1) Notez précisément tous les passages ou expressions ou mots dont vous ne connaissez pas la signification
2) Expliquez: "Dépenser son esprit jusqu'à épuisement à force de constamment dissimuler, donner le change et prendre de vitesse: la véritable vertu est aujourd'hui de faire quelque chose en moins de temps qu'autrui"?
3) Diriez vous de ce texte qu'il est a) comique b) catastrophiste c) ironique d) prophétique e) nostalgique (vous pouvez choisir plusieurs épithètes) Justifiez.
4) En quoi ce texte dénonce-t-il une inversion des valeurs? De quelles valeurs s'agit-il? Cette critique de la modernité est-elle gratuite (critiquer pour critiquer)? Pourquoi? Si votre réponse est non, où Nietzsche veut-il en venir selon vous?
5) Expliquez:"Si l’on prend encore plaisir à la
société et aux arts, c’est un plaisir comme s’en organisent des esclaves
épuisés à force de travail"
6) Formulez l'idée essentielle de Nietzsche. La thèse qu'il défend ici vous semble-t-elle compatible avec le fait d'exercer aujourd'hui un travail salarié? Pourquoi?
Expliquez le texte suivant extrait du livre: « le gai savoir » de Friedrich Nietzsche (1882)
Loisir et oisiveté. – Il y a une sauvagerie à l’indienne, propre au sang indien, dans la manière dont les Américains courent après l’or : et leur course effrénée au travail – le vice propre au Nouveau Monde – commence déjà, par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d’esprit absolument stupéfiante. On a déjà honte, aujourd’hui, du repos ; la méditation prolongée provoque presque des remords. On pense la montre en main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, – on vit comme un homme qui constamment « pourrait rater » quelque chose. « Faire n’importe quoi plutôt que rien» – ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. Et de même que cette course des gens qui travaillent fait visiblement périr toutes les formes, de même, le sens de la forme lui-même, l’oreille et l’œil sensibles à la mélodie des mouvements, périssent également. La preuve en est la netteté pesante que l’on exige aujourd’hui partout, dans toutes les situations où l’homme veut se montrer probe envers l’homme, dans les rapports avec ses amis, les femmes, les parents, les enfants, les professeurs, les élèves, les dirigeants et les princes, – on n’a plus de temps ni de force pour les cérémonies, pour les détours dans l’obligeance, pour l’esprit dans la conversation et pour tout otium en général. Car vivre à la chasse au profit contraint continuellement à dépenser son esprit jusqu’à épuisement à force de constamment dissimuler, donner le change et prendre de vitesse : la véritable vertu est aujourd’hui de faire quelque chose en moins de temps qu’autrui. Et ainsi il n’y a que bien peu d’heures où l’on se permet la probité : mais on est alors fatigué et l’on aimerait non pas simplement se « laisser aller » mais se vautrer de tout son long, et de tout son large et de tout son poids. C’est en conformité avec ce penchant que l’on écrit aujourd’hui ses lettres ; lettres dont le style et l’esprit seront toujours le véritable « signe des temps ». Si l’on prend encore plaisir à la société et aux arts, c’est un plaisir comme s’en organisent des esclaves épuisés à force de travail. Oh, qu’ils sont peu exigeants en matière de « joie », nos hommes cultivés et incultes ! Oh, que de suspicion croissante envers toute joie ! Le travailne cesse d’accaparer davantage toute la bonne conscience : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se divertir » et commence à avoir honte de lui-même. « On doit faire attention à sa santé » – dit-on lorsqu’on est surpris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, on pourrait bientôt en arriver au point où l’on ne céderait plus à un penchant pour la vita contemplativa (c’est-à-dire pour la promenade avec des pensées et des amis) sans mépris pour soi-même et mauvaise conscience. – Eh bien ! jadis, c’était l’inverse : c’est sur le travail que pesait la mauvaise conscience. Un homme bien né cachait son travail, lorsque la nécessité le contraignait à travailler. L’esclave travaillait écrasé par le sentiment de faire quelque chose de méprisable : – le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « La noblesse et l’honneur n’habitent que l’otium et le bellum » : voilà ce que faisait entendre la voix du préjugé antique !
1882 Le gai savoir - Livre 4 paragraphe 329 - Friedrich Nietzsche
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le texte (ne pas faire de contre-sens)
a) Nietzsche est-il un penseur réactionnaire?
Lors de l’épreuve, il est conseillé de lire et de relire le texte à plusieurs reprises. Nous allons évidemment nous placer dans la perspective du choix du texte, ce qui implique (comme nous le verrons en 2) qu’après l’avoir relu, vous voyez bien se détacher UNE idée, ou, en d’autres termes, que vous n’êtes pas (trop) décontenancé par des changements de tons, par des incohérences, voire par des contradictions. Il est absolument impossible que l’auteur avance une thèse qui serait en elle-même contradictoire. Il essaie ici de développer UNE idée, et il le fait de telle sorte qu’il entend convaincre celle ou celui qui le lit. Ceci est absolument CERTAIN. La première chose à faire est de ne pas douter de cette unité du texte, a fortiori, lorsque, comme c’est le cas ici, le texte est en lui-même, un aphorisme, c’est-à-dire un petit texte qui constitue en lui-même dans le livre original, une unité en soi. Friedrich Nietzsche n’a quasiment écrit que de cette façon: par des textes courts qui sont souvent des paragraphes qui sont conçus pour troubler le lecteur.
Il faut savoir que Nietzsche est un auteur qui manie bien souvent l’ironie. Toutefois, il semble assez clair que cet aphorisme est une critique radicale de la façon dont l’Europe, dans le sillage des EU, considère le travail.
Est-ce que ce texte est une critique de la modernité de l’époque de Nietzsche? Oui
Est-ce que cela inclue la notre? Oui et encore plus
Est-ce que cela signifie que ce texte est purement « réactif », une sorte de nostalgie de l’ancien temps durant lequel au moins on « savait vivre »? Oui, mais NON. Nous aurons l’occasion de revenir vers le retournement final (6 lignes avant la fin de l’aphorisme: « Eh bien jadis c’était l’inverse ». Quel est ce « jadis »? C’est le temps de l’antiquité grecque. Ce qui s‘est produit est une inversion aux conséquences désastreuses de la valeur investie par les européens dans le loisir (du moins une certaine considération du loisir) et dans le temps que nous passons au travail. Mais le problème c’est que Nietzsche ne saurait être classé parmi les penseurs « réactionnaires ». Il est même l’un de ceux qui a consacré le plus de temps à justifier l’idée d’une pleine positivité de la vie, de l’existence. L’évolution du mode de vie et de pensée européen sous l’influence de celui des EU est catastrophique mais justement parce que c’est lui qui finalement est réactionnaire. Il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une terrifiante contradiction de soi, de la vie, quelque chose de morbide dans l’orientation que nous suivons et cela se voit bien dans les puissances de réaction qui s’expriment pour discréditer toute oisiveté, toute rêverie, toute médiation, tout temps passé à ne rien faire.
Il est peu d’auteurs qui aient poussé aussi loin que Nietzsche la réflexion pour établir précisément les conditions qu’il faut réunir afin d’être en accord avec soi, de ne concevoir à aucun moment de raison pour se détester soi-même. Nous savons précisément où cela nous mène: à l’éternel retour. Il n’est pas complètement anodin de savoir qu’en fait l’aphorisme consacré à ‘l'éternel retour ne va pas tarder à arriver: il se situe au paragraphe 341 de cette même partie dans ce même livre. Il sera bien précisé que la connaissance de l’auteur n’est pas requise. C’est l’intitulé du 3e sujet du bac, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut se retenir de l’utiliser si vous l’avez, c’est même exactement le contraire: votre correcteur.trice sera à l’affût de tout ce qui manifestera de votre part une certaine culture philosophique.
Résumons: Friedrich Nietzsche est ici vraiment impliqué dans l’argumentation d’une thèse qui consiste, en effet, à dénoncer un comportement totalement absurde, dément, dommageable pour les européen.ne.s. Cette critique vise finalement notre rapport au travail (peut-être serait-il plus juste d’ailleurs d’évoquer ici « l’emploi »- Nous y reviendrons). Il y a un devenir sociétal totalement toxique que nous suivons aveuglément sans nous rendre compte de tout ce que nous y perdons. Toutefois, rien ne serait plus faux, plus contraire à l’esprit même de l’auteur que de considérer cet aphorisme comme une incitation nostalgique à revenir au bon vieux temps.
C’est vraiment en vain que nous chercherions dans les écrits de cet auteur des sermons édifiants, des appels à…., des conseils, des anathèmes. Il ne vise aucunement à « éduquer » les populations. Il s’agit simplement de ne pas être dupe des mouvements qui animent notre temps, de voir à l’oeuvre dans les évolutions des mentalités de notre société les ressorts nus d’un « devenir ». De ce point de vue, il est vraiment possible d’associer Nietzsche à Spinoza et à la devise du philosophe hollandais: « ne pas pleurer, ne pas rire, mais comprendre. »
Très concrètement cela signifie qu’il est assez évident qu’on ne pourra pas vraiment saisir tout ce qui fait de ce texte l’expression d’une pensée puissante si l’on ne voit aucun problème dans la façon dont les européen.ne.s vivent aujourd’hui. Sommes nous satisfait.e.s de la façon dont nous gagnons notre vie? De celle dont on cherche du « travail » aujourd’hui? De la prolifération des « bullshit jobs »? Si la réponse est « non », (et pour être honnête, j’avoue que je ne vois pas comment on pourrait répondre: « oui ») alors ce texte ne va pas forcément nous donner des solutions opérationnelles socialement, mais des éclairages grâce auxquels nous pourrons peut-être mesurer l’extrême gravité de la situation et « individuellement » en retirer certains gestes, certaines attitudes, certaines pensées dont il ne fait aucun doute que nous en retirerons un profit, tout comme la pensée de l’éternel retour, aussi extrême et inapplicable qu’elle puisse sembler à telle ou telle personne, projette une lumière soudaine et fulgurante de vérité sur ce que c’est qu’exister humainement.
b) skholé et valeur travail
Il n’est pas encore temps de donner l’idée essentielle du passage (mais il faudra que nous le fassions). S’il y a bien une expression typique d’aujourd’hui qui exprime une très profonde résonance avec ce texte c’est celle de la « valeur travail ». En économie, cette notion désigne cette valeur ajoutée que le travail donne à un bien et repose sur cette conséquence assez logique selon laquelle il est parfaitement viable qu’un produit compte d’autant plus cher à celle ou celui qui veut l’acheta qu’il a nécessité plus de travail. Toutefois on pourrait se poser la question des distributeurs et des marges de bénéfices qu’ils engrangent sur des produits qu’ils n’ont pas fabriqués par eux-mêmes. Comment se fait-il que nous vivions dans une société au sein de laquelle les véritables producteurs: les artisans, les ouvriers, les paysans sont finalement les catégories les moins bien payées, alors que les commerciaux, les traders, les actionnaires, les publicitaires, etc; gagnent plus que celles et ceux sans la contribution physique desquels il n’y aurait pas de produits.
Nous mesurons la profondeur du malentendu quand nous pensons au dernier sens de cette expression: « valeur travail » telle qu’elle fut utilisée par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne électorale et par Gabriel Attal encore tout récemment. Il n’est absolument plus question de l’apport matériel du travailleur sur le produit, tel que c’était le cas pour Adam Smith et pour Karl Marx, mais de l’emploi, de la nécessité de donner plus à celles et ceux qui ont un métier par rapport à celles et ceux qui n’en ont pas (et donc de diminuer les sommes allouées aux personnes réduites au chômage). Le fait d’être reconnu comme un travailleur salarié au sein d’une société est ainsi posé comme une condition donnant des droits et une rémunération, au détriment de celles et ceux qui n’en disposent pas. C’est là finalement le point crucial de tout cet aphorisme que de questionner et même critiquer cette « course effrénée » vers le travail salarié, cette valeur accordée sans réflexion à une certaine façon de rentabiliser son énergie dans certaines tâches rémunérées. La distinction entre l’énergie que nous consacrons à notre emploi et celle que nous consacrons à notre culture personnelle, à un certain type de loisir, de discussion est fondamentale pour comprendre cet aphorisme. Nietzsche souligne ici le mouvement d’une inversion des valeurs au terme de laquelle c’est finalement aujourd’hui à l’inessentiel que nous accordons aujourd’hui le plus de valeur.
C’est un renversement qui n’est pas sans présenter un rapport profond avec cette étymologie troublante de la « scolarité »: skholé qui est plusieurs fois citée dans le passage sous son appellation latine: « l’otium » (mais c’est exactement la même chose: skholé nous permet justement de ne pas sous estimer la puissance de cet enracinement étymologique).
Skholè vent de la racine indo-européenne ékhô qui signifie posséder ou mieux encore « se posséder, être maître de soi ». Dans la Grèce antique à laquelle Nietzsche fait référence à la fin de l’aphorisme, les hommes libres pratiquent la skholé, c’est-à-dire le loisir studieux. Ils ne se laissent pas envahir par ces tâches aliénantes qui consistent prosaïquement à satisfaire les besoins vitaux. Ils ne sont pas les esclaves du vital, de l’appétit instinctif, basique et animal. Ce qui s’ouvre alors à eux ressort pleinement des occupations de cet animal politique qu’est l’homme (rappelons qu’en fait animal politique signifie pas génétique). Le sociologique Pierre Bourdieu définit la skholé comme « ce temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences et au monde. » C’est un type de rapport qui peut se détacher de la dépendance du moi privé à la satisfaction exclusive de ces appétits (de l’oïkos) grâce auquel l’idée même d’intérêt général peut voir le jour. La skholé c’est donc ce qui caractérise le mode de vie propre aux politiques et aux philosophes.
c) le plan du texte
Avant de proposer un plan du texte, nous pouvons rappeler que ce § est le 329e de la quatrième partie et que l’aphorisme sur l’éternel retour est le 341e de la même partie. Il n’y a que douze aphorismes entre celui-ci consacré à un diagnostic sur le rapport de notre société européenne et moderne au travail et celui-là qui écrit l’intuition fondamentale des dernières oeuvres de l’auteur allemand. Pourquoi c’est si important? Cela permet de mesurer le caractère réducteur et plus encore « faux » de l’accusation que l’on pourrait porter à l’encontre du penseur en le définissant comme réactionnaire et nostalgique. Il ne fait aucun doute que la voix du préjugé antique résonne évidemment davantage de l’écho de l’éternel retour que celle de notre modernité accélérée, mais il n’y a dans cet aphorisme aucun incitation à revenir en arrière. Il n’est question ici que de mettre en regard une analyse de l’époque contemporaine avec des intuitions philosophiques fortes.
il est également difficile de ne pas rapporter cet aphorisme de cet autre qui se situe dans un livre rédigé par Nietzsche un an plus tôt seulement:
« Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours de la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d'un intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail - c'est-à-dire de cette dure activité du matin au soir -, que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but limité et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille sans cesse durement jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême.
- Et voici (ô épouvante !) que c'est justement le “travailleur” qui est devenu dangereux ! Les “individus dangereux” fourmillent ! Et derrière eux il y a le danger des dangers - l'individu ! » (Nietzsche, Aurore, § 173)
a) De la première ligne à la 4e :« stupéfiante »: la pandémie du travail salarié.
Un terme crucial est d’emblée évoqué dans cette première partie c’est « la course effrénée au travail »: vice du nouveau monde. On parle souvent de contagion galopante ou de vitesse virale. Il existe tout un vocabulaire de la toxicité invasive et rapide qui décrit le pouvoir de nuisance d’un habitus, voire d’un pli civilisationnel profond. Ce préambule est marqué par l’extrême ironie de l’auteur. Les colons ont substitué à la chasse aux bisons la poursuite aveugle du « gain » (de temps et d’argent) mais les plus barbares ne sont pas ceux que l’on croit et il y a plus de bêtise et d’obscurantisme chez les traders de Wall street que parmi les scalpeurs peaux rouges .
b) de la 4e ligne jusqu’à la 19e « moins de temps qu’autrui »: Nous pourrions intituler cette seconde partie: « l’esprit de lourdeur de la vitesse. » - Il s’agit bien d’un esprit de pesanteur exactement de la même façon que nous pouvons adresser à une personne dont nous trouvons l’attitude peu subtile:
- « t’es lourd! »
Ce qui se répand avec cet appât du gain venu d’outre-atlantique, c’est un manque d’attention dans les deux sens de ce terme: celui des attentions que l'on peut manifester à l’égard d’une personne, et celui de l’attention observatrice, de la concentration que l’on peut porter à ce qui nous entoure. Nous sommes alors victimes d’un manque de sensibilité. Le terme juste est peut-être celui de « tact ». Faire preuve de tact, d’obligeance envers autrui mais aussi à l’égard de l’existence en elle-même, d’une certaine « tessiture du temps » plus en prise avec le lent devenir de toute chose qu’avec les évolutions boursières.
c) jusqu’à mauvaise conscience, ligne 32: discrédit de l’otium et loisir bête: l’européen contaminé par l’américain s’épuise dans l’inessentiel qu’il considère à tort comme l’essentiel de telle sorte que ces « loisirs » deviennent le contraire de l’otium ou de la skholè de l’antiquité grecque, on se cultive pour « donner le change », c’est-à-dire pour entretenir notre image de marque. On écoute de la musique classique pour dire que l’on en écoute. On va au musée pour dire que l’on y est allé. Le travail rémunéré envahit toutes les sphères de la société, toutes les strates de l’existence de l’européen d’aujourd’hui. On « s’excuse d’aller se promener » en invoquant sa santé comme s’il fallait s’inventer des raisons de marcher, de sortir de chez soi, « d’exister » en somme.
d) a partir de « eh bien! Jadis, c’était l’inverse… »: l'inversion des valeurs et des époques. Ce jadis ne décrit pas forcément un âge d’or, même si évidemment Nietzsche adhère totalement à cette inversion des valeurs de l’antiquité par rapport à notre époque moderne. Il faut savoir dans quel terreau s’enracine nos concepts, suivre le fil généalogique des notions et éventuellement s’étonner de ce qu’abusivement nous tenons pour « acquis » alors que cela ne l’est pas du tout. Il fut un temps et un lieu où les êtres humains s’intéressaient au fait même d’une existence dont le caractère « donné », brut, efficient ici et maintenant ne cessait jamais de les situer dans une posture d’étonnement. Or c’est bien du fait de revenir de cet étonnement là qui devrait aujourd’hui susciter le notre à l’égard de cette tribu dégénérée que nous sommes bel et bien en train de devenir. Mais enfin c’est quoi: cette créature stupide qui s’agite en tous sens pour gagner de l’argent, pour aller plus vite et plus loin (mais « pour faire quoi, au juste ?) sans s’intéresser à cette réalité première, troublante, incompréhensible qu’est le fait donné de l’existence du monde, des animaux, de soi-même.
Il convient de relier l’esprit même de l’otium et de la skholé de ce rapport libre, intéressé et donc désintéressé à l’égard de ce qui concerne la satisfaction des besoins vitaux. Il y a quelque chose de vil, de peu intéressant voire de dénaturant dans l’attention exclusive que l’on porte à ses besoins vitaux parce que quelque chose de plus noble se dit, s’énonce dans cet étonnement de la créature humaine à l’égard de l’existence.
" C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libre, puisque seule elle est à elle-même sa propre finalité. »
Plusieurs témoignages des rescapé.e.s des camps génocidaires du Troisième Reich décrivent la même expérience: celle de l’incompréhension totale devant le hasard de la mort frappant les autres et pas soi-même. Pourquoi est-ce que moi, je vis et pas tel ou tel autre victime de tel traitement, faisant parti de tel groupe désigné pour mourir « dans les douches », exposé.e au ziklon B ?On saisit bien dans quelle perspective ce questionnement se déploie, parce qu’en un sens les causes ne manquent pas: parce qu’un tel était physiquement plus faible, parce que tel Kapo avait placé tel prisonnier dans tel groupe et tel autre à cause d’un critère quelconque d’aptitude au travail, ou autre, parce que tel prisonnier avait finalement « lâché » l’affaire » et ne voyait plus l’intérêt de rester en vie dans un tel lieu, etc. La question du pourquoi ne porte donc pas vraiment sur les causes réelles, il suffit de suivre le fil précis des évènements pour trouver l’enchaînement des causes et des effets réels qui aboutissent à la mort d’un tel et à la survie de tel autre.
La vraie nature de la question n’est pas physique mais métaphysique. On s’interroge sur les voies du seigneur, si l’on y croit, sur le destin, si on y croit aussi, mais, de toute façon, sur la possibilité d’une intervention « supérieure », d’une providence, d’une forme de « nécessité » transcendante ou immanente qui aurait agi en faveur de cette conclusion: « un tel meurt, et l’autre pas! » Il va de soi que cette question restera sans réponse viable. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment la réponse qui vaut ici d’être considérée, mais le simple fait qu’il y a question. Quelque chose en nous lutte pour ne pas se résigner à ce qui pourtant semble bel et bien constituer une évidence radicale: « Eh bien, si! Ce n’est que ça: tel détail complètement hasardeux, tel fait qui indiscutablement aurait pu être autre a précipité la mort d’un tel et pas la mienne. Il n’y a rien d’autre ici que la contingence des faits et aucune raison supérieure, aucune nécessité, aucun « devoir être ». « L’expérience limite » des camps de la mort, telle qu’elle a été baptisée ainsi par Maurice Blanchot rejoint exactement les thèses existentialistes de Heidegger et de Jean Paul Sartre. Ce dont on fait l’expérience dans les camps, c’est de la condition effective du « da-sein », de l’être là. Nous sommes exposés à la mort soudaine, brutale, de la même façon que finalement que nous avons été jetés dans une existence absurde qui ne nous garantit rien, qui ne nous assure en aucune façon de la moindre pérennité. De ceci que je vive en cet instant il ne s’ensuit aucune garantie que je vive dans deux secondes. L’absence de raisons d’exister se matérialise dans l’épreuve continuelle d’une éventuelle mort imminente, à chaque instant passé dans un camp (mais tout aussi bien dans la vie de chacun.e dans n’importe quel lieu). Mais pourquoi ne nous faisons nous pas une raison de cette absence de raisons? Pourquoi la question reste-t-elle posée?
La réponse est assez simple, en fait: de ceci qu’il existe une petite musique ou plutôt un processus d’auto-référence sous l’impulsion duquel tout ce dont je fais l’expérience est rapporté à l’existence d’une « continuité », d’une permanence, d’une identité, d’un « même » et qu’il nous est finalement impossible de vivre le processus de cette auto-référence par l’intermédiaire de laquelle tout ce que je vis consciemment est rapporté à un « moi », à un « je suis moi » tautologique sans entretenir aussi le soupçon d’une légende, d’un roman auto-biographique dont il faut qu’il soit écrit et qui en un sens a toujours été écrit. C’est bel et bien cela qui travaille aussi le questionnement du rescapé ou de la rescapée: « pourquoi fallait-il que mon roman se poursuive et pas celui de tel ou tel autre? » Alors même que ce qu’elle ou il a vécu, c’est justement l’absence radicale de réponse à cette question, voire l’affirmation sans discussion possible de ceci qu’il n’y a pas de roman en fait, que rien n’est en train de s’écrire mais qu’il y a juste cette réalité aveugle, fragmentée, chaotique qui se produit comme un pur non sens, innommable.
Nous vivons en suivant l’idée qu’il existe et demeure en nous quelque chose d’identique, de « même » à ….Quoi, au juste? A celle où celui que j’étais il y a deux minutes. Ce présupposé de la permanence en nous d’une essence, c’est-à-dire d’une réponse possible à la question: « qui es-tu? » se heurte de plein fouet à l’expérience que nous faisons de la contingence de l’existence, comme le manifeste tragiquement l’expérience génocidaire des camps de la part des rescapés: « pourquoi suis-je et l’autre pas? », « Y’aurait-il dans cette essence, dans ce moi auquel je réfère toutes mes expériences comme à une sorte de permanence de la relation identitaire de soi à soi quelque chose qui justifierait ce hasard?
A vrai dire, l’évidence de ce hasard devrait suffire à répondre définitivement « non » à cette question, mais le fait même qu’elle demeure manifeste une résistance du sujet qui peut certes s’expliquer par une forme d’égocentrisme, d’orgueil, de croyance à l’élection de son « moi » . Toutefois, venant de la part des rescapé.e. s, cela semble assez douteux puisque l’expérience qui a été faite est justement celle de la contingence pure, de la précarité radicale d’un « moi » qui échoue à trouver en lui le moindre support à son identité, à son existence substantielle, soutenue. De fait il est absolument évident que nous ne pouvons pas exister sans que s’active en nous ce processus d’auto référence à du « même que nous », alors que par ailleurs, nous faisons l’épreuve du fait qu’il n’est rien de ce même qui puisse jouir en cet instant de quelque garantie ou assurance à demeurer. C’est comme si la continuelle revendication de notre essence à se refermer sur un même qui serait le moi faisait l’épreuve de la radicale impossibilité à jouir de la plus infime confirmation de cette demande dans l’existence. Le moi demeure comme la question de l’essence en prise avec l’absence radicale de réponse de l’existence. Mais alors d’où vient que la question demeure?
1) Le moi: développement des perspectives de mondes enveloppés dans autrui
Nous pouvons aborder ce nouveau chapitre à partir de la fin du précédent (mais encore faut-il que nous comprenions parfaitement cette fin, et que nous en détachions ses enjeux). L’expérience est-elle partageable? La réponse est « oui » et elle l’est d’autant plus qu’elle est fondamentalement toujours déjà partagée, ou encore qu’elle n’existe en tant qu’expérience que parce qu’elle est déjà traversée, structurée, soutenue par l’existence d’Autrui. Dans cet objet que je vois devant moi, et il faut bien se souvenir que « ob/jet » signifie « jeté devant » (ob jactum), il y a déjà autrui parce que je n’envisage à aucun moment que cet objet se réduise à ce que j’en perçois, à cette impression fugitive donnée ici et maintenant de tel angle, de telle surface rugueuse ou lisse, de telle ou telle odeur à laquelle se mêlent nécessairement d’autres odeurs, etc. Je postule l’existence d’un objet autre, possiblement perceptible par d’autres regards, d’autres narines, d’autres mains, etc. Ce n’est pas que ces autres narines, ces autres yeux, ces autres mains soient nécessairement et effectivement présentes autour de moi. Elles le sont peut-être, si, de fait, je suis en compagnie directe d’autres personnes présentes. Mais même si elles ne l’étaient pas, en cet instant, je n’en postulerais pas moins ces autres faces, ces autres consistances de surfaces tactiles, ces autres odeurs possibles de l’objet tout simplement parce que je suis convaincu qu’il y a là « un » objet, « une » tasse. La perception possible d’autres personnes appréhendant l’objet ici présent en même temps que moi joue et pèse sur ma perception réelle.
« En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en parlant, précisément.
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime. »
Logique du sens - Gilles Deleuze
Inconsciemment, nous ne cessons pas de dépasser les informations strictes, ponctuelles, réels de nos sens, sans quoi nous ne pourrions pas construire l’idée d’ « UN » objet. Nous partons du présupposé de la visibilité des objets, de leur nature tactile, tangible, odorante sans forcément nous rendre compte que ces termes « visible, tangible, tactile » désignent des possibilités et pas du tout des effectuations, des réalités, des présents (donc des présences).
Nous ne nous représentons pas les objets en tant qu’ils sont là mais en tant qu’ils ne le sont pas, ou qu’ils ne le sont pas « encore ». C’est la possibilité de les sortir de ce présent pur avec leur angle précis et leur consistance donnée qui agit dans la certitude que j’ai de percevoir « un » objet. Je suis toujours dans le dépassement du vu par le visible et c’est comme ça que je construis la certitude d’un objet « tout » à l’instant même où je n’en perçois qu’un « pas tout », qu’une perception incomplète nécessairement incomplète. Autrui est donc une structure qui conjugue et agit toujours déjà au conditionnel dans les perceptions effectives partielles et tronquées que nous visons dans un pur présent.
Mais qu’est-ce qui nous mobilise ainsi pour que nous dépassions aussi systématiquement et continuellement les seules perceptions vraiment données et brutes? Qu’est-ce qui nous amènent à conjuguer le réel du présent au conditionnel du possible, dans absolument toutes nos perceptions? Pourquoi le visible outrepasse-t-il si constamment la réalité du vu? Parce que nous interprétons le signal du percept pur, celui de tel angle aperçu, tronqué, comme porteur de l’existence de l’objet total, possiblement perceptible par autrui. Je reçois l’affect comme on reçoit un signal qui m’avertit de la présence à venir d’autre chose. Je suis disposé à percevoir l’objet UN, tel qu’il serait en droit perceptible par la totalité d’une humanité massée autour de l’objet, braquant tous les regards humains envisageables vers la totalité visible de l’objet, épuisant cette visibilité même, touchant de toutes les mains possibles toute la surface susceptible d’être ainsi palpée par une humanité « toute », etc.
Ce que nous sommes en train de suggérer c’est que finalement nos perceptions ne sont jamais brutes (si elles l’étaient nous ne verrions que ces toiles de Cézanne dans lesquelles la montagne sainte victoire sature notre nerf optique d’une multiplicité chaotiques de petites touches colorées dans l’immersion desquelles nous ne sommes plus en mesure d’identifier la montagne, ou les arbres, ou les roches, etc.). Chaque éclair tactile ou visible ou sonore est une incitation, une stimulation par le biais de laquelle un signal exprimant nous guide, nous mène jusqu’à une représentation exprimée mais en réalité possible. Il n’y a en fait aucune contradiction à affirmer que personne ne voit la tasse complète et que tout le monde la voit. Tout le monde la pressent mais personne n’en éprouve la totalité sentie.
Je vois à telle heure précise (à la décimale prés) tel angle vu de la tasse et deux micro secondes plus tard je me déplace et aperçois tel autre angle visible, je suis en train de constituer l’idée universelle d’une tasse visible. Est-ce que cela prouve qu’il existe bel et bien là et maintenant une tasse universellement perceptible par tous les humains dans un espace objectif? Non, cela prouve seulement que toutes les perceptions humaines sont dotées de cette capacité structurante à dépasser continuellement le présent pur de leur sensations vécues comme signifiant l’existence possible d’unités synthétisant en un objet toutes les sensations « vivables » d’un objet «UN ». Pourquoi?
Selon Emmanuel Kant, il existe des formes a priori de la sensibilité qui sont le temps et l’espace et à cause desquels tout ce que nous percevons, du fait même que nous le percevons est appréhendé nécessairement dans le temps et dans l’espace. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Il y a de l’être, de la présence, nous pourrions dire le monde ou finalement « quelque chose » mais nous ne pouvons en percevoir que ce qui va se situer de ce monde là, de cette présence dans un certain temps et dans un certain espace. Cela veut dire que ce qu’est vraiment ce monde ou cette présence au-delà ou indépendamment du temps et de l’espace, nous ne pouvons pas le savoir et ne le saurons jamais. C’est la différence entre le monde nouménal (que nous en connaîtrons jamais) et le monde phénoménal dans lequel nous vivons parce que finalement nous le constituons avec nos catégories de pensée.
Tout ce que Gilles Deleuze apporte de radicalement autre et nouveau par rapport à Emmanuel Kant, c’est l’idée selon laquelle ce toujours « déjà là » de l’espace dans nos perceptions, c’est finalement ce qu’il appelle Autrui a priori (et c’est génial). Percevoir un objet, une réalité quelconque, ce n’est pas du tout, comme nous le pensons spontanément, être une personne privée ou particulière qui vivrait des sensations qui lui seraient propres, c’est être d’emblée en prise avec une modalité « publique », universelle et humaine de décryptage de signaux sensibles grâce à laquelle nous suivons les mêmes schémas de postulation, de projection de « choses », d’objets. Si nous avons le sentiment de vivre dans le même monde qu’autrui, ce n’est pas du tout parce qu’il y a en effet « UN » monde réel hors de ma perception qui n’attendrait que d’être perçu par nous mais parce que nous suivons les mêmes schémas de postulation qui nous guident vers les mêmes objets possibles. Autrui est donc déjà impliqué dans tout processus de perception. Lorsque Robinson imagine des guetteurs potentiels dans des postes d’observation qui lui fourniraient par la synthèse de leur rapports une sorte de vison de l’ensemble de ‘l'île, il ne fait que rendre conscient un inconscient qui en réalité oeuvre déjà dans toute perception.
Nous pourrions ici parler de symbole au sens le plus littéral. Un symbole, c’est une chose qui vaut pour une autre chose qu’elle-même. Comprenons dés lors que le symbole est déjà effectif dans toutes nos perceptions: la perspective tronquée de la tasse vue sous tel angle à tel instant est le symbole de la tasse possible, idéale, visible sous toutes les perspectives envisageables. Il est même possible d’évoquer ici une figure stylistique très connue qui en réalité oeuvre de façon continuelle et inconsciente dans toute perception, c’est la métonymie. Il s’agit là d’une trope très efficiente par le biais de laquelle nous signifions l’ensemble à partir de la partie (une voile pour un bateau), le contenant pour le contenu (boire un verre), la cause pour l’effet, le symptôme pour la maladie, etc. Le symbolisme qui nécessairement travaille dans toute langue agit au coeur même de toute perception de telle sorte que cet autre qu’est la chose possible signifiée à l’égard de la perception vécue (et parcellaire) signifiante désigne aussi ce seuil par le bais duquel nous franchissons hardiment et continuellement la limite du présent pur d’un affect subjectif qui nous est propre vers un possible dans la structuration duquel tous les autres sont impliqués (de la tasse tronquée et perçue à la tasse perceptible et totale). L’univers dans lequel nous vivons est un univers fantasmé par la présupposition continuelle et conditionnelle (au sens de conjugué au conditionnel) des perspectives d’autrui.
Il existe une homophonie sur laquelle nous n’insisterons jamais suffisamment c’est celle de nos sens, en tant qu’organe de sensibilité: la vue, le toucher, etc, et le Sens que nous donnons à quelque chose, comme signifiant autre chose (donner du sens). Nous sommes en train de poser le fait que cette homophonie est bien plus que cela. Ce ne sont pas là deux acceptions si distinctes que ça. Lorsque nous dépassons les perceptions tronquées, fragmentées vers la tasse possible, idéalisée, nous leur donnons un sens, nous transformons un chaos réel en univers possible, habitable, structuré par l’existence d’autrui. C’est bien ce qui se produit finalement dans ces films d’horreur géniaux qui parviennent à revenir à la plus stricte littéralité de ce qui est rigoureusement et instamment perçu et qui justement à cause de cela est horrifique parce qu’insensé, saisi dans toute la brutalité d’un présent pur. Nous revenons alors vers un monde sans autrui où tout est menaçant parce que blessant, déstructuré, et pas structurable. Dans certains films effrayants, dits de terreur, nous pourrions dire que les sens sont « contenus », confinés, maintenus dans une sorte de rigoureuse interdiction à faire sens. C’est exactement ce qui conduit Cézanne à ce cri du coeur vraiment horrible: « c’est effrayant la vie! » quand on se limite à l’évènementialité d’un perçu littéral qui ne s’oriente plus vers la structuration du possible. La plupart des toiles de Francis Bacon sont à percevoir également dans cette donnée là, dans cette perceptive sans perspective. La peinture nous traumatise alors dans l’affleurement pur d’une réalité détonante parce que sans possible. Nous étouffons dans la vision infernale d’une réalité sans possible, mais en un sens, c’est effectivement ça qui est « là » et c’est encore plus terrifiant.
De ce fait nous comprenons bien en quoi consiste autrui: il est l’oxygène grâce auquel nous insinuons du possible dans l’effectivité tétanisante d’une réalité plombante et terrible, de cette venue à nos sens d’un chaos en fragments, en lambeaux, plein de perspectives tronquées, de coupes désunies et dispersées comme un tableau cubiste, comme Guernica. Nous sommes finalement d’autant plus convoqué.e.s par certaines œuvres à leur donner du sens qu’elles nous situent devant l’évidence de son absence, de sa désertion, d’un réel en loques, désolé, dispersé, hasardeux mais à cause de cela: « là ».
Dés lors nous comprenons bien en quoi consiste l’existence d’autrui: elle est ce dépassement constant et métonymique grâce auquel nous nous réconfortons de la rumeur d’un monde d’objets unifiés, « en droit » tangible, offert à toutes les mains humaines, « en droit » visible offert à tous les yeux humains, bref sensible pour toutes les sensibilités humaines, et par dessus tout capable de substituer à l’instance factuelle et sentie de l’enfer d’une présence en fragments épars un monde possible, habité par des objets et des paysages possibles où tout est à sa place. Autrui c’est le passage du chaos absurde et senti au monde sensible et sensé.
Cette façon de situer la présence d’autrui dans la perception a ceci d’enrichissant et d’original qu’elle nous permet par là même de définir le moi d’une autre façon que purement psychologique ou social.
« Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. »
Gilles Deleuze conclue le passage par un travail de définition. Mais pour en tirer le meilleur parti, il faut récapituler tout ce qui vient d’être dit et le prolonger un peu. Autrui n’est pas une autre personne, ni même ce que c’est qu’être autre pour une personne, c’est une façon de percevoir le monde, une structure qui finalement s’est logée en nous de façon inconsciente avec une autre structure qui est celle du signe ou du symbole. Par ce terme de « structure du signe », il ne faut entendre rien de plus compliqué ou d’abstrait que cette aptitude à saisir ou à investir la signification d’une chose à partir d’une autre chose. Saint Augustin disait: « le signe est une chose qui se tient pour une autre chose. » La bobine a le sens de la mère, le lion désigne le courage, la pièce de monnaie symbolise une somme d’argent, etc.
Le fait que nous soyons dés notre naissance immergés dans un monde de signes crée en nous une aptitude perpétuelle au dépassement: qui voit vraiment la pièce de monnaie comme un rond en cuivre? De façon plus puissante encore, nous ne percevons jamais l’extérieur tel qu ‘il est mais lui substituons systématiquement ce qu’il peut être. Je ne vois que la tasse possible et jamais le fragment réellement vu. En fait il y a de la métonymie dans notre oeil, dans nos mains, dans nos oreilles de telle sorte que nous dépassons constamment la partie pour le tout et vivons ainsi dans un univers d’objets stables, visibles et bien rangés. Autrui c’est ça, c’est cette structure métonymique grâce à laquelle nous adjoignons toujours les parties « possiblement » visibles par d’autres personnes à celle fragmenté que nous apercevons maintenant.
Or non seulement je présuppose autrui dans ma perception stricte du monde mais la réciproque est vraie, à savoir que je pressens l’existence d’un certain monde dans ma perception d’autrui et cela est évidemment lié au fait qu’autrui est une présence indissociable de l’intelligence du signe, de l’expression. En d’autres termes, si c’est grâce à un autrui dont je pressens l’existence que je perçois les objets comme des totalités, des synthèses possibles, c’est aussi à des mondes effrayants ou réconfortants que j’accède comme enveloppés dans les signes émis par la présence effective des autres. Autrui engendre la synthèse des perspectives possibles des objets auxquels je suis confronté (partiellement, fragmentairement), mais, du coup ses expressions de corps ou de visage enveloppent la perspective de mondes possibles en un sens qu’on pourrait qualifier de plus « connoté ». Qu’il puisse exister un univers effrayant c’est ce dont me fera signe l’expression effrayée du visage d’autrui, de cet autrui là que je croise maintenant. Il y a des mondes enveloppés dans tous les signes exprimés par les autres que nous croisons à chaque instant et nous nous activons continuellement dans cet incessant (et épuisant) travail de décryptage des signes envoyés par la présence des autres.
Par conséquent l’existence des autres est toujours déjà présente dans ma perception effective du monde et ma perception du monde est toujours en train de déchiffrer les autres mondes enveloppés dans les expressions d’autrui, mondes éventuellement à venir ou mondes simplement potentiels comme d’autres façons d’être. Voir quelqu’un sourire, c’est suspecter l’existence possible d’un monde au sein duquel sourire « se peut », c’est-à-dire assez bienveillant pour donner tout son contenu à ce signe.
Autrui, c’est donc bel et bien l’existence d’un possible enveloppé, soit celle de la tasse, de la chaise ou de l’île en entier, ou bien encore celle d’un monde effrayant ou bienveillant selon les signaux qu’il m’envoie. Lorsque je regarde le visage de Jack Torrance à un certain moment du film Shining de Stanley Kubrick, je perçois clairement dans ses traits l’existence d’un monde possible effrayant mais je ne perçois pas encore exactement ce monde là. Mais alors c’est quoi le moi?
C’est le passage de cet univers enveloppé dans les traits de Jack Torrance, par exemple, à cet univers développé tel que j’en fais vraiment l’expérience après. Le moi est ce passage du monde enveloppé au monde développé en tant qu’il implique une posture, une situation « critique », crucial par l’émergence de laquelle de possible un monde devient réel.
Nous pourrions ici parler d’être à la croisée des chemins. Avoir un moi, c’est situer et se situer dans cette ouverture de déploiement d’un monde réel sur le fond des univers possibles signifiés par Autrui. Pour que ce monde signifié d’abord par le visage terrifié de Jack Torrance devienne le mien, il faut que j’advienne en tant que moi et c’est une seule et même chose que de percevoir non plus comme possible mais comme effectif le déploiement de ce monde terrifiant et d’être moi. Je suis cette effectivité d’un monde développé sur le fond d’un monde précédemment enveloppé dans et par autrui.