lundi 3 juin 2024

Terminales HLP: Comprendre les étapes et les articulations du cours: "éducation , transmission, émancipation"

 

1)" Le temps est hors de ces gonds"

« Le temps est hors de ses gonds. O sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir » dit Hamlet de Shakespeare. Sur un escalier mécanique qui descend, il faut avancer pour rester stable. C’est l’image qui illustre cette référence et la thèse de Hannah Arendt. Le monde est ce que les Humains en font, tout simplement parce que, comme le dit Heidegger « la pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde et l’homme est configurateur de monde ». Le cadre de l’animal n’est pas le monde mais son milieu, par contre l’humain est dans le monde, il est même en charge du monde, ce qui revient à tirer la juste conclusion du fait qu’il n’a pas de milieu.

La citation de Shakespeare, c’est donc la phrase que toute nouvelle génération peut prendre à son compte. Si nous laissons les Anciens décider de ce que le monde est il est certain que ce monde suivra la pente déclinante de cette ancienne génération. Par conséquent le rôle de l’éducation n’est pas du tout de transmettre la pseudo sagesse des anciens à la nouvelle génération mais de protéger la nouvelle de toute velléité de l’ancienne de rester en charge du monde, ce qui reviendrait à le contaminer de sa vieillesse.

Nous pouvons croire à tort que l’existence du monde est un fait donné, inaltérable, irrévocable, mais le monde, ce n’est pas l’univers. Nous pourrions dire que le monde, c’est une certaine interprétation de la nature. Jeté dans la nature, le Dasein est pris par l’angoisse née du désœuvrement de ne pas y avoir de « place » de biotope.  L’être humain s’y voit confronté à l’épreuve étrange de saisir « ce que c’est qu’être », dans tout ce que cela implique de « critique », de questionnant. Le Dasein existe mais sur un mode tel que cette existence lui apparaît aussi « de l’extérieur » puisque qu’il n’est pas réquisitionné par cette tâche d’avoir à être en résonance avec un milieu.

C’est cela qui fait être « le monde », à savoir un regard sur la nature dans laquelle il reste à construire de toute pièces un lieu humain, une polis, une société. « L’homme est un animal naturellement politique ». Il est un être qui ne peut pas faire autrement que d’exister dans la construction d’un monde. Par conséquent qu’il y ait monde c’est un acte dont seul l’être humain peut être tenu pour responsable. L’homme est en charge de faire sans cesse advenir un monde stable.

Mais c’est justement cette stabilité qui pose problème puisque nous sommes mortels. La permanence du monde dépend donc du mouvement des générations humaines. On ne comprend rien à ce passage du texte de Hannah Arendt si l’on ne saisit pas que la nature conservatrice de l’éducation trouve exactement ici sa justification. Pour que le monde soit, il faut que la succession de la jeune génération à l’ancienne se fasse et c’est là la tâche des édiucateur.trice.s. Il n’y  a pas de monde sans renversement de l’ancien monde par le nouveau. L’éducation est donc conservatrice puisque son travail est que le monde demeure, reste, soit stable mais cette stabilité repose sur la montée en puissance de la nouvelle génération au détriment de l’ancienne.

 

2) Auctoritas

Mais concrètement en quoi consiste cette tâche là d’éduquer, de favoriser ce mouvement de révolution par le biais duquel la nouvelle génération va apporter cet élément nouveau qui le sauvera de la vieillesse? En premier lieu à assumer la responsabilité du monde présent, tel qu’il est maintenant. Il n’est ici question pour l’éducateur.trice que de répondre de l’état du monde tel qu’il est aux yeux de cette jeune génération porteuse du projet même de sa transformation. En fait il est ici affaire d’affirmer la corrélation entre le dasein et le monde, ni plus ni moins. Que le monde soit et qu’il soit ce monde là, c’est nécessairement le produit de l’action de l’humain sur la nature. Ce n’est pas du tout une sorte d’argumentation par le biais de laquelle l’ancienne génération s’efforcerait de prouver que ce monde là n’est pas si mal, c’est juste une sorte de rappel de la corrélation "être humain/monde".  C’est aussi ce qui fait de l’éducation une tâche si ardue. Toutefois Il n’y entre aucun esprit de « promotion ». Les éducateur.trice.s ne font pas la publicité de ce monde. Ils seraient bien en peine de le faire. C’est un fait: les humains sont configurateurs de mondes, tout simplement parce qu’ils ne sont pas happés par la construction d’un biotope. 

Par conséquent nous pourrions dire que l’éducation est "responsable de la responsabilité" de l’être humain par rapport au monde. C’est une forme de « responsabilité au carré », plus que toute autre chose qu’il revient à l’éducation d’assumer et donc de faire assumer.

On mesure ainsi à sa juste hauteur l’importance de l’autorité de l’enseignant, mais d’une autorité bien comprise, étymologiquement comprise. L’autorité n’est pas du tout une fonction de commandement mais d’ « augmentation ». Eduquer c’est faire croître, accompagner le mouvement naturel de croissance de cette nouvelle génération porteuse du germe de l’élément nouveau par le biais duquel un monde neuf  doit prendre la relève de l’ancien. L’auctoritas en latin penche du côté de la potentia plutôt que de celui de la potestas. Or la potentia désigne l’aptitude d’une personne à affecter autrui. Soyons plus clair: les deux termes de potentia et de potestas ont une connotation en rapport avec la politique, au sens de polis, cité, délibération, prise de décision et action collectives. Mais alors que la force de lien de la potestas est horizontale, c’est-à-dire qu’elle relie entre eux des citoyens égaux sur un même plan, la force liante de la potentia et donc de l’auctoritas est verticale, inégalitaire. Les éducateur.trice.s sont en charge de l’éducation des éduqué.e.s, ce qui implique une force liante verticale qui vient d’un « haut »: « les dieux aussi ont de l’autorité chez les hommes, plus qu’un pouvoir sur eux, ils augmentent et confirment les actions humaines mais ne les commandent pas. » Exercer une autorité c’est être un "auteur" au sens de promouvoir quelque chose de totalement inédit, mais quoi? L’élément de nouveauté dont la jeune génération est porteuse.




Est-ce à dire que les éducateur.trice.s sont des Déesses et des Dieux?….Euh…Non! Plutôt des vestales en un sens puisque ce ne sont pas elles ou eux qui détiennent cet élément, mais la jeune génération. Il n’est question que d’une chose en fait: inspirer suffisamment de confiance à cette jeune génération pour que celle-ci à son tour assume son rôle. On retrouve un peu finalement le rôle des Dieux et des Déesses de l’olympe pendant la guerre de Troie. Ils ne font aucune action véritable mais ils et elles pèsent de tout leur poids dans les plateaux de la balance tenue par Zeus et les humains.

Mais c’est cette notion d‘autorité qui est la plus importante à cerner. On peut ici penser à une phrase un peu mystérieuse de Socrate lors de son procès: « je crois comme aucun de ceux qui m’accuse ». Où Socrate puise-t-il la légitimité de sa vocation? Dans un oracle. Nous pouvons bien épuiser tous les moyens de fonder une autorité enseignante sur de la compétence, sur de la transmission, sur du pouvoir répressif, la source de l’autorité est totalement ailleurs. Elle n’est pas laïque, ni vraiment fondée sur un mérite quelconque. Elle est aussi mystérieuse et difficile à maitriser que la notion de puissance avec laquelle elle a tant à voir. Elle est une puissance libératrice d’affects. Enseigner c’est envoyer des signaux, lesquels auront pour fonction de déclencher chez les éduqué.e.s qui les perçoivent, le désir d’apporter cet élément nouveau grâce auquel le monde temporairement reviendra sur ses gonds.C’est justement parce que la tâche de la jeune génération est d’innover, d’amener cet élément de transformation de l’ancien monde que l’éducation, elle, ne doit pas être novatrice mais conservatrice, protectrice. Il n’est pas absurde d’envisager la possibilité que la source même de l’autorité des enseignant.e.s soit finalement le dasein, cette épreuve angoissante d’une existence que l’on perçoit à la fois de l’intérieur puisque on existe et de l’extérieur puisque on se sait exister. Comment former des Humains si  l'on n'a aucune idée du rôle ou de la place de l'être humain ici, c'est-à-dire dans l'existence? L'éducateur est celui qui assure la fonction de protecteur du berger de l'être.

 

3) Apprendre à se nommer dans un monde innommable

Si le monde était la nature, nous n’aurions pas besoin d’éducation, mais comme le monde est cette interface dont l’être humain est en charge, il implique de la responsabilité, de l’autorité, une certaine aptitude à libérer cette force liante verticale, ce qui implique un rapport de soi à soi, un "ancrage" c’est-à-dire de l’être à soi. C’est ce qui place en première position du métier d’enseignant l’ipséité de Paul Ricoeur.  L’individu ce n’est pas ce que nous sommes mais le devenir dont nous sommes porteurs. L’identité est un avoir à être, un ethos, une promesse, un engagement qui se formule d’abord dans un rapport de soi à soi par le biais duquel on a à répondre de l’existence des autres. C’est exactement cela: "éduquer", se retrouver en charge de l’individuation des autres, et cela évidemment passe par l’assomption de la sienne propre. Éduquer c’est un travail d’ipséité réciproque. Les enseignés.s  y gagnent cette conscience d’avoir leur identité devant eux et non derrière eux et les enseignant.e.s y acquièrent la fermeté d’un éthos.

Tout ceci met au premier plan de l’enseignement l’identité narrative puisque pour Paul Ricoeur c’est grâce à elle qu’elle se conquiert. Ce qu'il  revient donc aux éducateur.trice.s de faire, c’est de donner aux éduqué.e.s suffisamment d’assurance et de confiance en elles, en eux pour vivre leur existence comme un récit, récit qu’il leur revient donc à la fois d’écrire, d’incarner à titre de personnage principal et de lire ou d’écouter. Ne jamais désespérer de la dimension légendaire  (digne d’être lue) de sa propre existence: c’est à cette finalité là que l’éducation finalement doit tendre auprès des personnes éduquées. En-deçà de toutes nos tentatives pour donner du sens à ce que nous vivons, il y a cette puissance là, celle de ne jamais abandonner le présupposé de la nature lisible et narrative de notre existence. 



4) la fonction néguentropique de l'éducation

        Cette thèse peut sembler trop poétique à bien des égards, Il convient de lui donner un fondement plus assuré en donnant au propos de Hannah Arendt un sens plus scientifique, une assise plus conceptuelle et plus démontrée. Il est un élément vraiment fondateur dans toute cette définition de l’éducation, c’est l’entropie, à savoir le principe de dispersion qui œuvre en tout organisme en tout ensemble vivant, physique, existant. L’entropie c’est la flèche du temps, le sens vers lequel nous inclinons en ceci que nous y perdons de l’aptitude à réordonner. De fait il y a de l’entropie et quiconque prête attention à ses aptitudes, à ses difficultés le perçoit (vieillesse, mortalité)

Or Schrödinger dans son livre « qu’est-ce la vie? » définit la vie comme le mouvement de limitation de l’entropie par la néguentropie (capacité à renouveler le chaos par de l’ordre, par de l’organisation). La jeune génération est exactement cela: cette puissance porteuse de l’élément nouveau grâce auquel de la néguentropie va s’opposer à l’entropie qui gagne nécessairement l’ancienne génération.

Mais il y a un bémol dans ce schéma, c’est que la fonction néguentropique qui indiscutablement œuvre en tout organisme vivant endosomatique (être son corps, avoir son corps EN soi) n’est pas naturellement opérationnel pour un être exosomatique  (avoir son corps hors de soi, avoir un corps fait de prothèses technologiques) comme l’humain. C’est la raison pour laquelle l’éducation est vraiment nécessaire pour l’être humain. Elle est le rétablissement artificiel grâce auquel la fonction naturellement néguentropique des organismes endosomatiques peut s’activer également pour nous, qui sommes des animaux exosomatiques. L’éducation c’est la fonction néguentropique artificielle des animaux exosomatiques que nous sommes. Il n’est pas du tout question de nous opposer à notre nature exosomatique, c’est-à-dire au fait que notre développement se fait par des pharmaka, c’est-à-dire des innovations technologiques potentiellement susceptibles d’aggraver l’entropie, mais de rappeler que ces pharmaka sont aussi des remèdes dés lors que nous stimulons leur puissance néguentropique en enseignant les nouveaux savoirs correspondants.

L’éducation est toujours conservatrice en ceci qu’il lui faut veiller à la stabilité du monde, c’est-à-dire à cette passation de pouvoir par le biais de laquelle la nouvelle génération remplace et destitue l’ancienne mais le mouvement des pharmaka est de plus en plus rapide et il est de plus en plus dur pour l’éducation de créer ces nouveaux savoirs dont le but est toujours la stabilité du monde. 

 

 5) Le redoublement épokhal - Stiegler

C’est exactement ce que Bernard Stiegler appelle le redoublement epokhal. Toute innovation technologique de grande amplitude exige deux moments:

  1. Technologique: c’est l’apparition stricte de l’innovation
  2. Noétique (qui veut dire connaissance): c’est la cristallisation par le baisi de laquelle une époque va se constituer autour de cette innovation (ce n’est pas le cas pour toutes les innovations mais pour celle qui portent en elles, un « passage », comme le feu, la roue, l’imprimerie, la machine à vapeur, etc.). C’est exactement le mouvement propre aux animaux exosomatiques que nous sommes ( l’os dans 2001 Odyssée de l’espace de Kubrick)  

        Or selon Bernard Stiegler nous vivons une phase préoccupante de disruption, c’est-à-dire que nous n’avons plus le temps de réaliser le deuxième moment de cette double opération epokhale. C’est ce qui explique la prolétarisation des savoirs. De quoi s’agit-il? Du fait que nous utilisons des technologies que nous ne comprenons pas, comme le chauffeur de taxi parisien qui ne connaît pas sa ville, comme la cadre qui se trouve à son tour, ainsi que  l’ouvrier, pris dans des stratégies managériales insensées au coeur desquelles les impératifs sont fixés par des algorithmes, c’est-à-dire par personne en fait.  Pour que l’éducation assume sa fonction pérenne de renouvellement, ou plutôt veille à ce renouvellement, à cette révolution, il faut qu’elle aille de plus en plus vite mais elle ne parvient pas à créer les nouveaux savoirs susceptibles d’assurer le deuxième moment du redoublement epokhal.




Si nous ne sommes pas capables de sortir de cette phase de disruption selon Bernard Stiegler, l’éducation ne pourra pas assurer sa fonction néguentropique artificielle grâce à laquelle l’être exosomatique que nous sommes se révèle capable de s’opposer à l’entropie. L’anthropocène de fait semble malheureusement s’accorder à l’entropocène. Quelque chose du devenir de l’être humain se joue donc bel et bien là, dans cette capacité de l’éducation à retrouver  son autorité, à s’inscrire au coeur de son action authentique qui a rapport à la capacité à inspirer  et à stimuler chez  éduquée.s leur aptitude à faire récit à se vivre eux-mêmes au travers de la narration d’un récit. La disruption ne marque pas seulement une rupture pour l’humanité dans le double mouvement epokhal mais aussi à l’échelle individuelle à l’impossibilité de donner du sens à des réalités de plus en plus fragmentées, incompréhensibles, accélératrices d’entropie.

 

Conclusion: éducation et  quasi-causalité

Mais puisque le péril n’a jamais été aussi grand, le salut n’a peut-être jamais été aussi proche puisque « dans le péril croît aussi ce qui sauve. » La notion de quasi-causalité du philosophe Gilles Deleuze est de nature à susciter en nous la détermination de ne pas désespérer.   Il est sans aucun doute de nouveaux styles d’existence qui déjà se font jour dans ces éléments nouveaux des jeunes générations. La quasi-causalité décrit une forme de stoïcisme moderne qui revient à détourner les évènements les plus dramatiques et les plus contraignants en nouveautés, en incitations à la création, au style, comme si l’être humain se révélait capable de trouver dans l’émergence du pire, le processus même d’effectuation du meilleur. Il est un nouveau style d’être humain qui se module, qui se  forge  dans le pire creuset qui soit et c’est peut-être justement à cause de cela qu’il est le pire. Ce qu’il convient le plus de viser c’est que le transhumanisme ambiant soit dépassé par la surhumanité Nietzschéenne, et surtout que nous restions vigilant.e.s sur l’impossibilité conceptuelle et pratique de faire l’amalgame entre les deux comme certains transhumanistes essaient de le faire en se réclament de Nietzsche. Peu de contre-sens se révéleraient plus dommageables que celui-là.  




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