vendredi 21 juin 2024

HLP Terminales - Peut-on perdre son humanité? Référence au traitement corrélé de deux textes (Robert Anthelme et Emmanuel Lévinas)


 « Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire :  « Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le mieux à ce que vous pensez qu’il est par nature : le déchet, le rebut, vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ceci, qui devrait vous étendre raide si « l’erreur » pouvait tuer : vous lui avez permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort. Non parce que les malheureux sont les plus forts, non pas non plus parce que le temps est pour nous. Mais parce que Jacques cessera un jour de courir les risques que vous lui faites courir, et que vous cesserez d’exercer le pouvoir que vous exercez et qu’il nous est déjà possible de donner une réponse à la question : si à un moment quelconque il peut être dit que vous ayez gagné. Avec Jacques, vous n’avez jamais gagné. Vous vouliez qu’il vole, il n’a pas volé. Vous vouliez qu’il rît pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n’a pas ri. Vous vouliez surtout qu’il doute si une cause valait qu’il se décompose ainsi, il n’a pas douté. Vous jouissez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl ! on avait raison, ja wohl  Votre conscience est tranquille. « On avait raison, il n’y a qu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève (…) 

On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d’autant plus raison que c’est moins visible, d’autant plus raison que vous avez moins de chances d’en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes. Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant. Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS. »



Il n’est pas question ici de proposer un corrigé de l’épreuve de HLP du bac 2024 (jour 1 - texte de Louis Aragon), mais simplement de rappeler deux références qu’il convient vraiment de traiter ensemble: celle d’un passage du livre de Robert Anthelme « l’espèce humaine » (p 94 - éditions tel Gallimard) et celle d’Emmanuel Lévinas dans totalité et infini page 112 (vivre de…). La corrélation de ces deux extraits est nécessaire pour la question posée, non seulement parce qu’il est rare que la profondeur d’un philosophe de profession côtoie d’aussi prés l’expérience plus qu’affûtée d’un témoignage, mais aussi parce qu’il n’est pas du tout évident de faire ce lien entre un texte qui parle du rapport entre le besoin et la jouissance et ce passage qui tient un peu de la bravade, du défi au coeur même de l’épreuve que fait Robert Anthelme d’une pure abjection.

« La nourriture, comme moyen de revigoration est la transmutation de l’autre en même, qui est dans l’essence de la jouissance: une énergie autre, reconnue comme autre, reconnue comme soutenant l’acte même qui se dirige vers elle, devient dans la jouissance mon énergie, ma force, moi. Toute jouissance en ce sens est alimentation. La faim est le besoin, la privation par excellence et, dans ce sens précisément vivre de…n’est pas une simple prise de conscience de ce qui remplit la vie. Ces contenus sont vécus: ils alimentent la vie. On vit sa vie. Vivre est comme un verbe transitif dont les contenus de vie sont les compléments directs. Et l’acte de vivre ces contenus, est ipso facto, contenu de la vie. La relation avec le complément direct du verbe exister, devenu transitif (depuis les philosophes de l’existence) en réalité, ressemble au rapport avec la nourriture où à la fois il y a rapport avec un objet et rapport avec ce rapport qui, lui aussi, nourrit et remplit la vie, on n’existe pas seulement sa douleur ou sa joie, on existe de douleurs et de joies. Cette façon, pour l’acte de se nourrir de son activité même est précisément la jouissance. »

Manger une pomme, c’est l’assimiler à soi, c’est faire devenir de l’autre: la pomme, « même » puisque au sens strict je l’incorpore, je la fais devenir « moi », mon corps, en la mangeant. Cette assimilation de l’autre à ce même qu’est mon corps provoque de la jouissance. On pourrait hâtivement en déduire que si je ne peux pas manger, mon corps ne peut plus rien assimiler et sera donc privé de cette jouissance de l’incorporation. Mais c’est faux, tout simplement parce que la privation de nourriture sera bel et bien un moment de ma vie, un objet de ma vie, un contenu.  Vivre de pain ou de pommes n’est pas une simple prise de conscience de ce qui remplit mais aussi de ce qui la désemplit. Je vis aussi cette privation. J’existe cette faim, par le biais de quoi elle devient bel et bien « ma » faim. Il a donc bien fallu qu’il y ait assimilation quelque part mais à un autre niveau que celui de l’incorporation strictement physiologique. 

        De fait, aucune pomme n’est venue renforcer mon métabolisme et je suis toujours en prise avec un déséquilibre susceptible de me faire mourir s’il dure trop longtemps. Mais je n’en ai pas moins faim de cette pomme ou de ce pain et cette faim est mienne. J’existe ma faim et cela très vivement, par quoi il n’est pas possible que je sois en train de vivre une autre expérience que celle, paradoxale, de vivre DE ma faim et j’en vivrai autant que ma faim durera fût-ce jusqu’à ma mort.  Cette capacité que nous avons de vivre de tout y compris de la privation même de ce qui nous fait physiologiquement survivre situe notre être à un certain niveau d’indépendance existentielle et de jouissance autarcique efficient, radical. Quelque chose en moi se nourrit du fait d’être affamé et en conçoit une authentique jouissance.




Ce que nous effleurons ici est un sens de l’expression « joie de vivre » presque indécent et en même temps sidérant de justesse. Mais cette sidération n’en serait pas moins indécente si Robert Anthelme ne la confortait pas du poids presque insoutenable de cette expérience qu’il vit et décrit en faisant parler Jacques, ou plutôt le corps de Jacques si manifestement rachitique, en instance de décomposition, de lèpre, de putréfaction avancée que les nazis n’y voient que du feu. Ils ne réalisent pas qu’ils accomplissent exactement le contraire de ce qu’ils pensent prouver par A + B. Mais quel est le raisonnement des nazis: un être humain a un corps. On peut exercer sur ce corps des privations qui vont progressivement le faire mourir. Plus le corps est affecté des marques visibles de sa disparition, plus le corps humain déchoit pour ne plus devenir que corps vivant puis cadavre. On peut donc soumettre un corps humain à un traitement qui ne satisfait plus ses besoins vitaux et ainsi le réduire à un état de déchéance au sein duquel l’apparence du corps est si maltraitée qu’il n’est plus rien d’humain qui puisse s’y reconnaître, s’y revendiquer, s’y faire respecter.

Ce qu’oublie totalement ce raisonnement, c’est que nous sommes tout ce que nous vivons et que l'expérience d'être n'est pas la même que celle de vivre. Nous vivons de tout ce que nous vivons. Je me nourris aussi de la faim, de la privation de pain et dans ce mouvement par l’entremise duquel la faim devient ma faim, il y a bel et bien aussi jouissance mais à un autre niveau que celui de la revigoration ou de l’équilibre de mon métabolisme biologique

            Mais de quel niveau s’agit-il? De celui de la conscience d’avoir faim, de ceci qu’aussi affamé.e que je sois, et précisément en tant que je suis affamé.e, j’existe aussi ma faim. C’est même de cela dont je fais l’expérience avant d’avoir faim. Avant d’être cet organisme affamé dont le métabolisme exige inutilement d’être satisfait, quelque chose s’insinue entre cette privation de nourriture et mon estomac vide, et cette chose c’est étrangement de la satisfaction, de la jouissance, de l’extériorité devenue mienne, devenue moi. Mais c'est quoi ? De la conscience irréductible d’être, d’être là comme ça, à deux doigts de la mort, lépreux, agonisant, mais conscient d’être. Et cette conscience est absolument et paradoxalement triomphante, faisant signe d’une dimension absolument invulnérable, et ce dans sa vulnérabilité même. Plus les nazis s’échinent à la réduire, plus, sans le savoir, ils la confortent.

Que recherchent vraiment les nazis? Une expérience dans laquelle le fait nu de la vie soit vraiment nu de telle sorte que plus rien n’y soit revendicable, ni assignable à des êtres humains. Ce à quoi ils veulent réduire les prisonniers c’est à des expériences tellement "limite" qu’un humain s’y nie en tant que conscience et s’y réduise à du pur vivant, un peu comme un zombie qui n’aspire qu’à mordre et à se déplacer aveuglément. Il est pour eux question de produire des conditions de vie dépourvues de toute possibilité d’ancrage de l’humanité (sur ce sujet, voir Barbara Le Maître: "Zombie, une fable anthropologique": "un zombie c'est un corps auquel on a retiré tout ce qu'il a d'humain")




Mais précisément jamais il n’a davantage été donné à Jacques de s’accomplir en tant qu’humain parfait, en tant que conscience de son existence, que pure conscience d’être précisément parce que l’expérience des camps est celle qui conduit les prisonniers à se situer sur cette ligne de crêtes qu’est l’épreuve limite de la vie, de conditions de vie si radicalement impraticables que la puissance d’appropriation d’instants de vie par un être conscient s’y fait jour dans la clarté d’une puissance aussi invincible qu’animée du mouvement de la nécessité humaine la plus radicale. Nous vivons de tout ce que nous vivons y compris  du plus insoutenable, mais pourquoi? Parce que nous sommes des héros, des êtres surhumains, des Dieux? Non justement parce que nous ne sommes que des humains, rien que des humains mais totalement des humains.

L’inversion des perspectives entre les bourreaux et les victimes est conduite par Robert Anthelme jusqu’à ses plus logiques et ultimes conséquences.  Finalement ce sont les prisonniers qui sont plutôt en situation de tendre la main à leurs tortionnaires, mais ils ne le font pas. L’opposition entre la déchéance visible des corps des prisonniers et l’accomplissement clandestin de leur humanité rend absolument impossible et inexprimable la vérité de cette expérience limite dont les artisans sont les victimes réelles et les victimes les gagnants. On perd son humanité dés que l’on ne reconnaît pas l’existence d’autrui en tant qu’Autrui. C’est ce que les nazis essaient de faire en s’efforçant de réduire de l’humain à du pur vivant. Mais "le fait nu de la vie n’est jamais nu" - Emmanuel Lévinas. La notion même de « besoin vital » est une aberration médicale dont il faut revenir non pas qu’il soit donné à un corps humain privé de nourriture de survivre très longtemps à cette privation, mais cette expérience même de la privation n’en sera pas moins appréhendée par ce corps humain comme une nourriture d’un certain type dont son existence consciente se nourrira forcément et dans ce « forcément », c’est toute l’indéfectibilité de la condition humaine des victimes qui se prouve, s’effectue, s’éternise. Il n’en va pas de même pour celle des bourreaux. 




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