jeudi 27 juin 2024

Etre de droite et être de gauche (individualisme et individuation)

 


Nous pouvons dire bien des choses de la période actuelle qui suit la décision du président de la république de dissoudre l’assemblée nationale et qui bourdonne comme une ruche en période de récolte, de tous les slogans et de toutes les déclarations des trois camps qui se dessinent en vue des élections de dimanche prochain, mais elle a un effet tout à fait positif, c’est qu’elle clarifie la question de savoir ce que c’est qu’être de droite et ce que c’est qu’être de gauche.

Le 12 mars 1914, le philosophe Alain, Emile Chartier, écrit ces phrases:

« Qu’un homme de bonne foi veuille bien réfléchir à ceci, qu’un succès quelconque, dans le monde qui fait le succès, se mesure toujours exactement à la quantité d’esprit monarchique que l’on peut montrer. Et l’élite, malgré une frivolité d’apparence, sait très bien reconnaître le plus petit grain de trahison ; chacun est payé sur l’heure, et selon son mérite. En sorte qu’il faut dire qu’à mesure qu’un homme se pousse dans le monde, il est plus étroitement ligoté. « La pensée d’un homme en place, c’est son traitement » ; cette forte maxime de Proudhon trouve son application dès que l’on a un ascenseur, une auto et un jour de réception. Il n’est pas un écrivain qui puisse vivre de sa plume et en même temps mépriser ouvertement ce genre d’avantages. On peut en revenir, mais il faut passer par là ; ou bien alors vivre en sauvage, j’entends renoncer à tout espèce d’importance.
On se demande souvent pourquoi les réactionnaires se fient à des traîtres, qui ont suivi visiblement leur intérêt propre, et vont ingénument du côté où on sait louer. Mais justement la trahison est une espèce de garantie, si l’on ose dire ; car l’intérêt ne change point ; il n’est pas tantôt ici, tantôt là ; il tire toujours à droite. En sorte que celui qui a trahi le peuple apparaît comme dominé pour toujours par le luxe, par la vie facile, par les éloges, par le salaire enfin de l’Homme d’Etat. L’autre parti n’offre rien de pareil. Il n’y a donc point deux tentations, il n’y en a qu’une. Il n’y a point deux espèces de trahison, il n’y en a qu’une. Toute la faiblesse de n’importe quel homme le tire du même côté. La pente est à droite. »

 


On ne peut qu’être frappé par la pertinence du « propos ». La quantité d’esprit monarchique que l’on peut montrer pourrait s’apparenter à « l’esprit de cour », mais que faut-il entendre par cette expression? Cela a un rapport avec un état d’esprit dont Louis XIV s’est abondamment servi à Versailles pour disposer de la noblesse, pour l’asservir, la contraindre à assister à son lever , à ses repas, à son coucher, à lui le roi. Et nous ne pouvons comprendre ce sens de l’étiquette que si nous nous rappelons que le roi a été traumatisé dés son enfance par la fronde, c’est-à-dire l’opposition de la noblesse à la royauté. Ce qu’il est parvenu à instaurer c’est un état d’esprit hiérarchique où chacun ne vise qu’à s’attirer les faveurs du monarque. La cour de Louis XIV c’est le contraire point par point de la cité définie par Aristote, et ce n’est pas tout à fait un hasard si La Fontaine utilise autant les métaphores animales pour décrire la cour du roi, car de fait, l’homme est un animal politique et Versailles c’est la mise en place du contraire, point par point. « A mesure qu’un homme se pousse dans le monde, il est plus étroitement ligoté » Plus on devient « quelqu’un » dans cette cour, c’est-à-dire plus on s’intègre aux gens qui réussissent et plus on s’extrait de la catégorie des gens qui ne sont rien, mais on paiera cette reconnaissance par ce milieu de ces liens qui enserrent ce quelqu’un à toute la sphère à laquelle il doit sa réussite.



Lorsque notre président avait prononcé cette stupéfiante tirade sur "les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien", il évoquait sans le savoir précisément cela: un certain esprit de cour auquel il fallait donner le change, montrer la blancheur de sa patte dans quel but? Jouir d’un prestige personnel susceptible d’augmenter notre crédit au deux sens du terme: humain et financier, c’est-à-dire être reconnu dans un milieu et retirer les avantages en espèces sonnantes et trébuchantes de cette gratification. Etre « rien », c’est « renoncer à tout espèce d’importance. » Il faut préciser qu’Alain était de gauche (peut-être pas la gauche de LFI, mais de gauche pour cette époque).

Dans cette opposition entre la droite et la gauche, nous retrouvons exactement la distinction entre « être soi », privilégier constamment le moi et, de l’autre côté, « être », s’accepter comme individu, exactement comme une voix qui accepte d’être une certaine tonalité (une tonalité unique) au sein d’une chorale. C’est là tout le sens profond de la distinction fondamentale entre l’individualisme et l’individuation: le premier est à droite, le second est à gauche. La croyance au moi, à l’identité achevée est à droite, l’idée selon laquelle l’individualité est un processus inachevé qui passe par la construction d’un je  (une voix) au sein d’un Nous (la chorale) est à gauche, et ce « nous » est un ensemble ouvert.

Il ne faut jamais renoncer à lire et relire ce passage extrait du site de Bernard Stiegler "Ars industrialis": « C’est un paradoxe de notre temps maintes fois relevé : l’individualisme de masse ne permet pas l’individuation de masse. C’est la force des technologies de gouvernances néolibérales que d’avoir réussi à priver l’individu de son individuation, au nom même de son individualité. L’individualisme est un régime général d’équivalence où, chacun valant chacun, tout se vaut ; à l’inverse, l’individuation engage une philosophie où rien ne s’équivaut. L’individualisme répond à une logique où l’individu réclame sa part dans le partage des ayants droits (partage entre particularités, entre minorités) ; à l’inverse, l’individuation répond à une philosophie qui brise cette logique de l’identification, et pour laquelle il n’est pas de partage qui ne soit participation et pas de participation qui ne mène l’individu à dépasser ce qui le départage. On l’aura compris : l’individuation n’est pas l’individualisation – et l’individualisation, au sens où l’entend l’individualisme consumériste, est une désindividuation. »



Il faut vraiment lire avec attention: l’individualisme repose sur deux piliers: 1) je suis comme tout le monde, j’ai besoin de richesse, de biens, d’avoir, je veux privilégier mes possessions sur celles des autres, mes proches sur les autres humains, ma famille par rapport à la cité. Je veux « ma » part 2) C’est une conception fermée de l’ensemble dont on est une partie au fil de laquelle à chacun des échelons ne prévaut qu’une dynamique de fermeture, un «  entre soi ». On aspire à se faire reconnaître comme un moi défini par un milieu fermé au sein duquel les dynamiques d’intégration et d’exclusion sont posées. On y est quelqu’un dans un ensemble donné identifiable parce qu’identifié: telle nation, tel milieu, telle caste. Il est assez évident que la bourgeoisie et le nationalisme, comme l’histoire l’a montré, ne peuvent que s’allier. Plutôt Hitler que Blum comme le soutenait la classe privilégiée contre le premier front populaire, c’est-à-dire " plutôt la dynamique identitaire d’un nationalisme pur et radical que cette invasion des plages de Deauville par des classes populaires auxquelles était enfin offert le luxe des congés payés" . 


            On ne comprend rien à la succession des évènements politiques qui précède immédiatement la seconde guerre mondiale et le collaborationnisme français sans ce ressort là, c’est-à-dire ce moment où finalement l’intérêt de la classe dirigeante a largement pris le pas sur l’esprit collectif de la nation, où paradoxalement  le « rester chez soi » du nationalisme a écrasé le « devenir soi » de la nation, devenir intégrant  l’abolition des classes sociales, intégrant aussi évidemment les immigré.e.s parce que la bonne santé d’une nation se mesure exclusivement à sa capacité à créer sans cesse de la collectivité. Une cité est une matrice à produire de la citoyenneté « humaine ».  Comme le fait remarquer très opportunément Giorgio Agamben, la formule « et du citoyen » est réellement dommageable dans la déclaration des droits de l’homme « et du citoyen », parce qu’il n’existe pas d’humain « non citoyen », ou plus exactement il ne devrait pas en exister puisque « tout humain est un animal politique. » Tout être humain est pris dans un devenir citoyen. Il n’y a pas de migrant, il y a des flux de populations qui dynamisent constamment les lignes de ce devenir citoyen que constitue l’humanité en tant qu’ensemble ouvert. Toute identité, qu’elle soit celle des sujets, des nations, des civilisations est un processus ouvert.



C’est ce que l’on retrouve sous la plume de Bernard Stiegler : « pas de participation qui ne mène l’individu à dépasser ce qui le départage. » Il faut saisir qu’il existe un principe d’individuation qui oeuvre au coeur même de la vie, de la nature, de l’être et que toute tentative de résistance à ce principe là au nom d’un égoïsme de classe, de « mère patrie », de sécurisation acharnée de son « chez soi » est une impasse humaine dont il est temps de sortir et par « temps » il faut entendre heure, et par heure, il faut comprendre « maintenant ».

Il se trouve qu’en plus ce principe d’individuation a indiscutablement à voir avec le bonheur, avec tout ce que cette notion implique de rapport avec le kairos, avec le temps (bien) venu. Que cette heure soit cette heure là, c’est ce que je veux, ce dans le sens de quoi j’abonde. Je consens de toutes les fibres de mon être à ce que cette seconde soit animée de ce principe d’individuation là, de cette heure précise, exclusive unique, composée de cette lumière, de ce climat, de cette température, de cette teneur, de cette nuance (héccéïté). Je saisis à quel point garder le sens de la nuance c’est être en phase avec cette matrice naturelle (naturante) à susciter exclusivement des instants nouveaux, improgrammables, imprévisibles, grâce à cette dynamique ouverte de l’existence. Je la vis pleinement cette héccéïté là et je la vis éternellement (éternel retour).

On comprend bien ce que veut signifier Alain quand il évoque le fait de « vivre en sauvage »: il veut dire hors de la cour, à l’écart de cette persona exclusivement mobilisée par son intérêt personnel, mais ces sauvages hors de la cour, font tribu et cette tribu, c’est finalement l’esprit même, l’esprit authentique  de la gauche.

Et nous retrouvons ici tout ce qui fait la puissance du passage d’Alain: « En sorte que celui qui a trahi le peuple apparaît comme dominé pour toujours par le luxe, par la vie facile, par les éloges, par le salaire enfin de l’Homme d’Etat. L’autre parti n’offre rien de pareil. Il n’y a donc point deux tentations, il n’y en a qu’une. Il n’y a point deux espèces de trahison, il n’y en a qu’une. Toute la faiblesse de n’importe quel homme le tire du même côté. La pente est à droite. »

Il ne fait aucun doute que le sens de ces phrases là ne va pas tarder à se vérifier prochainement si le pire se produit: la trahison du peuple, tout simplement parce la droite est historiquement, intrinsèquement du côté de l’individualisme qui considère comme un fait donné que l’on est soi (et donc chez soi), que l’on a ce nom qui donne droit à héritage, à des avantages en fonction de son enracinement généalogique dans une famille  de la région, du « pays », du « chez soi », de "l’heimat" (c’est un terme difficile à traduire en français bien qu’il soit malheureusement partagé. Il désigne le lieu où l’on se sent « chez soi » ). On ne peut pas insister trop sur l’importance que donne Hannah Arendt, notamment à la page 70 de son livre « conditions de l’homme moderne »:

« Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par un monde d’objets communs, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose qui a davantage de permanence que la vie. La privation tient à l’absence des autres »



Evidemment ce détachement de la sphère privée, de l’oïkos (foyer) est un peu douloureux, voire contre-intuitif. Quel plaisir de rester chez soi à consommer le produit des efforts chèrement acquis par son travail dans un milieu protégé, mais ce plaisir est un leurre, il n’est pas le bonheur et ce n’est pas en tant qu’être humain que l’on en jouit , c’est en tant que « nom », en tant que « français de souche » (qui en tient une bonne souche!) En tant que moi, que plante en pot, que moi identifié comme même que moi. Dans la terminologie de Paul Ricoeur (dont notre président aurait vraiment gagné à être le lecteur plutôt que le "pseudo assistant" pendant une période courte) la mêmeté est sans contestation un concept de droite alors que l’ipséité est évidemment de gauche, parce qu’elle à voir avec cette dynamique de l’ensemble ouvert sans laquelle l’individuation ne pourrait pas être ce  qu’elle est, à savoir un processus sans achèvement possible.

 


                 La tentation est à droite, l’effort est à gauche et par effort il faut revenir à la définition spinoziste du conatus, « l’effort d’une chose (d’un être) pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. ». Jouir du plaisir de rester chez soi ou s’embarquer dans la joie pleine de devenir cet autre à soi que l’on est vraiment? (Comprendre que ce que l’on est vraiment, c’est accepter que l'on n'est « pas soi, pas chez soi »). Se complaire dans le confort de l’individualisme ou s’imposer l’effort de l’individuation ? « La pente est à droite »: la justesse de cette parole me saisit à chaque fois que retentissent à mes oreilles ces slogans dont l’écho rassemblent étrangement les supporters du PSG et la haute bourgeoise versaillaise: "on est chez nous". Non! Nous ne sommes pas chez nous. Il n’y a pas de "chez nous". 

il faut nous habituer et nous réjouir de rester hors des portes de la loi du chez soi, comme dans cette magnifique nouvelle de Kafka (l'esprit authentique de la loi c'est que jamais la loi ne nous accueille dans un "chez nous"): 

            « Devant la loi il y a un gardien. Un homme de la campagne vient trouver ce gardien et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peut pas le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et demande alors s’il pourra être autorisé à entrer plus tard. « c’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant (…) Maintenant je m’en vais et je la ferme. » 

Exister c’est vivre à l’extérieur de la porte du chez soi de la loi, de l’oïkos. On n’existe que là, parce qu’être, c’est se tenir hors de…Commentant ce passage Léa Veinstein écrit à propos de la lecture de Kafka: « On se demande à chaque phrase, presque à chaque mot, ce que cela signifie - comme si chaque syllabe était à la fois d’une simplicité abyssale et d’une complexité sans fond; comme si chaque mot, tel un train pouvait littéralement en cacher un autre, comme si le texte se dérobait à notre compréhension. On sent qu’il y a là comme dans une parabole, une fable ou une allégorie, une signification à délivrer, mais dés qu’on croit en attraper une elle nous échappe. »

Il faut exister comme on lit du Kafka, probablement parce qu’il existe peu d’auteurs qui aient mieux compris la vie que celui-là, c’est-à-dire qui aient compris que l’existence est comme un palimpseste, un livre écrit sur les caractères d’un ancien livre lui-même écrit sur un ancien livre et ainsi de suite, de telle sorte que l’on ne fait en progressant dans l’interprétation d’une certaine strate que suivre sans le savoir une autre plus souterraine qui nécessairement nous désinstalle de ce territoire de compréhension dans lequel nous étions déjà en train de poser nos meubles. Le mieux au final c’est de renoncer à s’installer. Si la pente est à droite, alors exister est à gauche, et Alain a raison.



Pour illustrer cette raison, on peut regarder cette vidéo dans laquelle s’exprime finalement tout ce qu’Alain désigne par cette expression « la pente est à droite », à savoir cette idéologie du « chez soi ». Il y a une inclination de l’oïkos, du droit de faire ce qu’on veut « chez nous » et sans le savoir la femme qui s’exprime à la toute fin de la vidéo nomme son problème  comme une sorte de clairvoyance sur le mal profond qui la ronge: « tu ne m’intéresses pas » dit-elle à sa voisine. Elle pourrait en dire autant à toute altérité en fait, aussi bien qu'à toute dimension politique, publique de son existence (ce qu'elle nous dit c'est que ça ne l'intéresse pas d'"exister", tout ce qu'elle veut c'est "vivre" dans son chez soi, avec son visage flouté et sa maison protégée). Ce « chez soi » est sans fond. Il est un renoncement à toute ipséité, à toute existence au sens de "ex-sistere" se tenir hors de.."). Il est aussi revendiqué devant la caméra qu’indétectable et déjà oublié par les radars de l’ipséïté. Cette personne sait bien (à une certaine couche non encore atteinte de son palimpseste mental) qu’elle perd toute dignité, toute sobriété, toute justesse, toute ipséité et le "flouté" qui cache à nos yeux son visage en est clairement la signature.


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