation de ces deux extraits est nécessaire pour la question posée, non seulement parce qu’il est rare que la profondeur d’un philosophe de profession côtoie d’aussi prés l’expérience plus qu’affûtée d’un témoignage, mais aussi parce qu’il n’est pas du tout évident de faire ce lien entre un texte qui parle du rapport entre le besoin et la jouissance et ce passage qui tient un peu de la bravade, du défi au coeur même de l’épreuve que fait Robert Anthelme d’une pure abjection.

« La nourriture, comme moyen de revigoration est la transmutation de l’autre en même, qui est dans l’essence de la jouissance: une énergie autre, reconnue comme autre, reconnue comme soutenant l’acte même qui se dirige vers elle, devient dans la jouissance mon énergie, ma force, moi. Toute jouissance en ce sens est alimentation. La faim est le besoin, la privation par excellence et, dans ce sens précisément vivre de…n’est pas une simple prise de conscience de ce qui remplit la vie. Ces contenus sont vécus: ils alimentent la vie. On vit sa vie. Vivre est comme un verbe transitif dont les contenus de vie sont les compléments directs. Et l’acte de vivre ces contenus, est ipso facto, contenu de la vie. La relation avec le complément direct du verbe exister, devenu transitif (depuis les philosophes de l’existence) en réalité, ressemble au rapport avec la nourriture où à la fois il y a rapport avec un objet et rapport avec ce rapport qui, lui aussi, nourrit et remplit la vie, on n’existe pas seulement sa douleur ou sa joie, on existe de douleurs et de joies. Cette façon, pour l’acte de se nourrir de son activité même est précisément la jouissance. »

Manger une pomme, c’est l’assimiler à soi, c’est faire devenir de l’autre: la pomme, « même » puisque au sens strict je l’incorpore, je la fais devenir « moi », mon corps, en la mangeant. Cette assimilation de l’autre à ce même qu’est mon corps provoque de la jouissance. On pourrait hâtivement en déduire que si je ne peux pas manger, mon corps ne peut plus rien assimiler et sera donc privé de cette jouissance de l’incorporation. Mais c’est faux, tout simplement parce que la privation de nourriture sera bel et bien un moment de ma vie, un objet de ma vie, un contenu.  Vivre de pain ou de pommes n’est pas une simple prise de conscience de ce qui remplit mais aussi de ce qui la désemplit. Je vis aussi cette privation. J’existe cette faim, par le biais de quoi elle devient bel et bien « ma » faim. Il a donc bien fallu qu’il y ait assimilation quelque part mais à un autre niveau que celui de l’incorporation strictement physiologique. 

        De fait, aucune pomme n’est venue renforcer mon métabolisme et je suis toujours en prise avec un déséquilibre susceptible de me faire mourir s’il dure trop longtemps. Mais je n’en ai pas moins faim de cette pomme ou de ce pain et cette faim est mienne. J’existe ma faim et cela très vivement, par quoi il n’est pas possible que je sois en train de vivre une autre expérience que celle, paradoxale, de vivre DE ma faim et j’en vivrai autant que ma faim durera fût-ce jusqu’à ma mort.  Cette capacité que nous avons de vivre de tout y compris de la privation même de ce qui nous fait physiologiquement survivre situe notre être à un certain niveau d’indépendance existentielle et de jouissance autarcique efficient, radical. Quelque chose en moi se nourrit du fait d’être affamé et en conçoit une authentique jouissance.




Ce que nous effleurons ici est un sens de l’expression « joie de vivre » presque indécent et en même temps sidérant de justesse. Mais cette sidération n’en serait pas moins indécente si Robert Anthelme ne la confortait pas du poids presque insoutenable de cette expérience qu’il vit et décrit en faisant parler Jacques, ou plutôt le corps de Jacques si manifestement rachitique, en instance de décomposition, de lèpre, de putréfaction avancée que les nazis n’y voient que du feu. Ils ne réalisent pas qu’ils accomplissent exactement le contraire de ce qu’ils pensent prouver par A + B. Mais quel est le raisonnement des nazis: un être humain a un corps. On peut exercer sur ce corps des privations qui vont progressivement le faire mourir. Plus le corps est affecté des marques visibles de sa disparition, plus le corps humain déchoit pour ne plus devenir que corps vivant puis cadavre. On peut donc soumettre un corps humain à un traitement qui ne satisfait plus ses besoins vitaux et ainsi le réduire à un état de déchéance au sein duquel l’apparence du corps est si maltraitée qu’il n’est plus rien d’humain qui puisse s’y reconnaître, s’y revendiquer, s’y faire respecter.

Ce qu’oublie totalement ce raisonnement, c’est que nous sommes tout ce que nous vivons et que l'expérience d'être n'est pas la même que celle de vivre. Nous vivons de tout ce que nous vivons. Je me nourris aussi de la faim, de la privation de pain et dans ce mouvement par l’entremise duquel la faim devient ma faim, il y a bel et bien aussi jouissance mais à un autre niveau que celui de la revigoration ou de l’équilibre de mon métabolisme biologique

            Mais de quel niveau s’agit-il? De celui de la conscience d’avoir faim, de ceci qu’aussi affamé.e que je sois, et précisément en tant que je suis affamé.e, j’existe aussi ma faim. C’est même de cela dont je fais l’expérience avant d’avoir faim. Avant d’être cet organisme affamé dont le métabolisme exige inutilement d’être satisfait, quelque chose s’insinue entre cette privation de nourriture et mon estomac vide, et cette chose c’est étrangement de la satisfaction, de la jouissance, de l’extériorité devenue mienne, devenue moi. Mais c'est quoi ? De la conscience irréductible d’être, d’être là comme ça, à deux doigts de la mort, lépreux, agonisant, mais conscient d’être. Et cette conscience est absolument et paradoxalement triomphante, faisant signe d’une dimension absolument invulnérable, et ce dans sa vulnérabilité même. Plus les nazis s’échinent à la réduire, plus, sans le savoir, ils la confortent.

Que recherchent vraiment les nazis? Une expérience dans laquelle le fait nu de la vie soit vraiment nu de telle sorte que plus rien n’y soit revendicable, ni assignable à des êtres humains. Ce à quoi ils veulent réduire les prisonniers c’est à des expériences tellement "limite" qu’un humain s’y nie en tant que conscience et s’y réduise à du pur vivant, un peu comme un zombie qui n’aspire qu’à mordre et à se déplacer aveuglément. Il est pour eux question de produire des conditions de vie dépourvues de toute possibilité d’ancrage de l’humanité (sur ce sujet, voir Barbara Le Maître: "Zombie, une fable anthropologique": "un zombie c'est un corps auquel on a retiré tout ce qu'il a d'humain")




Mais précisément jamais il n’a davantage été donné à Jacques de s’accomplir en tant qu’humain parfait, en tant que conscience de son existence, que pure conscience d’être précisément parce que l’expérience des camps est celle qui conduit les prisonniers à se situer sur cette ligne de crêtes qu’est l’épreuve limite de la vie, de conditions de vie si radicalement impraticables que la puissance d’appropriation d’instants de vie par un être conscient s’y fait jour dans la clarté d’une puissance aussi invincible qu’animée du mouvement de la nécessité humaine la plus radicale. Nous vivons de tout ce que nous vivons y compris  du plus insoutenable, mais pourquoi? Parce que nous sommes des héros, des êtres surhumains, des Dieux? Non justement parce que nous ne sommes que des humains, rien que des humains mais totalement des humains.

L’inversion des perspectives entre les bourreaux et les victimes est conduite par Robert Anthelme jusqu’à ses plus logiques et ultimes conséquences.  Finalement ce sont les prisonniers qui sont plutôt en situation de tendre la main à leurs tortionnaires, mais ils ne le font pas. L’opposition entre la déchéance visible des corps des prisonniers et l’accomplissement clandestin de leur humanité rend absolument impossible et inexprimable la vérité de cette expérience limite dont les artisans sont les victimes réelles et les victimes les gagnants. On perd son humanité dés que l’on ne reconnaît pas l’existence d’autrui en tant qu’Autrui. C’est ce que les nazis essaient de faire en s’efforçant de réduire de l’humain à du pur vivant. Mais "le fait nu de la vie n’est jamais nu" - Emmanuel Lévinas. La notion même de « besoin vital » est une aberration médicale dont il faut revenir non pas qu’il soit donné à un corps humain privé de nourriture de survivre très longtemps à cette privation, mais cette expérience même de la privation n’en sera pas moins appréhendée par ce corps humain comme une nourriture d’un certain type dont son existence consciente se nourrira forcément et dans ce « forcément », c’est toute l’indéfectibilité de la condition humaine des victimes qui se prouve, s’effectue, s’éternise. Il n’en va pas de même pour celle des bourreaux. 




samedi 15 juin 2024

Terminales 2 / 3 / 6 - Avons nous le temps?

  



            

1) L'insaisissabilité du temps et son rapport à la conscience

               Pourquoi prenons-nous aussi mal la réponse qui nous est parfois donnée lorsque la personne à laquelle nous nous adressons refuse de nous accorder ce que nous lui demandions: « désolé, je n’ai pas le temps! » ? Parce que ce temps, au sens strict, elle l’a, mais qu’en fait dans son planning plus ou moins serré, mais surtout dans la hiérarchie sociale, professionnelle, affective de ses occupations, elle ne situe pas très haut notre offre ou notre prière. Il y a ce qui se passe « maintenant », et chacune, chacun filtre cette occurrence de faits purs, de rencontres, de micro-évènements au gré des critères de son appréciation, de son sens de l’urgence.  Il est impossible à un médecin de répondre à la demande d’un patient sur un rhume s’il vient d’être appelé pour secourir un blessé. Ici il y a un cas d’urgence vitale qui évidemment prend le pas sur une demande jugée moins essentielle. Ce n’est pas, à proprement parler de « temps » dont nous manquons mais de disponibilité à l’égard des demandes. Nous ne pouvons pas être partout à la fois. C’est plutôt de démultiplication de soi dans l’espace, ou dans les espaces que nous manquons, ce que l’on appelle « l’ubiquité ».

En un sens, le temps, il est impossible que nous ne l’ayons pas, nous l’avons tout le temps durant lequel nous existons. Personne ne peut vivre sans prendre, par cet instant là, le temps de vivre. Nous avons nécessairement le temps de vivre. Quand je serai décédé, je n’aurai pas le temps mais je n’existerai plus non plus. Même si l’être humain évoque souvent dans la religion ou la mythologie la question de l’immortalité, il est évident que l’existence humaine et le temps ont partie liée. Même si l’on croit à une continuité de notre être après la mort, ce n’est pas en tant que corps, ou en tant que « j’ai ce corps là », ou que je suis « cette personne là ». Tout le temps que « je » vis, en tant que « moi », j’ai le temps de vivre.  Dire que " je suis » ce n’est qu’une seule et même chose avec l’énoncé: « j’ai le temps d’être ».

On pourrait finalement faire valoir cette argumentation presque impeccable: toute personne qui affirme qu’elle n’a pas le temps ment, ou fait une erreur, ne serait-ce que parce que l’énoncé: « je n’ai pas le temps » se déploie bien dans une durée et que, si le temps n’existait pas, elle ne pourrait absolument pas l’avoir tenu. 
Mais précisément le temps utilisé ici est intéressant parce qu’il est bien une dimension du temps qui effectivement échappe à la personne qui tient ce discours, c’est le présent. Ce qui est dit ou écrit, en tant qu’il est dit ou écrit n’est plus vraiment présent au sens pur du terme. Nous réalisons ainsi que tous les messages que nous nous adressons appartiennent au passé. Si nous saisissions les énoncés dans leur présent, ce serait un bruit inarticulé et inaudible, ou pour le moins incomplet. 


De plus, nous savons bien que la lumière met un certain temps à nous arriver puisque elle est émise à une vitesse constante: 299 793 km/s pour être précis. Le soleil que nous voyons a 8minutes de décalage avec notre présent pur et nous ne pouvons donc pas saisir la lumière du soleil telle qu’elle est train d’été émise mais telle qu’elle a été émise il y a 8 minutes. Or ce décalage est également opérationnel pour tout ce que nous voyons. Par conséquent l’espace dans lequel nous nous voyons être est de très peu, mais néanmoins nécessairement et toujours passé (puisque la vitesse de la lumière est une constante). 

Nous pourrions objecter que cette observation est juste mais qu’elle n’affecte que notre vue et que nous avons d’autre sens, mais ce n’est pas exact puisque nous connaissons suffisamment notre système nerveux pour savoir qu’entre le signal capteur émis par les différents éléments de notre environnement immédiat et la réalisation par notre cerveau de leur présence, il y a un délai qui se situe entre 1 et 100 m/s (50 pour les membres principaux: bras, jambes). Je n’ai pas le présent parce que mon « je » ne fait jamais l’expérience d’un présent pur si par « expérience » on entend la perception d’un objet, d’une chose ou d’un être « identifiable ». 

Le moins que l’on puisse en dire c’est que le temps est une notion troublante: il est absolument impossible qu’il n’existe pas parce que l’on ne voit pas du tout dans quelle dimension se déploierait ces lignes, cette écriture, ni même le mouvement de les penser, mais dés que nous essayons de saisir, de capter cette dimension, nous nous rendons compte que le seul temps que nous puissions définir ou percevoir c’est le passé et que donc c’est du temps qui n’est plus là:

C’est exactement ce que veut dire le philosophe Saint Augustin (354 - 430) quand il affirme que:  « Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être. »

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?

Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l’on dise encore, par un abus de l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir ; qu’on le dise, peu m’importe ; je ne m’y oppose pas : j’y consens, pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit déjà, que le passé soit encore. »

Saint Augustin, les confessions, Livre XI



 Avant d’expliquer ce passage, il n’est vraiment pas inutile de prendre en considération le titre de l’ouvrage: « Confessions ». Ce terme désigne les aveux d’une personne décidée à dire des vérités plutôt intimes. Se confesser, c’est consentir à ne plus rien dissimuler de soi. On peut donc s’interroger sur la question de savoir ce que le temps vient faire ici, car a priori, le temps n’est pas une dimension (difficile de dire que le temps est une chose) propre à l’intimité d’une personne.  Cette forme de mise à nu de son existence, il est clair que Saint Augustin la consacre à Dieu. La foi chrétienne lui révèle la vérité sur son existence même et il avoue plusieurs péchés dans cette oeuvre. 


Si cette oeuvre que certains commentateurs considèrent comme l’une des premières autobiographies peut à bon droit être considérée comme philosophique (alors qu’un homme s‘y dévoile entièrement et que la philosophie ne peut en aucune manière consister dans l’étalage de sa vie privée), c’est que cette mise à nu est si radicale qu’elle touche à des racines métaphysiques (étude des premiers principes) ou bien, en d’autres termes, qu’elle finit par se développer dans des questions tellement « premières » qu’il est absolument impossible qu’un être humain consciemment ou pas les éprouve. Ainsi en va -t-il de ce présent qui est à la fois la seule dimension effective de nos vies et pourtant cette réalité qui n’est qu’en tant qu’elle n’est déjà plus, puisque il passe. D’emblée nous pouvons suspecter que quelque chose d’existentiel ici se manifeste, mais qu’est-ce que ça veut dire: «  existentiel » ? Tout simplement que c’est en prise avec du vécu, avec une expérience qu’aucun être humain ne peut éviter dans le réel de sa vie ordinaire.

« Ce qui est bien connu, parce qu’il est bien connu, n’est pas connu » dira le philosophe allemand Hegel (1770 - 1831). C’est exactement ce que Saint Augustin affirme d’une autre façon à l’égard du temps. Il participe  de ces évidences qui font tellement partie intégrante de nos expériences, parce qu’il en est le cadre incontournable que finalement nous ne savons pas ce qu’il est. Prendre le temps comme objet d’étude ou de réflexion, c’est viser une dimension qui fait nécessairement partie intégrante de l’étude. Je ne pourrai pas étudier le temps ailleurs que dans le temps. Le temps se questionne lui-même par l’intermédiaire de l’être humain.  Sur quelle base peut-on partir dans ce questionnement si difficile? Ignorons nous ce que le temps est, parce qu’en fait il ne serait rien, juste un fantasme ou une idée fausse, une fiction? 


Non, c’est impossible; il y a « quelque chose ». Saint Augustin interroge l’existence du temps en tant que « chose », substance, laquelle désigne une sorte de réalité de substrat qui « demeure », qui existe par soi-même. Or qu’il y a du temps, nous le percevons directement non pas tant à la présence des choses et des êtres mais à l’évidence de leur passage, de leur fuite, de leur disparition finalement.  Je sais qu’il y a du passé, du futur et du présent parce que j’observe bien qu’il y a des choses qui ne sont plus comme avant qu’il y a des choses qui adviennent qui apparaissent alors qu’elles n’étaient pas avant et que certaines choses sont en train d’être. 

Mais le problème c’est que ces dimensions dont il m’est finalement impossible de douter puisque je constate bien leur effet sur les choses ne sont pas encore, ou plus du tout. On pourrait rajouter: « objectivement », si par ce terme on entend rigoureusement ou encore « à strictement parler ». Par définition, le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et déjà le présent est en train de disparaître. Mais alors pourquoi en parlons nous? Quand je parle du futur, je parle au présent d’un futur qui en toute rigueur ne sera vraiment que quand il sera présent et non futur. Si l’on place dans une pochette les exercices à faire « pour demain », on ne les fera jamais parce qu’il y aura toujours un demain à un aujourd’hui. Le futur et le passé sont « au sens propre » des « vues de l’esprit » et le présent, lui, est bien réel mais seulement en tant qu’il est en train de ne l’être plus. Quand je distingue un présent qui demeure, de deux choses l’une: soit ma mémoire est en train de le retenir, soit j’éternise ce présent qui, du coup, n’en est plus un puisque il est l’éternité. 


        Le présent est un peu comme un amant qui part toujours, une sorte de dom Juan qui, à peine apparu est déjà en train de s’éclipser et que sa maîtresse éphémère tente de retenir à toute force, c’est ce que mon appelle l’attention. Elle se souviendra « religieusement de lui » et cela s’appelle le passé. Probablement fera-t-elle des projections sur son retour et cela s’appelle le futur. Notre rapport au présent est donc un peu comme celui d’une amante frustrée (ce rapport entre temps et désir est d’ailleurs fondamental, en réalité: il est la forme même de ce désir d’exister en lequel plus que toute autre chose nous consistons selon des philosophes comme Spinoza et Schopenhauer, même s’ils ne pensent pas du tout cette consistance de la même façon: la joie pour Spinoza, le désespoir pour Schopenhauer)

Après nous avoir placé dans l’embarras, et c’est peu dire, Saint Augustin tente de distinguer clairement ce qui est objectivement vrai et ce qui ne le serait que subjectivement (par ce terme de subjectivement il ne faut pas entendre ce qui ne dépendrait que d’une personne en propre mais de l’Humanité: le temps a nécessairement une réalité hors de l’homme et une réalité qui n’est effective que pour l’humain). Il y a un mode d’existence du temps pur, strict au regard duquel il n’existe ni passé ni futur. Rien n’est que présent et je peux au présent évoquer rappeler le passé anticiper et attendre le futur mais seulement en tant que j’ai un esprit, une mémoire et une capacité de projection. « Je confesse donc trois temps » dit Saint Augustin dans une formulation assez lumineuse parce que de fait, c’est une évidence qui ne vaut qu’à l’intérieur de soi ou encore d’homme à homme, mais pas en toute rigueur (c’est donc bel et bien une confession). Qu’il y ait du futur et du passé, c’est une affaire d’interprétation humaine, c’est-à-dire que cela vaut pour tous les hommes.



        Ceci dit, on ne peut pas s’empêcher de penser, notamment en évoquant plusieurs films que la conséquence directe de cette évidence est très troublante aussi à l’échelle individuelle: ce passé que je me remémore comme mien, comme celui de mon existence vécue n’est-il pas nécessairement sujet à caution parce que nécessairement interprété? Faisons nous autre chose que réinterpréter sans cesse à la lumière de notre présent un passé qui finalement n’est jamais aussi figé qu’il le paraît? Ne serait-ce pas d’ailleurs le propre de chaque analyse que de nous aider à trouver l’interprétation la moins fausse, la moins génératrice de problèmes ? S’inventer le passé le moins faux possible, n’est-ce pas aussi la tâche de l’historien pour les nations?


Il y a donc un certain abus de langage (plus que d’usage en fait) à confondre passé et mémoire, futur et attente, présent et attention, mais il semble aussi évident que l’être humain ne peut pas vraiment parler ni penser autrement. Toutefois, il serait faux en toute rigueur d’être à ce point victime de cet abus que l’on penserait qu’il y a effectivement, objectivement  un futur pur qui existe dans « l’avenir » ou un passé réel qui demeure quelque part. La vérité la plus stricte, c’est que nous ne vivons que ce présent fuyant, évanescent qui déjà n’est plus.  Que le soleil se lèvera demain, que je survivrai à cette micro-seconde pendant laquelle j’écris cette ligne, ce n’est absolument pas certain. Nous nous tenons sur l’extrême bordure d’une falaise en train de s’effriter de chaque côté. Nous glissons sur ce terrain meuble et c’est là la seule réalité stricte du temps. Le passé certes demeure mais dans ma mémoire, et seulement là, tout comme le futur déjà s’annonce mais dans mon attente seulement. Quand Marc-Aurèle écrit qu’il faut vivre chaque instant comme s’il était le premier et le dernier, il a entièrement raison parce que c’est la vérité la plus rigoureuse de notre rapport « pur » au temps. Tout le reste n’est qu’interprétation, spéculation (et éventuellement procrastination).



2) De quel temps manquons-nous?

            Nous pouvons aujourd’hui observer un paradoxe flagrant: nous disposons des moyens technologiques d’accomplir, notamment grâce aux instruments informatiques qui nous permettent de nous connecter à des réseaux d’information, de communication, un maximum de choses en peu de temps. Les facilités et les exigences satisfaites de rapidité dans les contacts, dans les transmissions, dans les transports ont réduit les distances de telle sorte qu’en un sens nous vivons dans un espace virtuel de plus en plus réduit. Pourtant le sentiment de manquer de temps a rarement été aussi vivace, comme si la multiplicité des tâches réalisées ne faisait qu’accroître le sentiment que l‘on peut encore en faire plus. Les dernières technologies nous rendent capables de faire sans arrêt davantage et pourtant nous vivons dans le sentiment de manquer de ce temps qui  est si pleinement occupé, rentabilisé, divisé en tâches accomplies de plus en plus rapidement.  Comment expliquer la contradiction entre le sentiment quasi-unanime de manquer de temps dans nos vies actuelles et l’accomplissement indiscutable d’un nombre de tâches beaucoup plus élevés grâce à l’amélioration des techniques?

a- La mécanisation des tâches nous permet de lancer des processus de réalisation sans présence ni implication de telle sorte que quelque chose se fait: un café, une machine, un téléchargement, un enregistrement, une remise à jour, etc. par un simple clic ou par une simple pression. Cette multiplication des choses faites sans participation ni effort de notre part rend totalement obsolète et  nul le raisonnement suivant lequel « il faut du temps pour qu’une chose se fasse »  (finalement l'idée qu'il y a un temps propre à une tâche disparaît: on peut penser ici au rythme de croissance et de renouvellement des terres cultivables (jachère) qui aujourd'hui est totalement faussé par l'utilisation d'engrais non naturels). Les actions de ce type se font vite et surtout sans nous.  Ce n’est pas vraiment que nous manquions de temps, c’est plutôt que le rapport entre le temps et l’action est transformée. Nous prenions la mesure d’une chose par l’effort que nous y consacrions mais cette énergie humaine étant supplantée par une autre de type mécanique nous n’établissons plus qu’une relation quantitative à l’égard des « choses à faire » lesquelles sont finalement moins réalisés que « checkées » dans une check list. C’est un temps que nous ne prenons pas. On pourrait dire ici que la poiesis prend définitivement le pas sur la praxis.




b- Nous avons également le sentiment de manquer de temps parce que nous confondons le flux irréversible au fil duquel rien ne demeure et au gré duquel nous-mêmes « suivons notre cours » avec la succession des minutes, des heures, des jours et des années. Nous pensons qu’il y a  donc quelque chose à faire sans prendre en considération le fait qu’être ou plutôt devenir, quoi qu’il arrive, remplira ce temps. Bref on se trompe de verbe, on pose la question de l’avoir, de la propriété du temps ou de sa rentabilisation peut-être en étant animé d’un esprit inconscient de dénégation, de déni, c’est-à-dire pour ne pas regarder en face que le temps est moins ce que j’ai à occuper ou à remplir que la forme même, la déclinaison de mon être (dans tous les sens de ce terme). Avant d’avoir des choses à faire nous sommes un être à devenir. Le souci de soi prime ontologiquement (ontos: l’être), existentiellement et « évidemment » sur la question des biens, de sa réputation, de son pouvoir. C’est exactement ce que veut dire Montaigne dans le 13e chapitre du troisième livre des Essais: tu n’as peut-être rien fait aujourd’hui mais tu as nécessairement vécu et si tu réfléchis, tu réaliseras en fait tu n’a pas vraiment à « occuper » ton temps mais à devenir dans le flux de son écoulement. Nous inversons complètement ce rapport ontologique au temps. 


c- Or si nous suivons le fil de cet argument, nous ne pouvons pas éviter la question de la mort puisque ce devenir nécessairement aboutit à notre décès. Nous pouvons penser que nous n’avons pas le temps parce que la mort menace de m’interrompre avant que j’ai accompli ce qu’il me semble devoir accomplir. Notre temps dés lors que je le perçois comme décomposable, quantifiable est « compté ». Je sais bien que je vais mourir donc je manque de temps. Mais comment pourrais-je manquer de temps pour être celle ou celui que je pense devoir être si être est précisément ce qui s’opère dans le fil temporel de ce que je suis en train de devenir? Qu’interrompra vraiment la mort? Y’a-t-il vraiment du sens à parler d’interruption d’ailleurs? Une activité est interrompue quand elle est bloquée soudainement dans son mouvement, suspendue, c’est-à-dire quand quelque chose l’empêche d’aller jusqu’à « son terme ». Or la mort est précisément ce terme. Y’a t-il vraiment un être que je serai censé être au-delà de cela même au fil de quoi « je suis »? Ma mort n‘est-elle pas la fin de tous mes possibles? N’est-elle pas comme le dit le philosophe Lévinas « ce que je ne peux pas pouvoir ». Quelque chose de la peur de la mort si effective en Occident repose peut-être sur un malentendu profond car il n’existe nulle part de choses ou d’expériences que j’aurais pu faire si je n’étais pas mort car si c’était le cas, nous serions est train de parler d’une autre personne. Aucune phrase ne peut être considérée comme « interrompue » par son point final puisque c’est justement grâce à ce point final qu’elle est cette phrase là. Elle est tout ce qu’elle doit et peut être et ce grâce à ce point. Il n’est pas question de dire ici que notre mort est écrite (nous n’en savons rien) mais plutôt que l’on est tout ce que l’on peut être, qu’il n’est pas d’autre lieu pour être que celui d’une existence ponctuée par la mort. J’ai tout le temps dont je dispose car je suis ce temps de mon existence ni plus ni moins, serais-je mort à 3 jours que cette affirmation n’en serait pas moins vraie. (Les Parques: Clothos tisse le fil de nos vies, Lachesis le file et le met sur le fuseau, Atropos le coupe quand la mort est venue ). 




d-Cette dernière perspective est finalement celle que l’on trouve aussi bien dans l’Epicurisme que dans le Stoïcisme, mais sous des formes différentes. Elle est particulièrement riche dés lors que nous la situons dans le rapport que nous entretenons avec les évènements, c’est-à-dire dans une visée plutôt stoïcienne (qui est peut-être la première philosophie de l’évènement). Nous sommes souvent tentés de classifier les évènements dramatiques ou perturbants comme des obstacles au développement de notre être, de nos possibilités, de notre personnalité mais ces réalités se déploient elles-mêmes au fil du temps. Simplement elles ne le font pas au gré de la même vitesse. Si elles contrecarrent mes plans c’est justement parce qu’elles se déroulent bien sur un plan que nous partageons. J’ai à faire « avec » parce que je suis précisément cette composition là. Je compose avec ces vitesses de déploiement différentes d’évènements qui « m’arrivent ».  Et elles ne m’arrivent nulle part ailleurs qu’au sein de cette dimension qui est celle-là même de mon devenir. Tel homme qui déplore la mort récente de sa femme ne se rend pas compte qu’il ne pourrait pas exister, devenir « ailleurs » que dans cet évènementialité là. Il pense exister « malgré » cette mort, cet évènement tragique (en ce sens qu’il lui faut trouver les ressources de vivre malgré ce décès)  alors qu’il est bel et bien en train de devenir dans la chair même de ce temps là, dans le déploiement de cette mort. Il s’incarne dans la mort de sa femme. 

            Cette considération là est encore plus intéressante quand nous l’appliquons à notre rapport avec des événements dont la vitesse est beaucoup plus lente comme les transitions entre les ères climatiques. Il y a 115 000 années commençait le pléistocène, une ère de glaciation qui s’est terminé très brutalement (en quelques dizaines d’années seulement) pour laisser la place à l’holocène, il y a 11700 ans. Ce que nous sommes en train de vivre selon de nombreux climatologues, c’est le passage à ce qu’ils appellent l’anthropocènepuisque les variations climatiques ne sont plus d’origine naturelle mais humaine. Dans le déni des climato-sceptiques, se manifeste en réalité l’incapacité totale de percevoir et d’accepter la dimension commune de deux évènements dont les vitesses sont différentes: la transition d’une ère à l’autre et l’existence personnelle des hommes. Il se trouve que les conditions de déploiement de la prochaine ère climatique posent des problèmes de compatibilité avec les conditions d’existence des hommes mais cette compatibilité, qu’elle se fasse ou pas, pointe l’évidence d’un devenir commun. Il n’ y a pas d’autre temps où devenir que celui d’une transition climatique. La question n’est donc pas tant celle de savoir si nous avons le temps (en l’occurrence, nous ne l’avons pas) que celle de savoir comment nous allons devenir au fil de ce temps là qui suivra nécessairement son cours, avec ou sans nous. La plupart des humains sont tellement pris dans des échelles de temps exclusivement humaines impulsées selon eux par des moteurs civilisationnels très puissants comme le progrès technologique, la croissance économique ou l’épanouissement individuel de chacune et chacun qu’ils ne réalisent pas la nature cosmologique du devenir, desanthropocentrée ( ce dont nous allons voir qu'il s'appelait "Aiôn" chez les grecs) 


e-Finalement, il y a dans notre rapport au temps tout ce qui justifie, explique et légitime que l’être humain se pose la question de son ethos, de son attitude, de ce que l’on appelle l’éthique. Cela nous permet de réaliser l’extrême justesse de la philosophie Stoïcienne qui finalement se caractérise d’abord par la distinction entre le choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Il ne dépend absolument pas de nous que le temps soit ou ne soit pas (en ce sens nous n’avons pas le temps) mais il dépend absolument et résolument de nous que nous adoptions une attitude par rapport au temps (faire en sorte que tout ce qui arrive tombe pour nous "à point nommé" - C'est la phrase d'Epictète à méditer très, très intensément: "n'attends pas de vouloir que ce qui arrive arrive comme tu le veux, décide de vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive et tu seras heureux."). 

        Dans cet interstice entre ce que nous pouvons déterminer et ce que nous ne pouvons pas déterminer se situe non seulement notre « feuille de route » mais aussi l’idée même que l’on puisse s’en fixer une, et finalement c’est ça l’éthique stoïcienne. Il ne pourrait pas exister de rapport à soi, d’espace au sein duquel quelque chose comme une attitude pourrait se réfléchir, se concevoir, s’adopter, se décider sans cette nuance entre ce qui, du temps,  ne dépend pas de nous (à savoir qu’il est) et ce qui, du temps, dépend de nous à savoir un certain mode d’être. Quand nous disons que nous décidons ou réfléchissons « en notre for intérieur », est-ce vraiment d’une « intériorité » qu’il s’agit, ou plus simplement de cette nuance, de cette évidence d’une marge de manoeuvre, d’une « ligne » épurée entre « ce qui arrive » et ce qui se construit comme attitude face à l’impact de ce qui arrive. Notre intériorité est finalement très extérieure. « Je » ne suis à chercher nulle part ailleurs que dans cette nuance là: pris, fait de la chair même des évènements qui m’arrivent sans que je le veuille et parfaitement libre d’incarner dans cet impact là un style de composition avec les choses telles qu’elles sont ou si l’on préfère « la vie comme elle va ». Ce que je suis, ce n'est pas un « ne pas avoir le temps », mais plutôt un « devenir le temps qui est ».  Dans cette perspective le temps n’est rien d’autre que la dimension d’effectuation des évènements: ce dans quoi je ne peux absolument pas ne pas être, mais aussi ce dans quoi des styles d’existence peuvent se forger, à condition de saisir le sens de la phrase d'Epictète.

C’est seulement quand nous réalisons parfaitement la nature irrévocable, pure, « donnée »  des évènements que nous pouvons nous « faire advenir » non pas malgré ou contre eux mais comme eux, en eux, tout simplement parce qu’exister ne peut s’effectuer nulle part ailleurs que là. 

        Une grande phrase stoïcienne a été écrite par le poète Joe Bousquet qui après avoir été blessé à la première guerre mondiale a passé toute sa vie couché, sans autre activité que celle d’écrire. Il a dit: « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner ». Cela ne signifie pas du tout que sa blessure était écrite avant qu’elle lui arrive mais qu’il n’existe nulle part de Joe Bousquet sans blessure, qu’il n’existe que ce qui existe et que dans cette multiplicité de micro-événements dont le maillage inextricable fait « la » vie, «  « la réalité », « ce qui arrive », son rôle est d’incarner une certaine façon d’être les événements qui arrivent, d’assumer styllistiquement qu’ils ne pouvaient pas arriver autrement (non pas parce qu’ils étaient destinés à exister mais tout simplement parce que c'est « comme ça »). On pourrait dire que Joe Bousquet trouve le temps d’écrire dans le temps qui n’est plus de marcher tout comme Django Reinhardt trouve le temps de faire du jazz manouche là où il n’est plus temps de faire de la guitare classique à cause de sa main blessée. Nous ne pouvons trouver de nouveaux temps que dans le mouvement même qui en interdit d’autres. Il n’y a que des temps opportuns, ce que les grecs appellent des «  Kaïros » mais évidemment encore faut-il faire advenir les modalités de toutes ces opportunités là et ce n’est précisément nulle part ailleurs que dans cette oeuvre là, à savoir celle de définir ces opportunités là qu’être Humain se constitue, se trouve, grâce à l’éthique et probablement aussi à l’esthétique (ce n’est évidemment pas un hasard si les exemples utilisés ici sont artistiques). Ce qui est fondamental ici pour notre sujet, c'est qu'on comprend à la lumière de la sagesse stoïcienne, que c'est seulement nous qui alimentons la croyance que nous n'avons pas le temps. Il n'est pas d'instants de notre vie qui ne soit autre chose que "l'occasion d'être", dans tous les sens de ce terme. Ne plus avoir l'usage de ses jambes est aussi l'occasion donnée d'être, à condition de ne pas s'entêter à nier l'existence d'un évènement qui est arrivé. 





Si nous devions résumer tout ce qui vient d’être développé, il en ressort que le sentiment de ne pas avoir le temps vient:

  1. de la mécanisation des tâches
  2. de la confusion entre « avoir des choses à faire dans le temps » et « avoir à être dans le temps »
  3. de la mort qui interrompra notre vie
  4. de notre difficulté à saisir des événements qui se déploient au gré d’autres vitesses (réchauffement climatique)
  5. De notre difficulté à saisir notre rapport aux événements 


Il est intéressant de saisir ces cinq éléments de réponse par rapport à la distinction établie par les grecs entre aiôn, chronos et kairos:


Aiôn désigne le temps cyclique, imperceptible: celui des saisons, des rotations planétaires, des orbites cosmiques, etc. 

Chronos désigne le temps mesuré, divisé en heures, en jours en années. C’est le temps physique ou finalement le temps social grâce auquel nous évaluons les durées en les segmentant au gré d’unités fixes, régulières, repérables. Il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons comprendre que grâce à ce temps là mais en même temps il est artificiel, faux, « plaqué » 

Kairos c’est le temps opportun, celui dans l’instantanéité duquel nous nous disons qu’il est temps de….C’est lorsque nous réalisons au sujet d’un acte qu’avant c’est trop tôt après c’est trop tard. C’est cette dimension du temps où tout arrive à point nommé parce que « c’est comme ça ». Une vie juste ou sauvée pourrait être une vie constituée d’autant d’instants que de kairos. C’est à cela que la sagesse stoïcienne aspire. Le kairos est l’expression d’une sensation pure et finalement adéquate du temps. 


On perçoit ainsi à l’aide de cette classification grecque que finalement tous les arguments évoqués (a et b) viennent de l’écrasement par Chronos, le temps divisé de l’Aiôn ou du Kairos, principalement pour le d. Notre planète tourne sur elle-même et autour du soleil. Ce mouvement est celui-là même que décrit l’aiôn. Sur la base de cette double rotation, nous, êtres humains plaquons chronos, temps divisible, social, scientifique, mesurable. Les jours finalement ne passe que sur une planète qui tourne. Pas de chronos sans aiôn. Nous confondons la météorologie avec le climat parce que nous nous posons la question du temps qu’il fait dans chronos alors qu’en réalité la mutation des ères climatiques (d’ailleurs même la distinction de ces ères pose question parce que c’est beaucoup moins net que les mots peuvent nous le faire croire) se fait dans le temps en tant qu’aiôn.

On perçoit bien qu’en un sens Chronos est un moyen de nous approprier l’inappropriable, l’Aiôn. Kairos désigne finalement l’effort visant à parvenir à une adéquation, de telle sorte qu’il soit praticable pour l’être humain de trouver le temps d’être ou de faire, d’agir. 

Dans son livre: « avoir le temps, essai de chronosophie », le philosophe Pascal Chabot distingue 5 régimes du temps dont nous allons nous rendre compte que l’on y retrouve nécessairement les trois dimensions grecques:

  1. Le destin désigne selon lui le temps de la nature, celui dont on pourrait dire pour reprendre les termes d’un poème de Victor Hugo qu’il est celui par lequel il faut bien que « l’herbe pousse et que les enfants meurent. » C’est l’Aiôn pur.
  2. Le progrès marque l’essor de la modernité et la liaison entre le temps et l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature grâce à la technique. L’étymologie de machina est « ruse » en latin. On « met en horloge » le temps et les lenteurs naturelles dans des visées productivistes. On peut penser à tout ce que la machine à vapeur en 1712 change à la satisfaction des besoins humains dans son rapport à la nature.
  3. l’Hyper-temps, c’est exactement le temps que nous vivons actuellement, celui d’une hyper activité au gré de laquelle « une minute ne contient jamais assez de secondes ». Le temps d’un accomplissement multi tâches au fil duquel précisément l’accomplissement ne prend jamais le temps. Temps de la poiesis exacerbée et radicale, peut-être jusqu’au manque complet de sens. C’est Chronos qui étrangle complètement Aiôn et Kaïros aussi.
  4. Le délai prend en compte, selon pas Chabot, cette façon assez contemporaine de vivre le temps comme compte à rebours. Elle n’est pas vraiment nouvelle si l’on fait mention à la notion d’apocalypse, mais le délai auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est scientifique, pas religieux, c’est exactement ce que nous avons évoqué en d, dans notre première terminologie.
  5. Enfin l’occasion est ce qui doit continuer selon Chabot le régime de temporalité préconisé par la philosophie: trouver le moment opportun. Réconcilier finalement dans une dimension du temps qui se situe en surplomb toutes les autres dimensions dont on perçoit bien à quel point elles sont problématiques. Evidemment chacune et chacun reconnaît ici le kairos.

 3) Le temps trouvé ( Kairos)


Mais alors, dans cette typologie des différentes sortes de temps, quels sont ceux que « nous avons », c’est-à-dire ceux à l’égard desquels nous pourrions prétendre à une forme de « maîtrise » quelconque ?

A) Certainement pas la première (le destin ou finalement l’Aiôn) qui représente finalement le temps en tant qu’écoulement continu et irréversible. Il n’est rien de ce temps là que nous puissions transformer ni sur lequel nous pourrions agir. Nous ne pouvons que l’accepter. Nous ne l’avons pas mais il nous est impossible d’être ailleurs ou autrement qu’en lui, par lui. Il est cela même par quoi être signifie « devenir ». Quoi qu’il advienne, c’est forcément dans le cours de ce flux là qu’il advient. On peut même affirmer que l’association du destin (A)  avec l’occasion (E) définit finalement l’attitude stoïcienne. S’accorder avec ce qu’il est absolument impossible d’éviter dans la conscience pleine et assumée d’une réalisation, c’est ça le Kaïros. Nous n’avons pas le temps mais nous pouvons nous satisfaire de l’être, c’est-à-dire de ne pas pouvoir être autrement que dans le flux de ce devenir.

B) Le progrès décrit un temps humain divisé, impulsé, organisé par des humains.  Nous percevons bien qu’il y a là une tentative d’appropriation de l’Aiôn par l’être humain. Comment faire en sorte que ce temps qui file, qui semble suivre un cours cyclique soit mesurable et a fortiori que de cette organisation en jour, en heures, en minutes, il en résulte du bien-être humain dans une sorte de dynamique au gré de laquelle il n’y aurait que du meilleur à venir (évidemment cette conception du temps est gravement affectée aujourd’hui par D en fait)? Avons nous ce temps là? En temps qu’espèce, la réponse est évidemment oui, en tant qu’individu c’est non (aucun individu humain ne peut avoir la prétention de maîtriser ce temps là. Il semble suivre le fil d’une inexorabilité qui n’est pas identique à celle de l’Aiôn puisque elle s’appuie finalement sur le désir de l’être humain de tendre vers une forme de perfection jamais atteinte mais toujours en perspective. On pourrait ici parler de ligne asymptotique (de plus en plus proche de l’axe des abscisses mais jamais confondu). C’est donc par excellence le temps que l’on n’aura jamais, mais dont on aspirera toujours à s’en rapprocher. 

C) Avons nous le temps de l’hyper-temps?  Non et c’est là aussi paradoxal car l’hyper temps est finalement celui au sein duquel la chose à faire la tâche à accomplir parasite et finalement étouffe totalement la perception d’un temps « pur ». L’hyper temps est l’épreuve que nous faisons qu’aucune unité, portion de temps n’est suffisante pour que nous accomplissions tous nos projets. C’est un temps que nous n’avons pas mais en même temps, nous réalisons que c’est faute d’attention de notre part. Nous n’y prêtons pas attention à l’Aiôn.  Nous nous faisons abuser par la croyance que la technologie nous permettrait d’atteindre une sorte de "démultiplication" proche du don d’ubiquité.


D) De toutes les déclinaisons du temps proposés par Pascal Chabot, celle-ci est sans conteste la plus claire pour la question posée puisque finalement la notion même de délai désigne cette portion de temps avant qu’on n’en ait plus.  C’est sur le fond de la conscience qu’on n’y peut rien (au temps qui passe) que l’on essaie de pouvoir un petit peu. Etant entendu que la fin est annoncée, incontournable, que puis je faire ou être de ce temps qui file vers un catastrophe annoncée?

E) L’occasion est, par contre, non pas le temps que l’homme « aurait », mais celui dans l’instantanéité duquel il lui est donné de se satisfaire de ne pas l’avoir. C’est le Kaïros le temps venu de se satisfaire d’être et d’agir, temps où étrangement nous pouvons nous réjouir de l’impression confirmée selon laquelle « tout est accompli », rien n’est à rajouter (c’est le contraire même de l’hyper temps). Le temps d’effectuation des événements est bienvenu quelle que soit la nature des évènements. 

        Pour bien comprendre cette dimension qui est sans conteste la plus féconde philosophiquement, on peut songer à l’expression: « c’est l’occasion ou jamais »que nous utilisons quand nous avons la certitude que telle action que nous préméditions peut s’effectuer à cet instant là parce que la configuration est favorable, parce que "les étoiles sont alignées", comme on dit, bref parce que tout conspire vers cette effectuation: cela peut-être la décision d’une offensive sur tel front dans une bataille, la sortie d’un livre dans l’effervescence d’un évènement de l’actualité, une déclaration d’amour dans un contexte affectif, etc.  Cela ne peut se réaliser que dans cet instant. Il n’est pas question ici d’avoir le temps mais de trouver le bon moment, sachant qu’il y en a un. Mais nous pouvons ici, dans l’esprit des Stoïciens, rajouter une considération essentielle: la formulation suivant laquelle « c’est l’occasion ou jamais » peut être appliquée, en fait à tout instant qui « arrive ». Cette expression ne nous décrit pas une sorte de conseil de vie, d’attitude ou de leitmotiv de la motivation personnelle à agir mais le mode de fonctionnement de la plus stricte effectuation objective du temps.  C’est cela même qui exprime le sentiment de fatalité que de nombreux penseurs relient au Stoïcisme: il  n’y a pas de meilleur moment pour ce moment d’être ce moment parce que de fait il « est ».

Il faut relier le temps de l’occasion avec celui de l’inexcusabilité (sechercher continuellement des excuses). Nous évoluons dans un rapport au temps et aux actions que nous déclenchons qui est souvent celui du conditionnel et de l’excuse, du report, de la procrastination mais nous savons bien que nous sommes à côté de la plaque. Tel amoureux transi peut se répandre en excuse en adjurant la personne aimée qu’il aurait pu être plus prévenant qu’il aurait pu lui offrir de fleurs, etc. Et la personne en question peut (et même doit finalement) lui dire que le problème n’est pas celui de ce qu’il avait l’intention de faire mais de ce qu’il a fait ou pas fait.  « Tu ne l’as pas fait », c’est justement ça le problème. Tu n'est pas autre chose que tes actes et tes "non-actes". Tout est dans cette ligne de frontière très tenue, très fine mais en même temps très juste et parfaitement « pure », intransigeante. Il n’y a pas de meilleure occasion pour un évènement, concerté ou non, d’être, que celui dans lequel il « est ». Nous n’avons finalement au regard de l’occasion, ou finalement du Kairos, pas d’autre temps que celui-là. Rien finalement n’advient jamais autrement que dans ce régime où le temps lui-même se trouve :« c’est l’occasion ou jamais » parce que de fait, c’est maintenant.


Cette considération est peut-être l’une des plus profondes que l’on puisse concevoir sur ce sujet: le fait que tel ou tel instant  soit comme ceci ou comme cela tient à rien. Il aurait parfaitement pu être « autre », mais de fait, il a été « celui-ci » et pas un autre et commencer à arguer sans fin sur ce qu’il aurait pu être n’est pas seulement vain, caduque, mais surtout complètement « faux » il est exactement tel qu’il devait être, et ce depuis toute Eternité.  Ce n’est pas du tout qu’il est ce qu’il est à cause d’un destin qui était déjà écrit quelque part, c’est plutôt « qu’être tel qu’il est »  est un destin, crée le destin.  Chaque instant qui est dans sa pure et simple manifestation est « le » destin.  Il est tout à la fois exact d’affirmer qu’il n’arrive que des moments qui auraient pu être autre ET que tout ce qui arrive dés lors que ça arrive (et pas avant) est un destin. Ce terme ne désigne pas l’acte par lequel des Dieux ou un Dieu éternel écrase votre présent, mais plutôt le mode d’effectuation même de tout présent. C’est le présent qui se fait par lui-même éternel. dans son mode d'effectuation: ce qui arrive est tel u'il arrive. Et c'est tout. Il faut que dans un temps que nous appréhendons, nous humains, en tant que Chronos, nous percevions la fatalité cyclique de l'aiôn, et cela grâce à l'acquisition de la sagesse du Kaïros: tout, absolument tout de ce sujet se résout probablement dans cette phrase


4) L’Eternel retour (Nietzsche)

L’éternité ou l’inéluctabilité, c’est le mode d’effectuation de tout présent. Nous avons tellement l’habitude de définir le destin comme cette dimension pour laquelle tout et écrit d’avance que nous ne réalisons pas que cette loi selon laquelle nous ne pouvons pas éviter que cela soit comme il est (c’est le destin!) C’est cela même qui inscrit dans nos vies « le présent », c’est la machine même à faire du réel: c’est ça le destin.

Mais cette proposition dans laquelle s’exprime toute la sagesse Stoïcienne semble entrer en contradiction avec le passage des Confessions de Saint Augustin. Si le présent demeurait, dit-il, il n’est pas présent mais éternel, dont pour être présent, il faut qu’il passe et disparaisse, fuit. Comment comprendre l’invitation des stoïciens à vivre le présent comme une forme d ‘éternité vouée à être, de tout temps, et la proposition de Saint Augustin?

Il faut vraiment bien saisir le fond de l’argument stoïcien: que cet instant soit, c’est du hasard, il aurait pu être autrement. Seulement voilà, il « est » et à compter de cet instant, du simple fait qu’il soit, plus rien n’est du hasard tout est fatalité.  Le temps est une succession de présents qui, en tant que présents, une fois effectués sont des éternités. Mais cela ne signifie pas que le présent demeure, comme disait Saint Augustin qui finalement n’évoque qu’une sorte d’ « arrêt sur image » d’un instant qui dure sans changer, sans se transformer. Les Stoïciens sont au contraire des penseurs du devenir: les instants ne cessent de se succéder mais comme autant de moments d’éternité. Ce n’est pas un seul et même présent qui revient toujours comme une incessante répétition du même, c’est le présent qui évolue sans cesse mais en se succédant éternellement et différemment. L’éternel retour ce n’est pas la répétition du même mais au contraire la loi infrangible de la succession d’un instant éternel à un autre instant éternel, comme une spirale et non comme un cercle.


Avoir le temps, cela pourrait signifier dans cette acception qui, sans conteste, la plus profonde, parcourir cette spirale pour plutôt réaliser et accomplir personnellement le détour métaphysique de cette « usine à instant donné » qu’est l’existence.  La plupart d’entre nous nous contentons d’accueillir l’instant, de nous en réjouir ou de nous en lamenter en restant complètement étranger au processus singulier et clandestin de sa « fabrique » qui est l’infini.

 Dans cette intuition que Nietzsche  développera en 1881 et qui reprend de façon plus intacte et plus existentielle une idée des Stoïciens, nous nous rapprochons de la possibilité de résoudre tous les paradoxes du temps: sa possession et sa fuite, son intériorité et son extériorité radicale, son accessibilité et son échappement. Mais cela réclame une certaine lenteur car c’est le type même d’idée que l’on gagne à ne jamais croire acquise. Autrement dit nous n’en finirons jamais de réaliser sa pertinence et en un sens c’est justement cela qu’elle nous dit: « que nous n’en finirons jamais. »

"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.


                    Cette intuition de Nietzsche qu’il faut vraiment prendre au sérieux (nous savons  notamment par Lou-Andréas Salomé, que Nietzsche croyait vraiment à l’éternel Retour: « il n’évoquait cette idée qu’à voix basse » confiera-t-elle) apparaît comme une solution à tous les paradoxes sur lesquels nous butons dés qu’il est question du temps mais principalement par rapport à cette contradiction selon laquelle le temps est la dimension de notre impuissance radicale et pourtant qu’il est possible de régler une certaine attitude à partir même de cette impossibilité. L’idée selon laquelle il existe toujours une marge de manœuvre ou plutôt une certaine ligne d’attitude possible, une éthique, à l’égard même de ce qui peut sembler inéluctable se modélise et finalement se résout entièrement dans cette intuition qui pourtant nous semble évidemment si peu réaliste. Nous n’avons pas le sentiment de faire se succéder autant de cycles infinis que d’instants (parce qu’en fait c’est ça l’idée: chaque instant vécu l’est pour l’éternité, se répète à l’infini). Bien au contraire: nous voyons se succéder les instants à vitesse grand V ou pas (selon le temps affectif) mais nous n’avons jamais l’impression de rentrer dans une éternité de cours quand « là », nous sommes en cours ou de lecture quand nous lisons maintenant ou de conversation quand ici nous discutons.

Comme il importe vraiment de bien situer la nature fondamentale de cette idée et son grand retentissement dans la philosophie de Nietzsche et la philosophie en général, nous pourrions utiliser le moyen d’exemples bien connus de vous pour la comprendre. 

 Nous avons toutes et tous déjà vu ces fictions dans lesquelles le héros ou l’héroïne doit désamorcer un mécanisme ou une bombe avant qu’elle explose. Le réalisateur fait exprès de montrer le cadran de l’arme et les secondes défiler jusqu’à ce que le processus soit désamorcé une microseconde avant l’explosion. Pour reprendre la terminologie de Pascal Chabot ,vous sommes alors dans « le délai » (d), et d’ailleurs certaines personnes aujourd‘hui utilisent finalement cette image pour nous sensibiliser au changement climatique et aux catastrophes à venir. Quel temps « avoir » ou « trouver » dans une telle situation?


Cela semble impossible, à moins de distinguer radicalement le temps de vivre et le temps d’être. Toute la pression émotive que nous éprouvons devant ces films repose sur la peur de mourir, sur l’imminence d’une cessation brutale de la vie, de ce que c’est que vivre. Toute la sagesse des stoïciens, de Montaigne, de Marc-Aurèle, etc, repose au contraire sur être et exister. Autant il semble impossible de bien finir de vivre, autant l’activation d’une sagesse, d’une attitude devient praticable dés que l’on pense à être. En même temps, il est impossible d’exister sans vivre même si justement ces sagesses nous incitent à ne jamais vivre sans exister.  Face aux éventuelles dernières secondes de ma vie, la question à se poser est-elle de les prolonger à tout prix ou des les « habiter »?  Est-il possible de ne m’impliquer que dans cet ouvrage qui consiste à « être »  tout au long de ma vie?


Conclusion

        Nous pouvons ici penser à un épisode très célèbre de l’Odyssée: Pénélope est « assiégée », sommée de se prononcer en faveur de l’un des prétendants dont elle fera le roi d’Ithaque puisque Ulysse ne revient pas de Troie. Elle décide de faire un ouvrage tissé, le linceul de son beau-père Laërte  et promet de choisir une fois la toile terminée. Mais elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, se vouant ainsi à une sorte de répétition à l’infini d’un même acte. Cela pourrait ressembler aux châtiments éternels des héros de la mythologie si précisément, ce n’était pas par elle-même qu’elle se l’impose et à bien es égards elle ne se l’impose pas du tout. Quelque chose d’incroyablement puissant, profond, inattendu se révèle ici dans une épopée grecque, quelque chose de quasi féministe avant l’heure mais surtout de très précieux pour notre sujet, puisque Pénélope trouve ici un temps qu’elle n’a pas. Quelque chose de l'aiôn est insinué dans Chronos, par quoi Pénélope trouve le temps d'être. Dans ce cycle de création et de destruction qu'elle impose à sa toile, elle se déprend de la pression d'une temporalité que les hommes, les mâles veulent consacrer à leur gloire, à leurs honneurs, à leur richesse. 
                    (Une petite parenthèse ici s'impose pour justifier le terme de "féminisme", ou plutôt de "féminité". Il ne fait aucun doute que la sensibilité à l'Aiôn définit quelque chose de l'ordre de la féminité, alors que Chronos est un temps patriarcal, masculin. Pénélope est probablement la figure la plus accomplie de la féminité (avec Antigone). Elle vit l'instant de tisser pour parcourir une boucle dont il s'agit finalement de ne pas sortir comme une praxis, comme une tâche dont on ne finirait pas de venir à bout, parce finalement quelque chose de l'authentique structure des instants s'y manifeste. Pénélope trouve le temps d’ETRE dans une temporalité exclusivement animée par la perspective d’AVOIR. Nous avons bel et bien le temps à condition de ne pas le confondre avec un quelconque délai, ou avec l’hyper temps, ou le progrès. On peut envisager l’hypothèse que Pénélope ici agit avec une sorte de présomption, d’intuition de ce que Nietzsche formulera bien plus tard philosophiquement comme Eternel retour.