lundi 10 juin 2024

Terminales 2 / 3 / 6: le Bonheur


 Introduction

L’étymologie du terme de « bonheur » contient des éléments très intéressants philosophiquement. Le mot bonheur vient de l’expression en français ancien de  "bon eür". "Eür"  dérive de « augurium » en latin qui signifie chance accordée par les dieux, et plus anciennement encore qui vient de « augere » qui veut dire "faire croître". On retrouve ce verbe dans « autorité »: « auctor, augere », et Hannah Arendt insiste sur l’origine divine de l’autorité. Avoir de l’autorité ne signifie pas commander ou dicter mais influencer favorablement. Dans l’antiquité, l’autorité désignait l’influence favorable que les dieux avaient sur les actions des êtres humains dont ils souhaitaient privilégier les destinées. C’est l’autorité d’Athéna sur les héros grecs et celle d’Aphrodite sur les héros troyens. Il y a une origine divine à la notion d’autorité, ce qui signifie aussi qu’elle ne s’explique pas vraiment.

Or nous pouvons exactement dire la même chose du bonheur en ceci qu’il ne peut designer étymologiquement une satisfaction planifiée, anticipée. On ne peut pas se préparer à être heureux

Il suffit de penser à l’usage que nous faisons des termes de malheur et  de bonheur dans certaines occasions de la vie courante. Si nous disons: « j’ai eu le malheur de faire ceci ou d’exprimer cela  » nous voulons dire que nous n’avons pas fait exprès mais que sans le savoir nous avons réalisé une chose qui a eu des conséquences désastreuses « Avoir le malheur de… » c’est avoir eu la malchance de… » C’est exactement la même chose pour le bonheur: « je n’ai pas eu le bonheur de faire sa connaissance » signifie que l’on n’a pas eu cette chance. Le bonheur c’est un hasard qui tombe bien, une fatalité bien tournée.  C’est un point vraiment essentiel: il n’existe pas de recette du bonheur et surtout il échappe totalement à une logique de moyens à fins; Le bonheur est une chose qui arrive exactement comme lorsque on dit que ce sont des choses qui arrivent pour consoler quelqu’un d’un drame ou d’un coup du sort, sauf qu’ici ce qui arrive est « bon ». C’est donc un état dont on peut dire qu’il ne suffit pas de le vouloir pour en jouir. Il faudrait presque inventer un terme étrange, un barbarisme: « biennencontreux » .  




Par conséquent le bonheur n’est pas une affaire de mérite, à moins de croire à la grâce d’un ciel ou d’un paradis. Il n’est pas non plus la conséquence logique, planifiée, anticipée d’un projet. Il n’est pas un concept. Il n’est pas une conséquence. 

Il s’apparente au kairos, c’est-à-dire à ce petit dieu ailé dit de l’opportunité qu’il faut attraper quand il passe. Il faut saisir le bonheur comme une opportunité qui certes nous est « donnée », mais dont il est peut-être possible de travailler en nous la réception, la sensibilité. Ce n’est pas que l’on puisse se rendre heureux par soi-même, mais que l’on puisse travailler sur soi assez efficacement pour se révéler suffisamment à même de saisir cette chance. Il ne suffit pas de vouloir être heureux pour l’être mais en même temps, il existe une certain façon d’être à ce qui nous arrive qui nous rend disponible, qui nous permet de faire bon visage et bon accueil à ce qui de toute façon n’adviendra que de soi-même et jamais pour nous mêmes. Ce n’est donc pas parce que le bonheur ne dépend pas de nous qu’il ne dépend pas de nous de lui faire bon visage quand il arrive, s’il arrive (et finalement le bonheur, c’est précisément et exclusivement ce bon visage, cet bon angle). ici on peut aussi penser à la quasi-causalité de Gilles Deleuze.

Le bonheur est indiscutablement un certain type de rapport au réel, une expérience, un pur rapport à du non-moi, à de l’évènement, à ce qui arrive dans toute sa brutalité et sa radicale imprévisibilité, mais nous pouvons œuvrer en nous-mêmes et par nous mêmes de telle sorte que cette émergence de ce qui arrive arrive « bien », exactement comme un importun qui viendrait à notre fête sans qu’on l’ait invité mais dont la venue serait d’autant plus bénéfique à cette fête que précisément il n’était pas prévu qu’il y participe. 

             « Essaie de vouloir que les choses arrivent non comme tu le veux mais comme elles arrivent et tu seras heureux. » est un conseil que nous retrouvons au paragraphe XVIII du manuel d’Epictète (50-125 après JC) et qui résonne parfaitement avec tout ce que l’étymologie a mis à jour. Le bonheur résiderait alors dans une miraculeuse capacité à être en phase avec les évènements quels que soient leurs effets parce que l’on parviendrait à les saisir indépendamment de ses effets, lesquels ne sont plus du tout du ressort de l’évènement. Peut on vivre une chose pour ce qu’elle est et surtout dans le pur moment où elle « est », où elle surgit. Se pourrait-il que le bonheur désigne finalement la puissance de vivre l’instant présent comme une heccéïté, c’est-à-dire comme cet « ici-maintenant » pur et donné, avant tout jugement, antérieurement à toute conséquence?




  1. Bonheur et Plaisir

Parmi toutes les distinctions susceptibles d’éclairer par opposition le bonheur, celle qui est la plus déterminante est le plaisir, notamment parce que de nombreuses personnes finalement, consciemment ou pas, les confondent ou s’efforcent de les combiner: le bonheur ne serait-il pas en fait une certaine aptitude à faire durer le plaisir? Qu’est-ce qui sépare les deux notions?

  1. leur nature en premier lieu: le plaisir est physique. Il décrit une satisfaction des sens alors que le bonheur qualifie un ravissement qui dépasse cette limitation. Le bonheur ne se caractérise pas par une jouissance vive du corps mais par l’expérience d’une plénitude, d’un état de satisfaction stable dont il est vraiment difficile de définir, en nous, la « localisation », car si ce n’est pas le corps, les sens, ce n’est pas non plus l’esprit, parce que le bonheur n’est pas un concept, puisque il n’est pas universalisable. Il y a vraiment quelque chose d’indéterminable dans le bonheur, comme le dit Emmanuel Kant dans les fondements de la métaphysique des moeurs:  « Le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie. » On a l’impression que le bonheur ne peut se révéler qu’à ce qui, en nous, est à la fois individuel et non universalisable, non échangeable, non communicable, à savoir toutes ces expériences pour lesquelles personne ne peut comprendre ni prendre notre place, se substituer à nous, exactement comme la naissance, la mort, l’amour, ce que l’on désigne souvent par le terme: « existentiel ».  Il nous faut approfondir cette donnée. En philosophie, on parle de la quiddité d’une chose ou d’un être, désignant par ce terme l’essence de cette chose ou de cet être, essence que cet être partage avec tous les êtres identiques du point de vue de cette quiddité. Je peux ainsi dire que la quiddité de Paul est d’être humain en tant qu’il la partage avec tous les autres êtres humains (quid, en latin c’est qu’est ce que….). mais si je parle de l’héccéïté de Paul, je parle de tout autre chose, j’évoque ce qui fait que Paul est cet humain « là », ici, maintenant. Il en va de même des objets: parler de l’héccéïté de cette table, c’est pointer le fait que cette table est individuelle, irremplaçable parce que c’est celle sur laquelle j’ai écrit telle lettre importante pour moi. On parle donc de l’héccéïté pour désigner cette dimension des choses et des êtres au sein de laquelle ils échappent à leur genre, à leur essence, à leur quiddité pour s’intégrer à la composition unique et exclusive des instants. Nous touchons vraiment du doigt cette notion quand nous essayons de revivre un moment heureux en nous procurant tous les ingrédients de ce moment mais de façon tellement automatique, tellement systématique, comme si nous pouvions revivre un bonheur en recopiant la quiddité de tous les éléments qui s’y trouvaient et réaliser que ce qui nous avait gratifié de ce bonheur c’était justement leur héccéïté, laquelle tient toute à la fois du hasard des circonstances et de l’individualité spécifique d’une situation reliant cette lumière là à ce lieu là avec cette personne là qui portait ce vêtement dans telle configuration météorologique à cette heure ci, heure qui ne se retrouvera jamais identiquement. Nous avons envie de revivre un instant qui nous est apparu comme une perfection, mais cette perfection réside en fait dans un dosage incroyablement subtil et raffiné d’héccéïtés qui jamais ne se reproduiront à l’identique, par cette identique se réfère à la quiddité alors que ce qui nous a rendu heureux.se, c’est l’héccéïté. Mais alors peut-être que le bonheur pourrait résider dans une perception  fine et stylisée de notre existence que nous serions capables de tout saisir en tant que flux ininterrompu d’héccéïtés. Mais alors que faire de la langue, puisque finalement c’est elle qui nous impose ce cadre conceptuel de sensations appréhendées sous l’angle de la quiddité (donner des étiquettes conceptuelles aux concepts)? Le bonheur pourrait-il se concevoir comme l’aptitude à percevoir la réalité sans les mots.
  2. Le plaisir est physique donc il est localisable: depuis la découverte accidentelle, en 1954, par Peter Milner et James Olds du système de récompense, le long du faisceau médian du télencéphale, nous savons précisément où et comment la stimulation du plaisir peut être suscitée. Nous savons également que c’est une zone que nous retrouvons chez tous les mammifères. Il existe donc une zone du corps dans laquelle se trouve centralisée toutes les sensations de plaisir organique, aussi bien du point de vue de leur stimulation que de leur décryptage.

    L’idée même de trouver la zone cérébrale qui correspondrait au ressenti du bonheur est loufoque, ridicule, précisément parce que « le siège » du bonheur n’est pas localisée. Il n’est pas un « lieu », de toute façon. Il est un « rapport » avec l’évènement, avec la dimension évènementielle de ce qui nous arrive. Il n’est pas plus situable en nous que hors de nous, dans une chose ou une situation qu’il suffirait de trouver pour en jouir. Il est dans cette zone impossible à circonscrire du rapport, de la rencontre entre un être indéfinissable par sa quiddité et une situation qui l’est tout autant.
    NI hors de nous, ni en nous, le bonheur est "ce que c’est qu’être nous maintenant dans cet agencement d’héccéïtés « là »"
  3. Le plaisir est programmable alors que le bonheur ne l’est pas. Nous sommes en mesure de définir les moyens qui sont susceptibles de déclencher en nous du plaisir. Nous connaissons exactement le trajet des signaux de ce circuit là, la nature des neurotransmetteurs et des hormones dites du plaisir (dopamine, sérotonine, endorphine et ocytocine). Nous savons bien qu’il existe notamment dans les anti-dépresseurs des composantes liées à cette connaissance et utiles pour combattre des symptômes et des affections de dépression. Mais nous ne pouvons pas ignorer non plus tous les risques inhérents à créer dans des organismes une forme de dépendance à des substances pharmaceutiques. Ce n’est pas seulement la question des effets secondaires mais tout simplement le fait qu’aussi nécessaires que soient, dans certains cas extrêmes, ces molécules conçues en laboratoire, elles signifient un renoncement au bonheur (à l’autarcie), étant entendu qu’être heureux.se, comme nous venons de le démontrer, suppose une disposition existentielle à percevoir la réalité au fil d’une certaine modalité, sous un certain rapport, à savoir comme un flux unique et indéfinissable d’héccéïtés. 


Résumons: le plaisir est physique, localisable et programmable. Le bonheur est exactement le contraire en tous points: improgrammable, insituable et non réductible au corps. C’est probablement le trait le plus saillant de son ambiguïté que d’être à la fois une expérience que nous ne pouvons vivre que dans le réel de nos vies propres en tant qu’elles sont exclusivement les nôtres, singulières, et de ne pouvoir en aucune manière se concentrer dans le « moi ». Ce n’est pas dans notre moi que trouverons l’origine de notre bonheur et pourtant cette expérience ne nous désigne pas non plus en tant qu’humain.  Le bonheur est l’épreuve que nous faisons d’un « dehors » mais en même temps, elle implique une résonance avec notre individualité. Ce qu’il faut chercher c’est une individualité qui ne viendrait pas de la singularité de notre moi. C’est cela le secret du bonheur. Or cette individualité est évidente: elle ne peut venir de nulle part ailleurs que de l’unicité de toute situation, c’est-à-dire du fait que chaque instant est un agencement d’héccéïtés unique, exclusif, nouveau, réticent à toute réduction dans les termes de la  quiddité, à toute reprise, à toute itération (répétition) . 

Le bonheur est un mode de perception du réel qui nous ouvre à la dimension constitutive de sa pleine et entière exceptionnalité. Ce que nous vivons c’est du  jamais vu que nous traduisons dans les termes d’un toujours « déjà-vu »: là est le paradoxe du malheur de la condition humaine. Pouvons nous situer à hauteur de ce jamais perçu là, ici et maintenant?  C’est comme si exister consistait à suivre une succession de points de couture remarquables dont nous ne pourrions prendre conscience qu’en les grimant, qu’en les revêtant du vernis dénaturant de leur fallacieuse banalisation. En d’autres termes, nous nous efforçons absurdement de vivre « comme toujours » des instants dont chacun s’effectue « comme jamais », et c’est ce « comme toujours »  d’un « comme jamais » qui nous fait passer à côté du bonheur d’exister. Si le bonheur échappe à toute détermination par la cause, par les moyens, par la quiddité et la définition, c’est parce qu’il se situe à un niveau d’existence vraiment premier, brut, donné, qui court-circuite l’une des caractéristiques essentielles de l’être humain, à savoir sa faculté de dénomination. Le bonheur est l’innommable, insaisissable à la créature qui semble s’être bâtie comme profession de foi de ne rien aborder que sous l’angle du nommable. Pour être heureux.se, il faut donc se résoudre à la nature innommable du réel. Nous pourrions même dire qu’il faut nous en contenter, au sens propre: nous en rendre content.e.s. 


2) L’ataraxie des philosophies de l’antiquité et le rapport au temps

Le bonheur, donc, n’est ni physique, ni intellectuel. Il n’est pas une affaire de prédisposition qu’il faudrait avoir « avant » ni de de réflexion qu’il nous reviendrait de nourrir « après », mais avant ou après quoi? Le présent. Finalement c’est bien ce qu’Epictète déjà affirmait dans un conseil dont il se pourrait bien qu’il soit d’une justesse incontournable: « Essaie de vouloir que ce qui arrive arrive, non comme tu le veux, mais comme il arrive et tu seras heureux. » Il existe bien un ethos de l’homme heureux mais cet ethos consiste davantage dans le fait d’être en phase avec ce qui arrive que dans un jugement réfléchi et analytique sur la nature de ce qui nous arrive. Il n’est pas du tout question de tirer les leçons de nos expériences mais simplement d’y pointer, comme on dirait à l’usine avec ponctualité, en nous efforçant d’être à l’heure du bonheur ni en avance ni en retard mais à la bonne heure, c’est-à-dire juste à l’heure…à toute heure. Ce serait comme une vie qui ne serait tissée que de kairos. 

Ne pas anticiper, ne rien attendre, ne pas désespérer. Il existe en l’être humain un certain penchant à ne jamais s’en tenir à la neutralité pure des instants là, présents. Nous recouvrons l’instant d’être heureux d’un tel luxe de précautions, d’attentes, d’espoirs, que nous ne faisons que nous préparer comme à l’avance à nous en désespérer, et de fait, c’est bien cela qui arrive. Le bonheur alors consiste à réaliser qu’il n’est rien d’autre de cet instant que ce qui s’y effectue avec ce flux d’héccéïtés là. Il est ce flux là, cet agencement miraculeux, insoupçonnable, unique qui ne reviendra jamais avec la même composition. C’est ça maintenant! C’est cela ponctuellement et rien ne saurait être autrement ni ailleurs que dans ce « ponctuellement là ». 




C’est probablement sous cet angle qu’il convient de situer la notion d’ataraxie telle qu’elle revient dans trois écoles de philosophie antiques, pourtant très différentes par leur contenu mais se croisant toutes sur ce terme qu’il convient donc d’éclaircir d’ataraxie, c’est-à-dire d’absence de troubles.

Le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme se rejoignaient en effet sur ce terme qu’aucune d’elle toutefois n’éclaire de la même façon. Pour les sceptiques comme Sextus Empiricus (2e et 3e siècle après JC, dates précises inconnues), l’ataraxie est l’expérience correspondant avec l’empoche, c’est-à-dire la suspension du jugement.  Ce que les sceptiques révoquent plus que toute autre chose, c’est le dogmatisme et sa propension à affirmer, à juger. Il n’est rien qui soit bon ou mauvais en soi. Il faut reconnaître que nous ne savons pas ce qu’il en est  et suspendre le moment de juger. Si de fait, nous parvenons à pratiquer cette époché, nous n’attendons ni ne déplorons rien de ce qui arrive puisque nous ne le jugeons pas.

Pour les épicuriens et donc Epicure, en premier lieu, l’ataraxie est en fait un plaisir, mais c’est un plaisir pur ou neutre qui vient de ce que l’on est parvenu à satisfaire en nous es désirs naturels et nécessaires et surtout à ne pas s’être rendus dépendants d’autres plaisirs: les plaisirs naturels et non nécessaires, et les plaisirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires.


 Désirs vains            /             Désirs naturels   

(Richesse, luxure, etc.)

                                                             



                Naturels seulement                      Nécessaires

          (désir sexuel, bien manger)

                                                                         ↓           

                                                          

                                         Au bonheur      Au calme du corps     A la vie


L’ataraxie revient donc ici au plaisir de soumettre ses plaisirs à une arithmétique, à un calcul, à un critère de sélection qui est celui de la stabilité. On est heureux lorsque l’on parvient à maintenir ses  désirs à la juste hauteur de l’existence, celle qui suffit à exister. Le bonheur c’est se contenter d’exister. Même si l’épicurisme se distingue radicalement du stoïcisme, ils ont du moins ce point commun de situer le bonheur dans un dépouillement d’ornement, de rajout, d’â-côtés. On est heureux quand on se révèle capable d’être à la hauteur de l’expérience simple de l’existence, pour ce qu’elle est.

C’est toutefois avec le stoïcisme que la notion d’ataraxie prend le plus de sens et d’acuité. Il convient de toujours distinguer dans un évènement ce qui de lui vient de nous et ne vient pas de nous. Il ne dépend pas de moi que tel ou tel de mes amis meurt mais il dépend de moi de l’accepter ou pas. L’ataraxie stoïcienne consiste à saisir avec précision où et comment il est donné à un être humain de composer avec toutes les données qui font de cet instant qu’il est celui-là et pas un autre (héccéïté). Il ne s’agit pas d’y consentir par résignation mais sous l’impulsion d’un mouvement lucide libération. Il ne m’est pas donné d’exister ailleurs quand dans le mouvement même de cette mutation d’heccéités sous le dynamisme de laquelle les choses insensiblement sont en train de devenir ce qu’elles sont maintenant. Il n’existe pas d’autre impulsion motrice des instants que ce flux d’héccéïtés là. Par conséquent tout mouvement de rétractation de ce « train » là se révèle être par la même un mouvement de rétractation à l’égard de mon existence même, comme si je me retenais d’exister sous prétexte que je n’ai pas voulu la mort de mon ami. Je n’ai pas d’autre lieu d’existence que cette mort là et je ne peux me rétracter à une seule des héccéïtés composant l’agencement de ce que c’est qu’être maintenant. Exister est un « être-avec », être c’est un inter-esse, être entre. Nous ne faisons que nous insinuer dans les interstices des héccéïtés, ce qui s‘appelle en fait « coïncider ». Nous co-incidons, ce qui signifie que nous composons incessamment avec toutes les coïncidences participant de ce que ce moment soit CE moment là et pas un autre.  Je peux toujours me laisser griser par la tentation de m’essentialiser, c’est-à-dire de me prendre pour une essence, pour un être, pour un « moi » mais le problème c’est que le simple fait que le temps passe est déjà en train de me faire devenir autre à celui que je pensai être il y a une micro-seconde. 




Selon Gilles Deleuze, nous touchons ici du doigt l’aspect le plus important du stoïcisme, à savoir le fait qu’il suit non pas la logique prédicative du verbe être mais celle celle associative de la conjonction « et ». On peut parfaitement illustrer cette opposition avec l’histoire d’Alice au pays des merveilles qui selon le philosophe français est avant toute chose un conte fondamentalement stoïcien. Pourquoi? Ce que vit Alice, c’est finalement l’expérience la plus pure de l’existence, à avoir le fait d’avoir à s’insinuer continuellement dans le flux d’évènements qui l’obligent à remettre sans cesse en question le préjugé de son identité,  de son essence. Elle ne cesse de se demander qui elle est (quiddité) quand la vraie question devrait plutôt consister à s’interroger sur ce qui arrive (héccéïté) et sur la possibilité de coïncider avec ce flux qui ne cesse de redistribuer les cartes de l’instant donné avec de nouvelles héccéïtés. Il n’est pas indifférent que ce soit des animaux qui la rudoient et s’efforcent de lui faire sentir l’absurdité de la question qui, parce que les humains seraient tout autant qu’elle, incapables de dissocier l’expérience d’être du souci d’voir à y être quelqu’un.

C’est pourtant bel et bien à une sagesse stoïcienne du bonheur que ce conte essaie de nous initier. Pour peu que nous consentions enfin à nous percevoir comme de simples interstices comblant les espaces séparant les héccéïtés de cet instant miraculeux qui s’effectue maintenant, nous parviendrons au bonheur de participer de cette heureuse coïncidence qu’est l’effectuation de cet instant là. Il n’en existe pas d’autre, en fait. Nous ne sommes pas des êtres auxquels il arrive quelque chose, nous participons de cet agencement de choses sur la base duquel se produit de l’être. C’est la seule et unique voie de l’individuation heureuse parce qu’en fait, il n’est rien qui ne soit toujours déjà à l’oeuvre qu’une incroyable machine à générer de l’individuation, des conditions spécifiques et exclusives d’instants uniques qui ne se répéteront jamais. C’est exactement ce que voulait dire le poète Jo Bousquet infirme à vie après une blessure lors de la guerre 14-18 en affirmant: « ma blessure existait avant moi je suis né pour l’incarner ». Ce n’est pas que cette blessure était écrite quelque part, avant, c’est juste que les évènements ne suivent pas du tout une logique prédicative (cette nappe EST blanche, cet homme EST handicapé) mais conjonctive (un champ de bataille + un éclat de shrapnell + un artilleur allemand + tel obstacle sur tel terrain + tel soldat français = Jo Bousquet sans jambe). Nous prenons corps et vie dans des agencements d’héccéïtés qui sont uniques et dont la temporalité n’est pas linéaire, tout simplement parce que ce mouvement ne cesse jamais, absolument jamais. Ce que parvient à faire Jo Bousquet quand il écrit cette phrase, c’est à s’extraire totalement du mouvement des évènements, à en retirer toute préoccupation personnelle, toute volonté de s’y incarner  en tant que personne, en tant qu’être. Mais alors que reste-t-il? Des coïncidences, des choses qui « arrivent » et dont il se trouve qu’elles impliquent des humains dedans, et parfois les découpent, les tuent les blessent ou les remplissent de bonheur, comme autant de données corrélatives, d’externalités négatives ou positives. Comme le flux de ces données ne se tarit jamais, il nous faut bien comprendre que le seul moyen pour nous de vivre l’éternité est là, juste là, à portée de cette acceptation, de ce consentement à une existence qui ne nous donne pas le premier rôle, loin s’en faut mais de fait, c’est comme ça.



3) L’Eternel retour

Le livre de Lewis Carroll est une bonne entrée pour comprendre le bonheur. Alice est une petite fille, presque une adolescente qui ne cesse de questionner son identité. Elle tombe dans le terrier du lapin blanc et il lui arrive des choses, des changements d’états, des rencontres, des discussions qui parfois semblent absurdes mais qui finalement toutes ont ce point commun de tourner autour de la question du rapport entre le temps et l’identité. Parfois ce sont les animaux eux-mêmes qui lui pose la question de savoir qui elle est, et le plus souvent, elle répond qu’elle ne sait pas, ou bien qu’elle le savait le matin mais que maintenant qu’il lui est arrivé toutes ces aventures, elle ne sait plus.

Il ne fait aucun doute que ce roman porte en fait sur la notion de « devenir ». En d’autres termes Alice se pose la question de savoir qui elle est à partir du fait qu’elle ne cesse jamais de devenir différente de ce qu’elle pensait être. C’est le flux du devenir qui ne cesse de s’activer derrière la question de l’être, plus exactement EN elle. D‘ailleurs on ne voit pas du tout dans quelle autre dimension que celle du devenir cette question pourrait se déployer.  Mais alors cela signifie qu’on pose une question à partir de la dimension même de sa réponse.

Je ne poserai pas la question de savoir qui je suis, si la réponse était évidente. Elle est donc complexe, pas simple, tout simplement parce que cette question porte en elle le chiffre  (irrationnel) d’une singularité qui ne se formule pas aisément, exactement comme un nombre dont les décimales ne cesserait jamais de défiler après la virgule. C’est ça que nous sommes: ce défilement de décimales du chiffre de notre existence qui ne s’arrête pas tout simplement parce que ce que nous sommes: nous sommes est train de le devenir plus que de l’être. Nous sommes toutes et tous en quête de la singularité dans laquelle nous consistons. Aucune, aucun de nous n’est comme les autres, mais nous cherchons notre unicité dans des qualités comme Pascal, ou dans des exploits comme les héros qui partent à la guerre de Troie, et nous faisons fausse route.

            


                    Pénélope est beaucoup plus avisée: cette unicité de notre existence n’est pas à chercher ailleurs que dans la  structure la plus quotidienne et la plus prosaïque des instants que nous vivons. Nous n’avons vraiment pas à œuvrer pour conquérir une unicité qui de toute façon est notre lot, c’est-à-dire est le principe même du devenir au gré duquel nous existons. Nous nous mettons toutes et tous en quête du principe de notre individuation quand il est évident que le mouvement qui traverse les instants est celui-là même de l’héccéïté, c’est-à-dire de cet ouvrage merveilleux grâce au travail duquel rien jamais n’est même, mais toujours en train de devenir autre. Si tu veux être toi-même, conviens de ce qui ne cesse de devenir et surtout réalise que ce devenir joue en toi pour toujours et à jamais. Tu n’es rien d’autre que ce qui fait difficilement son chemin dans cette machine à concasser de la mêmeté (Paul Ricoeur), de l’identité achevée (pour peu que l’on y croit)  qu’est l’être, la vie, le temps. L’individuation, c’est de toute façon ce que nous vivons vraiment en permanence, continuellement dés lors que nous sommes assez avisé.e.s, comme Pénélope pour soustraire de notre rapport au temps la question qui suis-je?

Mais comment faire? Prenons un évènement de notre vie qui nous est apparu comme « brutal », fulgurant, clairement circonscrit dans un temps donné avec un début et une fin. Cela peut être une rupture, un départ, une prise de décision ou un évènement imprévisible qui a « éclaté » tel jour ou telle nuit. Imaginons maintenant que nous disposions d’une sorte de loupe temporelle que nous pourrions braquer sur cet évènement. Comme de toute façon cet évènement a eu lieu dans le temps, nous allons alors voir à l’œuvre tous les ressorts qui ont joué pour que cet évènement "soit", comme autant de dominos alignés dont la chute a entraîné celle du suivant et ainsi abouti à cet évènement. Cela signifie que cet évènement était déjà en germe dans son passé. Avec cette loupe, regardons maintenant dans l’après de cet évènement et nous distinguerons nécessairement les mêmes dominos mais qui cette fois partent de l’évènement dans un alignement dont finalement nous ne distinguons pas la terminaison. 





A partir de cet évènement nous distinguons clairement la file de dominos qui en part  (son futur) et celle qui y arrive (son passé). A aucun moment de cette observation, nous n’avons perçu de discontinuité, de rupture. C’est ça le devenir: c’est surtout de la continuité. On ne voit pas comment nous pourrions clairement voir ces deux files de part et d’autre de l’évènement si elles ne se rejoignaient pas dans ce qu'il faut bien appeler un cycle qui en part et qui y revient. Nous ne sommes jamais sorti.e.s et nous ne sortirons jamais du cycle de chacun des évènements qui constituent notre vie (finalement les dominos, ce sont les micro-évènements)

Il y a une donnée qu’il convient de rajouter à cette réalisation assez traumatisante (mais ce trauma peut aussi être celui du "bon" heur, du kaïros), c’est que cet évènement aurait pu ne pas avoir lieu. La logique cyclique des évènements vient des évènements eux mêmes, de  ce qu’on appelle leur contingence. C’est cela que Nietzsche appelle l’innocence du devenir. Il n’est absolument rien en ce monde qui devait être de toute éternité. Nietzsche n’est pas en train de nous parler d'un destin, d’un Mektoub (c’était écrit). Tout aurait pu être autre MAIS une fois que cela arrive, cela s’inscrit dans ce cercle éternel dont on ne se sortira jamais et à compter de ce qui a été une fois, rien ne saurait autrement ni avoir d' autres conséquences qu'à partir de cette "une fois"  . Ce que tu vis lors que tu le vis, tu l’as toujours vécu et tu le vivras toujours. Cela ne sert à rien de te dire que ça aurait pu être différent parce que tu es en train de remettre en cause la structure même des instants que tu vis, et de toute façon , c’est comme ça. Chaque évènement crée son futur et son passé à partir de son émergence. Chaque évènement redistribue les cartes d'une donne éternelle à partir de lui.

Si nous essayons de filer la métaphore des dominos pour expliquer cette contingence, il faudrait alors se représenter quelque chose d’assez difficile à imaginer: il n’y a que des dominos qui décrivent des cercles et c’est comme si les zones de frottement qui les font tomber les uns sur les autres finissaient du fait de leur resserrement par créer des zones d’incertitude dans ceux qui tombent et ceux qui ne tombent pas, ou du moins pas sous l’effet de chute de ce domino là. 

Par exemple si l’on a rompu, si l’on est celle ou celui qui a pris la décision de rompre, on peut avoir l’impression d’avoir déclenché quelque chose, et ce n’est pas complètement faux, mais une fois situé dans cette structure bizarre, on relèvera tous les dominos qui expliquent cette décision (à partir du moment où on l’a prise) de telle sorte qu’il est toute à la fois vrai qu’on ne pouvait pas ne pas la prendre et qu’on pouvait ne pas la prendre (tu aurais pu ne pas la prendre "avant" mais une fois prise, elle a toujours été prise). L'autre décision se serait aussi déclenchée dans la circularité d’une suite de dominos, si bien qu’au final ce qui compte n’est pas tant ce que l’on a fait ou pas fait que de réaliser "où nous l'avons prise,  à savoir  dans le cycle de l’aiôn. 

Prenons cet autre exemple d’un homme quitté par sa femme qui demande des explications. Elle lui répond qu’il n’a jamais eu pour elle ces petites attentions qu’elle a toujours attendu en vain de lui. Il répond que si ce n’est que ça, il peut les avoir qu’il fallait le lui dire, etc. Mais sa copine lui répond, avec beaucoup de justesse que ce n’est pas ça le problème parce que de fait, il ne les a pas eues, et que c’est ça maintenant, c’est cette suite de dominos là et c’est foutu!

            « Toutes les choses dansent d’elles-mêmes : tout vient et se tend la main et rit et s’enfuie, et revient. Tout s’en va, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, éternellement se déroule l’année de l’être.Tout se brise, tout est assemblé de nouveau, éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se retrouve ; éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même. A chaque bref instant commence l’être, autour de chaque ici roule la sphère là-bas. Le milieu est partout. Le chemin de l’éternité est courbe. » 

Ainsi parlait Zarathoustra, Le convalescent


            On pourrait penser qu’il s’agit alors pour elle de faire naître en lui de la culpabilité ou du remords par rapport à ce qu’il n’a pas fait et aurait pu faire, mais en réalité, c’est exactement le contraire. Il n’y pas à se reprocher quoi que ce soit. Un autre enfer de dominos cyclique est en train de se constituer à partir de ces attentions non faites et il n’y a aucune raison de s’estimer responsable d’un manquement. C’est ainsi que vont les évènements. Le cœur de tout ceci n’est aucunement nos décisions. Il est inutile de vouloir se donner cette importance là. S’il n’a pas donné ces attentions c’est qu’elle ne suscitait pas en lui assez d’amour pour le faire et qu’il s’en rende compte ou pas il avait raison de ne pas se forcer pour le faire. Tout est pour le mieux. Mais pourquoi? Parce que c’est comme ça! Le temps comme dit Héraclite est « un enfant qui joue au tric-trac, aux dés ». Le devenir joue, dans tous les sens du terme, il joue un jeu et il fait jouer des rouages comme quand on dit qu’il y a du jeu entre le tenon et la mortaise dans une pièce de menuiserie.

Nous approchons ici du secret du bonheur qui repose, selon Nietzsche dans le « OUI » sans réserve que nous entérinons  à l’égard de cette structure là.  Nous nous accordons nous-mêmes avec toutes les suites de dominos circulaires qui commencent et finissent avec tous les évènements qui composent le TOUT de nos existences. Cela ne veut certainement pas dire se résigner, c’est même le contraire de cela, cela revient finalement à reconsidérer la thèse d’Épictète: « Essaie de vouloir que ce qui arrive arrive non comme tu le veux mais comme il arrive et tu seras heureux. » Cela ne signifie rien d‘autre que ceci: « sois vraiment dans les événements qui t’arrivent », « vis les! » Pour ce qu’ils sont et non pour te mettre en avant, pour te singulariser par tes actes, parce que de toute façon ce travail est toujours déjà à l’œuvre dans les héccéïtés. Il n’est pas de meilleur moyen pour toi d’incarner effectivement l’unicité dans laquelle tu consistes que de te mettre en phase avec ce flux d’héccéïtés que tu es en train de vivre dans cette structure  éternelle d’un devenir continu. Plus tu percevras que tout ce que tu vis est unique, que tel rayon de soleil n’’est pas exactement le même que celui d‘avant, que telle saveur de l’eau que tu bois n’est pas identique à telle autre, plus tu seras dans le kaïros de la révélation d’Aiôn au sein même de Chronos. 



Conclusion


Mais qui est à la hauteur de cette sensibilité là? Les enfants, les artistes, Pénélope. Mais il existe aussi des philosophies ou des sagesses de vie qui semblent plus en prise avec l’éternel retour. Parmi elles nous pouvons citer la philosophie Zen et particulièrement la pratique de certains activités directement inspirées de l’éternel retour comme l’art de tirer à l’arc ou celui des jardins ou encore la cérémonie du thé. Dans un film qui s’intitule « Dans un jardin qu’on dirait éternel », le réalisateur japonais Tatsushi Ömori décrit la découverte par une jeune fille d’aujourd’hui de cet art ancestral et extrêmement « codé » de la cérémonie du thé. Elle réalise ainsi une dimension qui va s’étendre à tous les registres de sa vie personnelle. Au-delà de tout ce que nous pouvons en déduire philosophiquement, il n’est finalement question que de saisir l’exacte résonance des gestes que nous faisons, à savoir l’Aiôn, le cycle et des les investir de la puissance  de cette réalisation. «  Perfect days » , le dernier film de Wim Wenders décrit exactement la même effectuation. Le bonheur est une affaire de perception. Il importe simplement de nous situer toujours à la juste hauteur du cadre véritable dans lequel nous existons qui n’est pas le temps chronologique et social de nos affaires, ni d’ailleurs de notre mortalité mais de la permanence cyclique de l’Aiôn. Le secret réside donc dans notre capacité à accepter de ne jamais sortir de ce que nous faisons, et d’y appliquer alors l’attention précautionneuse, le soin, l’intensité et la puissance qui correspond à cette éternité authentique dont chaque héccéïté est porteuse (Shoganai: « c’est comme ça! »)




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