samedi 2 novembre 2024

Terminale 1 / 4 / 5: Peut-on dire la vérité ? (3 et fin)

(Quelques précisions sur ce travail de préparation de la dissertation et sur cette partie 3, en particulier: sur un tel sujet, les références sont nombreuses et parfois difficiles. Evidemment il va de soi que les copies capables de donner au sujet beaucoup de profondeur et d'amplitude seront récompensées, mais  il convient aussi de maîtriser son propos, plus que de l'étendre à des perspectives que l'on appréhende avec difficultés. Il est tout-à-fait possible de construire la totalité de la dissertation sur quelques références seulement à condition de bien les choisir et d'avoir un plan cohérent. Cela est particulièrement vrai pour cette partie là: la troisième, parce que la notion de "post vérité" telle qu'elle a été clairement définie par Myriam Revault D'allonnes est un concept très récent qui correspond à des attitudes très contemporaines - Pour être clair, si cette partie pose problème, elle est probablement celle que l'on peut le plus facilement éluder. Elle est à la fois très prenante parce qu'à quelque jours des  élections américaines elle se détache d'un fond d'écran médiatique ayant probablement donné lieu à la campagne la plus dérangeante et consternante qui n'ait jamais existé outre atlantique. Il n'est pas certain que nous puissions vraiment nous targuer d'avoir fait mieux ces derniers temps en France. Jeter un regard sur cette actualité à partir de la notion de vérité est très motivant mais les références sont quasiment contemporaines (Hannah Arendt, Myriam Revault D'Allonnes, Clément Viktorovitch)

 3) La vérité n’est pas et elle ne peut pas être dite (on peut donc dire n’importe quoi)

a) Les régimes de vérité

Les travaux de Foucault en 1976 n’iraient absolument pas dans le sens d’une remise en question de la vérité en soi mais peut-être davantage d’une certaine conception: « […] au moins depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de diagnostiquer et ne cherche plus à dire une vérité qui puisse valoir pour tous et par tous les temps. » Nous pourrions tout aussi bien parler de la sociologie, ou d’une nouvelle conception de l’histoire. Mais de quoi Friedrich Nietzsche fût-il l’artisan dans cette nouvelle vision de la vérité? 

Il s’agit de faire la généalogie de la vérité sur le même mode que la généalogie de la morale. Le travail de la philosophie n’est plus de dire la vérité mais de faire l’historique de ce que dire la vérité a pu signifier pour les êtres humains en fonction de leur époque. Pour être clair la fameuse affirmation de l’auteur allemand selon laquelle « Dieu est mort » ne promeut en aucune façon une sorte de profession de « non foi » athée, elle signifie simplement que nous sommes passés d’un régime religieux de vérité à un régime scientifique, pendant le 19e siècle. Toute la philosophie de Nietzsche consiste en fait à utiliser le marteau de la généalogie pour démontrer que les valeurs que l’on croit immuables sont historiques prises dans un devenir sociétal (et même plus que cela). 



L’historien Lucien Fevbre, dans un livre qui a marqué la pratique moderne de l’histoire: le problème de l’incroyance au temps de Rabelais, reprend exactement cette démarche. Il essaie de montrer que, contrairement à ce que certains commentateurs de l'œuvre de Rabelais ont affirmé, l’auteur français ne pouvait absolument pas être athée, tout simplement parce que l’esprit, la mentalité, et la langue de son époque (début du 16e siècle) ne le rendait pas envisageable. Ce n’est pas vraiment une question de morale ou de respect de l’église mais tout simplement une question presque linguistique et structurale.  Ce que l’on dit dépend de ce que la langue d’une époque peut effectuer comme dicible. La vérité est bien de l’ordre du dit et ce que l’on dit est sujet aux évolutions de la langue et surtout de tout ce que la parole peut changer dans la langue.

Il n’est plus possible de croire qu’il existerait une vérité qui transcenderait les époques. Michel Foucault est également l’inventeur de la notion « d’ epistémè » qui désigne le champ de connaissance propre à une époque. Par exemple, on peut toujours affirmer que Descartes a découvert une vérité grâce à son raisonnement: « je pense donc je suis », on aurait quand même du mal à remettre en cause le fait que si cette pensée lui est venue à lui, à cette époque, c’est aussi pour des raisons qui ne tiennent pas du tout à une sorte de métaphysique pure, de révélation qui serait née de nulle part. Nous disons les vérités que nous pouvons en fonction de ce qui est possible dans notre epistémè. C’est exactement ce que signifie cette phrase de Michel Foucault: « Chaque société a son régime de vérité, sa « politique générale » de la vérité : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais. »

La philosophie travaille sur le vrai de cette façon, c’est-à-dire davantage en tant que sociologue ou historiens qu’en tant que métaphysiciens, c’est cela que veut signifier Michel Foucault. Même si le philosophe français a insisté pour dire que ses travaux ne visaient pas à détruire la notion de vérité, il ne fait aucun doute qu’ils ont pour effet de la relativiser. On peut dire la vérité que notre époque rend possible, c’est-à-dire rend constructible de toutes pièces et ces pièces sont celles que nous trouvons dans notre epistémè, dans les concepts effectifs dans la langue de notre époque. Retenons que Foucault n’est pas un auteur qui répondrait « non » à la question posée.

b) Notre régime de vérité: la post-vérité?

Or, il est absolument hors de doute que si nous avions aujourd’hui à définir notre régime de vérité, nous serions plus qu’embarrassé.e.s parce que la confusion entre journalisme d’information et journalisme d’opinion a rendu possible l’existence de chaîne diffusant quotidiennement des « débats », des échanges, des commentaires de faits d’actualités choisis et parfois non vérifiés dans le but de se rendre conforme à une ligne éditoriale stricte d’extrême droite. Tous les journaux depuis toujours ont été animés d’une coloration politique mais depuis une dizaine d’années et notamment l’élection de Donald Trump à la présidence des EU, quelque chose s’est radicalisé dans le rapport des médias et de la politique à la notion de vérité. 

C’est très exactement le dimanche 22 janvier 2017 que la conseillère en communication de Donald Trump Kelly-and Conway interrogée sur l’information fausse diffusée la veille par Sean Spicer, porte parole de la maison blanche selon laquelle la cérémonie d’investiture de Donald Trump avait été la plus grande audience jamais enregistrée à ce jour pour un président des EU a répondu au journaliste Chuk Todd: « « ne soyez pas trop dramatique à ce sujet, Chuck, vous dites que c'est un mensonge […], notre porte-parole, Sean Spicer, a donné des faits alternatifs », à savoir que l'audience participant à l'investiture de Trump ne pouvait ni être prouvée ni quantifiée. Todd lui rétorque alors :

« Les faits alternatifs ne sont pas des faits. Ce sont des mensonges. »



Ce qui est déterminant ici, c’est que cette affirmation de la chargée de communication, loin de faire l’objet d’une excuse ou d’une rétractation  a ouvert la voie à un certain type de discours qui finalement a marqué la totalité des quatre années de l’investiture Trump. Le lendemain il a affirmé qu’entre quatre et cinq millions de votants en situation irrégulière avaient falsifié les résultats et rendu sa victoire plus étriquée qu’elle n’aurait dû l’être en réalité.  Ce qu’ouvrent les prises de parole du président américain c’est l’ère nouvelle d’une parole politique qui ne manifeste plus en aucune façon le moindre souci de prouver la vérité du propos qu’il tient. 

Il importe vraiment de ne pas articuler cette notion sur une personnalité politique en particulier car Donald Trump ne saurait être considéré comme la cause de la situation que nous vivons actuellement. En lui se cristallise plutôt l’avènement d’un nouveau rapport au vrai, de ce que Foucault aurait appelé un nouveau régime de vérité même si justement toute la question est de savoir si c’est encore de vérité qu’il est question. 

Si nous reprenons les quatre définitions de la vérité sur lesquelles nous nous sommes appuyés jusqu’à maintenant: 1) cohérence interne et logique d’une proposition 2) concordance avec les faits 3) authenticité, sincérité 4) Dévoilement de l’être, de ce qui est là (Da sein), quelque chose de commun se fait jour, c’est qu’il existe un effet de contrainte de la vérité, laquelle impacte de différentes façons la personne qui tente de la dire. Le résultat exact d’une équation ne consiste pas à dire ce que l’on pense mais plutôt ce que l’on ne peut pas ne pas penser.  De même la vérité au sens 2 réside dans une adéquation à ce qui est étant entendu que le fait est effectif et qu’il n’est pas alternatif. La vérité au sens 3 revient à se sentir porté par une authenticité, par une sincérité, exactement au sens exprimé par Luther lorsqu’il justifie son engagement religieux par la phrase: « je ne peux autrement ». De la même façon la vérité dévoilée de l’être se caractérise par un effacement du sujet, lequel fait droit à la vérité « d’être » et d’être justement ce qui est là, en tant qu’il est là. Nous avions pris l’exemple de l’art (qui est en vérité bien plus qu’un exemple). Lorsque Marcel Duchamp crée le concept de ready made, il souligne l’existence d’une présence, d’une effectivité donnée de l’objet qui en ce sens est déjà en soi bien plus qu’une fonction.




Qu’est-ce que cela signifie? Qu’il existe dans le rapport entretenu avec la vérité au sein e ces quatre définitions ce que l’on pourrait appelait une relation de « déférence » (une relation respectueuse à la vérité), ou bien en d’autres termes, que toute personne entreprenant de dire la vérité s’engage d’abord et de façon absolument radicale à ne pas dire ce qu’elle ou il veut mais ce qui « est ». Ce qu’ouvre l’ère de la post vérité, c’est la fin de cette déférence.  C’est comme si les faits voire même l’être de ce qui est ne faisait plus droit.

Dans son livre: « Du mensonge à la violence, Hannah Arendt exprime une thèse particulièrement pertinente aujourd’hui:

  « La falsification délibérée porte sur une réalité contingente, c'est-à-dire sur une matière qui n'est pas porteuse d'une vérité intrinsèque et intangible, qui pourrait être autre qu'elle n’est.

L'historien sait à quel point est vulnérable la trame des réalités parmi lesquelles nous vivons notre existence quotidienne ; elle peut sans cesse être déchirée par l'effet de mensonges isolés, mise en pièces par les propagandes organisées et mensongères de groupes, de nations, de classes, ou rejetée et déformée, souvent soigneusement dissimulée sous d'épaisses couches de fictions, ou simplement écartée, aux fins d'être ainsi rejetée dans l’oubli.

Pour que les faits soient assurés de trouver durablement place dans le domaine de la vie publique, il leur faut le témoignage du souvenir et la justification de témoins dignes de foi. Il en résulte qu'aucune déclaration portant sur des faits ne peut être entièrement à l'abri du doute — aussi invulnérable à toute forme d'attaques que, par exemple, cette affirmation : deux et deux font quatre. »

C’est surtout la première phrase qui doit retenir notre attention même si la totalité explique avec justesse la période que nous vivons. Si nous reprenons tous les énoncés « faux » défendus par des personnalités politiques quelconques, nous y retrouvons en effet cette notion d’alternative exprimée par Kelly-Ann Conway qui a donc, au moins ce mérite. Peut-être le nombre de personnes assistant à l’investiture de Donald Trump est-il moins élevé que celui des personnes présentes pour le président Obama, mais il « aurait » pu être supérieur (on a presque envie de dire: « oui, dans un autre monde, mais c’est justement à ce genre de détail que nous savons que nous vivons dans ce monde là, dans cette variable là de cet évènement là).

En fait le fond de la possibilité d’un discours qui ne se légitime plus d’aucun biais à la vérité « de ce qui est », c’est la contingence, c’est-à-dire le fait qu’aucune nécessité ne s’exprime dans ce fait là. 

Prenons un exemple: dans un couple, supposons que l’une des personnes exprime à l’autre son désir de rompre et réponde à la demande d’explication de la personne quittée qu’elle ne manifeste pas assez d’attention à son égard. Il est possible que l’amant.e mise en cause réponde:

  • Mais j’aurai pu le faire et je le ferai maintenant que je sais à quel point cela compte. Il fallait me le dire!
  • Non! Parce que vois-tu, le problème c’est justement cela: qu’il FAILLE te le dire et que de fait, ces attentions tu ne les a pas eues spontanément, à l’instant où il le fallait parce que c’était là, et c’est toujours ça le Kaïros, à savoir la compréhension du fait qu’aucune loi ne préside aux évènements mais que c’est l’évènement qui fait loi.


Ce qui est intéressant ici, c’est justement que l’amant.e qui veut rompre pose finalement l’existence d’une nécessité, d’une justesse, d’un vouloir dire imparable dans les faits eux-mêmes. Il n’y a peut-être pas de loi dans les évènements (en ceci qu’avant qu’ils se produisent ils peuvent ou pas s’effectuer) mais les évènements font loi (ce qui veut dire qu’une fois que cela s’est passé, et que de fait il n’ya pas eu d’attention, c’est acté. Une nécessité s’est imposée dans les faits, nécessité porteuse de sens pour la personne qui quitte l’autre). 

Ce que nous retrouvons ici n’est rien moins que l’argument de l’éternel retour de Friedrich Nietzsche. Avant que le fait se produise, n’importe quel autre évènement était possible mais une fois qu’il s’est produit, il s’est effectué à jamais, c’est-à-dire infiniment, dans l’Aiôn, il EST la vérité. Au-delà de tout ce que nous pouvons dire ou faire à l’égard de ces menteuses ou menteurs qui aujourd'hui envahissent les plateaux télé et les chaînes de (dés-)information continue  ou qui menacent de se réapproprier la Maison blanche, il ne saurait être question de s’énerver plus que de raison dans la mesure où ils s’imposent à eux-mêmes, à leur être une torsion insoupçonnable, insoutenable à tous égards. Que la population de certaines nations se laisse tromper par cette distorsion de l’ethos n’est pas forcément grave non plus, car dans cette perspective, ne sont abusé.e.s que celles et ceux qui finalement décident de l’être.




RESUMONS:  Pour que l’on puisse dire la vérité, encore faut-il évidemment qu’il y en ait une. Michel Foucault dans ses travaux sur la notion de gouvernementalité met en avant la notion de « régime de vérité » pointant le fait qu’entrait en ligne de compte la notion de pouvoir, pouvoir religieux, pouvoir scientifique, pouvoir pénal, etc, dans le fait qu’à chaque époque s’instaure finalement une sorte de fond d’écran à partir duquel la vérité change de visage, ou plus précisément de critère. Il fut un temps où la vérité venait de Dieu, puis, comme le dit Nietzsche « dieu est mort » et fut remplacé par la science. Michel Foucault soutient que le rôle de la philosophie n’est pas tant de « dire la vérité » que de dire quel est le type de vérité à laquelle chaque époque croit, adhère, en fonction des évolutions de ses mentalités propres, de ses habitus (comme dirait Bourdieu), etc.

Mais nous vivons aujourd’hui une époque particulière: le complotisme favorisé par une multiplicité de plis mentaux créés par la dynamique d’inclusion et d’exclusion des réseaux sociaux court-circuite la déférence requise à la vérité de telle sorte que des mouvements totalement idéologiques et libérés de tout rapport à la preuve ou à une réalité donnée peuvent essaimer (on peut notamment penser à QAnon, mouvement conspirationniste américain d’extrême droite entretenant la rumeur infondée d’un réseau de pédophilie dans les rangs des hommes politiques démocrates). Ne sommes nous pas entrés dans une ère baptisée par la philosophe Myriam Revault D’Allonnes appelle celle de la post-vérité? Il n’ya pas de vérité et l’on peut alors dire absolument n’importe quoi. 

Mais après tout, pourquoi faudrait-il dire la vérité? Est-ce un impératif moral? Nous avons vu que pour Emmanuel Kant, la réponse est oui. Mais ce n’est pas exactement le sujet qui nous est donné, ici. Cette ère de la post vérité prouve que l’on peut ne pas se préoccuper de dire la vérité, et même que l’on peut utiliser politiquement cette possibilité là pour exercer le pouvoir.  Mais comment le peut-on?

Ne plus manifester la moindre déférence à l’égard de la vérité suppose que l’on n’accorde plus au fait la moindre importance. Les négationnistes nient l’existence des chambres à gaz. Donald Trump nie l’élection de Joe Biden. On invente des massacres ici, on les nie là, bref des réseaux d’information ne rapportent plus ders faits mais imposent une version idéologique qui les déforme ou les invente, exactement comme dans le livre de Georges Orwell dans lequel le ministère de la propagande invente une histoire justifiant que l’on fasse la guerre à tel pays. La matière qui est la plus attaquée par l’ère de la port vérité est l’histoire. Certaines personnalités crée un roman national en lieu et place de l’histoire appuyée sur des documents, sur des concordances entre des témoignages sur des données archéologiques. 

Grâce à Hannah Arendt, nous comprenons que le fond de la position négationniste est la contingence des évènements: ce n’est pas parce que telle réalité s’est produite qu’il n’aurait pas pu s’en produire une autre. Il est exact que la langue peut énoncer n’importe quel énoncé en contradiction avec les faits. Je peux dire que 2+2 = 5, que la terre est carrée ou plate, que le réchauffement climatique n’existe pas. Cela peut se formuler, la langue ne s’annule pas en exprimant des énoncés qui sont absolument contradictoires avec la réalité. En fait on peut tout dire et c’est pour cela que la vérité n’existe pas. 




Soit, mais pour reprendre le dernier exemple, cela ne change absolument rien au fait que la température mondiale a augmenté de 2,5 degrés depuis 1900. C’est un fait. Même le climato-sceptique le plus obtus sait qu’en niant ce chiffre, il se place ipso facto en dehors de tout discours de vérité. Quelqu’un qui dirait ici que ce chiffre aurait pu être différent  a raison mais dans ce que nous pourrions appeler une dimension conditionnelle. Le chiffre aurait pu varier, certes, mais il se trouve que c’est celui-là et qu’une nécessité d’une nature toute particulière s’exprime dans ce chiffre une fois qu’il est tombé. C’est!  Dire en soi permet de dire absolument n’importe quoi mais dire vrai impose une déférence à l’égard de cette nécessité qui ‘exprime dans les faits. C’est la même chose dans le domaine des sentiments lorsque nous ratons le coche du kaïros en ne faisant pas ce que la nécessité "sentimentale" (donc irrationnelle) d’une situation impose. Chaque évènement aurait pu être autre, mais de ceci qu’il s’est effectué, une nécessité s’y fait jour et c’est à cette nécessité que l’on doit accorder une forme de déférence sous peine de ne plus émettre une parole fiable, y compris à nos propres yeux. En disant n’importe quoi, les négationnistes mais aussi Kelly-Ann Conway, Sam Spicer, Donald Trump et bien d'autres renoncent à toute ipséïté, ce qui correspond à une démarche éthiquement suicidaire



Transition: Kelly-Ann Conway, Donald Trump sont des « génies de la communication ».  Kamala Harris évoque son expérience à Mac Do, Donald Trump se fait filmer en train de faire frire des frites. Joe Biden revient sur l’épisode des ordures et  Donald Trump répond au volant d’une benne à déchets. On peut s’extasier sur l’habileté d’une telle stratégie qui finalement ne consiste ni plus ni moins qu’à illustrer les paroles de l’adversaire par des mises en situation spectaculaires, nous sommes en droit de nous demander ce que toutes ces mises en scène laissent filtrer en terme de compétences pour assurer la fonction de président . Les élections américaines semblent s’être transformées en  gigantesque ring de catch sur lequel un « combattant obèse » fait des rodomontades sans le moindre souci d’étayer son propos. La vérité n’est pas invitée ici à se produire (et le serait-elle qu’elle ne viendrait pas). On ne peut pas dire la vérité, notamment parce qu’il faudrait évoquer les changements de civilisation et de confort qui sont absolument indispensables à ce que l’existence humaine puissent se poursuivre de façon équitable et décente sur cette planète outrageusement mise à mal. Le réchauffement de la température du globe, l’acidification des océans, la 6e extinction de masse de la flore et de la faune sur terre: tout cela décrit des faits et ces faits portent un préjudice électoral énorme à toutes celles et ceux qui les évoquent et qui invitent à ce que des décisions soient prises « mondialement ».

Dés lors évidemment les chargés de communication montent en première ligne pour mettre en oeuvre leur savoir faire, lequel est finalement fondé sur un déni monstrueux. L’ère de la post vérité que nous connaissons actuellement est proportionnel à l’amplitude démesurée du mensonge dans lequel vivent les pays développés et que subissent les autres. Cassandre disait la vérité tout en sachant qu’elle ne serait pas crue et tout discours scientifique fondé sur les observations et sur les faits enregistrés (la violence de plus en plus intense des catastrophes climatiques)  est accueilli aujourd’hui de la même façon. Une partie conséquente et finalement majoritaire de la population humaine mondiale est en train d’opter pour le déni de l’existence du monde. Sous cet angle il semble évident que l’on ne peut pas dire la vérité.

Mais comment ce déni peut-il opérer avec une facilité aussi déconcertante? Quel est la nature de ce filtre ou de ces oeillères portées par les animaux humains pour entretenir ainsi une hallucination collective aussi tenace? Celle de la langue. Mais il faut faire attention ici, ce n’est pas que la langue serait en elle-même génératrice de cette illusion, mais il existe un certain usage de son pouvoir qui aboutit à cette distorsion dommageable. On peut dire de la langue ici qu’elle est un pharmakon, un outil qui est à la fois poison et remède.


4) La vérité n’est pas mais on peut la dire. C’est même la seule chose que l’on puisse faire: « la dire » (ou plutôt la laisser parler)

a) La critique du cogito (Nietzsche)

Si nous revenons sur la démonstration par le biais de laquelle Descartes découvre cette vérité: «  De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin, il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. »

Il apparaît clairement qu’au-delà de ce que Descartes veut signifier, à savoir qu’il est impossible de dire ou de penser que l’on n’est pas sans « être » forcément, il y a quelque chose de cette « vérité » qui repose sur le fait qu’elle est énoncée (que ce soit par l’écriture ou par la pensée). Le philosophe insiste sur la caractère volontaire, agissant de la démarche. C’est comme si la volonté de douter de tout déclenchait la volonté de penser laquelle prouverait la vérité d’une existence « voulue » de bout en bout. Mais la pensée n’est pas si volontaire que Descartes le prétend. Il est même avéré comme le dit Nietzsche que la plupart de nos pensées viennent non pas quand nous le voulons mais quand elle, la pensée, le veut. Que l’acte de penser fonde l’acte d’être est indéniable mais qu’il y ait quoi que ce soit dans cet acte qui soit fait, voulu, initié et constitué par « Moi », voilà qui pose problème, selon Nietzsche. Ce n’est pas parce que penser s’effectue en moi que « JE » suis. Je ne me fais pas exister tout seul en doutant volontairement.





Mais alors d’où vient cette illusion d’exister en tant que « je » ? De ce que nous avons déjà évoqué avec l’enfant à la bobine observé par Freud.  L’enfant acquiert un je mais en se livrant pieds et poings à une structure linguistique qui va lui dicter ses pensées, ses sentiments son être.  Que penser se fasse est indiscutable, que le fait d’être se manifeste t se produise est tout aussi vrai mais que ce soit moi qui pense et moi qui « suis », c’est une toute autre histoire. Il existe une structure dans laquelle nous naissons et à cause de laquelle nous avons pris l’habitude de conjuguer nos actions à la première personne: cela aussi est assuré. La vérité est que nous sommes toutes et tous plutôt pris dans des forces comme désirer, vivre, penser, agir et que notre grammaire en posant l’existence d’une première personne nous fait vivre dans l’illusion d’une maîtrise, de la même façon que ‘l’enfant à la bobine va passer le restant de sa vie à croire qu’il est l’auteur de ses actions mais cela ne sera jamais autre chose que l’illusion d’un sujet créé de toutes pièces par la grammaire de nos langues. Il reste fondamentalement cet enfant abandonné par sa mère et sa vie de sujet ne sera jamais plus que la compensation grammaticale d’un abandon premier, inconsolable. 

« Il est pensé: donc il y a un sujet pensant », c'est à quoi aboutit l'argumentation de Descartes. Mais cela revient à poser comme « vraie a priori » notre croyance au concept de substance : dire que s'il y a de la pensée, il doit y avoir quelque chose qui pense, ce n'est encore qu'une façon de formuler, propre à notre habitude grammaticale qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref, ici déjà on construit un postulat logique et métaphysique, au lieu de le constater simplement... Par la voie cartésienne on n'arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater une très forte croyance.

Si l'on réduit le précepte à « il est pensé, donc il y a des pensées », on obtient une tautologie pure : et ce qui est justement en cause, la « réalité de la pensée », n'est pas touché ; sous cette forme en effet, impossible d'écarter le « phénoménisme » de la pensée. Or ce que voulait Descartes, c'est que la pensée eût non seulement une réalité apparente, mais une réalité en soi. »

Nietzsche, La volonté de puissance. (1884-1886), § 147

Pour bien saisir ici la démonstration de Friedrich Nietzsche, il faut revenir à la démarche de Descartes. Il se lance « volontairement » dans un processus de doute systématique pour voir après coup si quelque chose résisterait ou pas à cette remise en cause de tous les canaux d’information par le biais desquels nous admettons une proposition ou une réalité comme « vraie ». Il doute de tout puis arrive à la conclusion que si rien n’est, pas même soi, alors au moins demeure « LA » pensée de n’être rien. Il faut bien qu’il y ait quelque chose pour penser que rien n’est. Jusque là son raisonnement est inattaquable. « Il y a » bien LA pensée de n’être rien. Or, il faut bien que quelque chose soit pour que cette pensée soit. C’est là que tout se joue, c’est-à-dire là que Nietzsche, lui, dit « non ».

Descartes est certain d’avoir de son plein gré enclenché un processus, mais qu’en sait-il en fait? Peut-il être assuré de l’avoir voulu, ou plus exactement comment être absolument certain que cette pensée n’a pas laborieusement construit son chemin d’évènements en évènements jusqu’à se poser ce jour là sur cet enchainement de pensées là de telle sorte qu’un humain nommé  Descartes se dise à lui-même qu’il peut penser qu’il n’est rien mais qu’il faut bien qu’il soit quelque chose pour penser qu’il n’est rien?  Pourquoi ne pas envisager que les pensées suivent d’elles-mêmes leur tracé de sujets en sujets lesquels finalement sans s’en rendre compte ne sont que les dépositaires des pensées. « La pensée de n’être rien est », et finalement c’est tout! Il n’y a rien d’autre que l’on puisse vraiment conclure de tout le raisonnement de Descartes. Ça pense! Est-ce que finalement l’existence de l’inconscient dit autre chose que cela? Est-ce qu’un être humain peut envisager son existence comme cette voie que « des » pensées déterminent, mènent, animent et orientent dans la direction qu’elles souhaitent, tout cela en laissant la personne, en question, croire qu’elle vit « sa » vie, qu’elle en décide alors que du début à la fin elle n’a été que la forme humaine de trajets de pensée qui l’ont traversée comme du courant électrique traverse des métaux dits « conducteurs »? 

Ça pense donc il y a un sujet qui pense, une chose, une substance pensante, c’est ce que dit Descartes en pensant qu’il n’avance ici rien qui puisse être contesté, mais c’est comme si son scepticisme de méthode ici prenait l’eau car de ceci qu’il y ait de la pensée, il ne s’ensuit aucunement qu’il faille qu’une substance pour la penser. Substance vient du latin « sub sto » qui signifie qui existe par le dessous de soi, qui existe par soi qui est causa sui, cause de soi. Pourquoi faudrait-il à une pensée une cause extérieure qui en soit l’agent déterminant? 




« Cela revient à poser comme vraie a priori notre croyance au concept de substance. » dit Nietzsche, mais qu’est-ce que c’est « poser comme vraie a priori une croyance » si ce n ‘est un préjugé qui donc ne repose en réalité sur rien? Sur rien? Vraiment? L’analyse de Nietzsche ne se contente pas de remettre en cause la démarche de Descartes, elle en détecte l’origine qui n’est rien de moins que celle de la grammaire. Il existe dans notre conjugaison une première personne du singulier: « je » et Descartes, sans s’en apercevoir, fait reposer la totalité de son raisonnement sur une pure règle de grammaire parfaitement arbitraire, comme nous le faisons toutes et tous lorsque nous disons « je ». Il n’est pas complètement indifférent ici de penser aux enfants qui apprennent progressivement la langue et qui vont passer de la 3e personne à la première. Ça pense, ça vit, ça existe. « Il y a » de l’existence, de la présence, de l’être là, de la pensée. Si nous revenons à l’enfant à la bobine, « Il y a » l’affect de la perte donc la représentation symbolique de la scène, puis du symbole par la bobine à la forme linguistique du jeu symbolique, vont venir les phonèmes (unités sonores) puis les mots, le « il » ou l’utilisation de son prénom à la 3e personne puis enfin le « Je », et à partir de là l’illusion de la maîtrise, du libre arbitre va voir le jour dans le monde des humains, dans la société, avec son corrélat de la responsabilité de nos actes, du jugement, de la punition, du pénal, etc. Il faut bien comprendre que c’est sur le fond de ce scepticisme là (qui n’est pas un scepticisme de parade, de méthode seulement provisoire comme celui de Descartes) que pense Nietzsche. 

Pour se représenter, autant qu’on le peut, la perspective à partir de laquelle Nietzsche pointe (avec rigueur et raison) le préjugé de Descartes (et finalement le notre par la même occasion, le préjugé du « je ») il faut envisager l’existence première et finalement exclusive de « forces » qui seraient constituées par autant de verbes à l’infinitif: désirer, penser, vouloir, agir, vivre, être, etc. Sur le fond toujours efficient, actif  de ces forces, nous plaquons notre croyance au sujet à cause la grammaire de nos langues, de telle sorte que nous passons notre vie à croire que nous doté.e.s de libre-arbitre, tout cela pour cette simple raison qu’il existe une première personne du singulier.

En fait tout le raisonnement de Descartes est un pléonasme, une tautologie: « ça pense donc la pensée «  est » ». Le « je » est une croyance. Nous pensions avoir trouvé une vérité qui dépasse le seuil de la croyance mais nous sommes trompés. Tout ce que Descartes a prouvé, c’est l’existence d’une forme de pensée telle qu’elle peut être pensée par les humains, c’est-à-dire déformée, dénaturée, mais rien de cet « être » pur qui est par soi et pas seulement t »pour nous ». Par conséquent il n’est aucunement question d’une vérité, ici, mais d’un constat qui s limité à ce qui peut être pensé par des humains incapables de penser en dehors de la croyance en leur première personne. Finalement nous n’avons pas beaucoup progressé par rapport à l’enfant à la bobine. Descartes en est un peu resté à ce stade, celui de l’enfant qui apprend à dire je par l’acquisition du symbolisme de la langue.

                Finalement Descartes dit la vérité, en un sens, mais justement celle qu’il peut dire, qu’il ne peut que dire en disant « je ». Il n’y a rien de vraiment notable dans le fait qu’il pense dire la vérité en disant qu’il « un je qui pense », parce qu’il ne dit alors rien d’autre que ce qui peut être pensé de l’intérieur d’une pensée qui est formaté par une langue dans laquelle il y a du « je », de la première personne du singulier. Je dis la vérité de ce que c’est que d’être déterminé à croire que je suis un je au sein d’une langue, je dis cette vérité là, sans vraiment m’en rendre compte, ce qui signifie finalement que ce n’est pas la vérité « vraie ». Je dis la vérité de ce que c’est que penser qu’on est un je qui pense être, étant entendu que je ne fais par là même que me soumettre à l’usage de ma langue maternelle qui me détermine à penser tout cela presque à mon insu sans qu’à aucun moment la pensée vraie, brute, efficiente ne soit approchée dans sa vérité. Cette pensée pure, brute, vraie, c’est quand je fais un lapsus que je la dis vraiment justement parce que je ne la dis pas "vraiment" en tout cas pas volontairement, ni consciemment. Les lapsus arrivent quand par inadvertance « LA » pensée jaillit subrepticement à la surface de mon discours et que je ne m’en aperçois pas.




b) Le je de l’énoncé et le je de l’énonciation (Jacques Lacan)

Cette incroyable découverte métaphysique se réduit en fait à une sorte de pléonasme linguistique qui finalement repose sur l’arbitraire de la convention de la première personne du singulier. « Que je pense donc que je sois » ne prouve rien si ce n’est que la langue convient à elle-même dans une sorte de tautologie dont on ne sort pas. Si nous concentrons notre attention sur ce passage décisif: « De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin, il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. » nous voyons clairement en quoi consiste le glissement de Descartes: « je suis, j’existe » est vrai  toutes les fois que je le prononce » mais alors, il y a deux « je »: celui qui « est » ( je de l'énoncé) et celui qui pense ou qui dit qu’il est (je de l’énonciation). L’effet de vérité de l’existence du sujet vient simplement de la correspondance entre ces deux « je » qui pourtant ne peuvent pas entièrement convenir l’un avec l’autre ne serait-ce précisément que parce que l’un est dans l’énoncé alors que l’autre est posé par l’énoncé comme étant celui qui le tient du « dehors ». Quoi que le je de l’énonciation dise du je de l’énoncé il ne peut pas l’être, en même temps qu’il le dit.

En d’autres termes, l’idée selon laquelle il faut nécessairement que je sois pour dire  ou penser que je suis repose sur un effet de correspondance du « je » qui n’existe nulle part hors de la langue et qui repose sur l’exclusivité d’un sujet conscient (capable de dire Je). Or il existe de l’inconscient est il a partie lié avec la langue comme le dit Jacques Lacan: « l’inconscient est structuré comme un langage ». Ce qu’il y a vraiment c’est de la langue et dans cette langue le préjugé du « je », préjugé illusoire. Comme nous prenons conscience de nous par la langue, c’est-à-dire comme nous y sommes immergés très tôt (ainsi que le prouve l’enfant à la bobine)  nous croyons au je et conjuguons notre existence à la première personne. Ce n’est ni plus ni moins que cet effet de croyance que découvre Descartes en lui donnant une puissance qu’il n’a pas, qu’in peut pas avoir. Pourquoi? 

Tout simplement parce que ce qui se produit avec cet effet de redoublement par le biais duquel un je s’atteste à lui même en disant je (ou en disant qu’il dit je) est en réalité uns scission, ce que le psychanalyste appelle une fente, une dissociation. Le paradoxe du menteur le prouve facilement. Il s’agit d’un paradoxe dont la première formulation remonte au 7e siècle avant JC dans la bouche d'un crétois nommé Epiménide. Il dit: « tous les crétois sont menteurs », donc s’il dit vrai (si les crétois sont menteurs, comme il est crétois) il ment et s’il ment, (alors les crétois ne sont pas menteurs) il dit vrai. Est-ce que je peux dire la vérité quand je dis que je mens? C’est peut-être ici que nous atteignons le fond de la question: « peut-on dire la vérité ? » Ce paradoxe éclaire un fait troublant que Descartes n’a pas pris en compte c’est que quoi je dise de moi, je peux mentir ». A partir du moment où je crée cette dissociation entre le « je » qui dit « je » (énonciation) et le je dont il est question quand je dis je (le sujet de mon énoncé) il est évident que les deux peuvent ne pas correspondre. En d’autres termes, c’est justement quand je pense (ou quand je dis) que je suis que je ne suis justement pas celui dont je parle quand je dis « je ». Il y a un je qui parle et un je qui est parlé. Que je puisse dire la vérité tout en mentant prouve exactement cela. 




Nous retrouvons ici le paradoxe qui oeuvre dans toute confession, dans tout aveu, dans tout discours sur soi, cela même qui fait qu’une autobiographie « vraie » n’existe pas et qu’il est préférable d’utiliser le terme d’auto-fiction. Dés que je présente le récit de ma vie comme une fiction, je suis « dans les clous », je prends en compte la dissociation entre le je qui écrit et le je sujet du roman ou du livre. Plus je proteste de la véracité de ce que je dis de moi, plus en fait je creuse le fossé en moi entre celui qui dit et celui dont il est question dans le dit. Le mensonge est et sera toujours une option. C’est exactement le sens de cette impression qui nous anime quand nous lisons par exemple les confessions de Saint Augustin ou celle de Jean-Jacques Rousseau. Il n’est pas question de remettre en cause la véracité ou la sincérité de leur témoignage mais de réaliser que le vice ou le défaut est toujours déjà dans la procédure. 

Pour bien exprimer cette inadéquation radicale entre les deux « je » qui met en échec le « je pense donc je suis » de René Descartes, Jacques Lacan formule un « anti-cogito » qui finalement recèle une forme de solution à notre problème. « je pense où je ne suis pas, je suis où je ne pense pas ». Pour le dire encore plus simplement c’’est exactement le contre pied de l’affirmation du contraire. Je pense que je suis donc je ne suis pas. Cela signifie que nous possédons quand même un critère d’exactitude. Ce que je suis, c’est justement pas ce « je » qui pense être. La vérité du je de l’énonciation c’est de n’être pas le je de l’énoncé. Le vrai Rousseau se dissimule dans tout ce dont les confessions font signe comme un négatif porte l’empreinte contrastée de la photo. Je suis ce que c’est que de n’être pas ce que dis que je suis, et c’est bel et bien quelque chose même si du coup cela n’est pas facile de réaliser ce savoir qui n’est qu’en tant qu’il est caché.  Je suis ce no man’s land qui affleure au tracé des frontières de ce que je dis que je suis, et c’est bien la vérité.



c) « moi la vérité, je parle » - Jacques Lacan

Nous retrouvons finalement toutes les conclusions de cette division fondamentale au coeur de tout sujet de langue, de tout être humain pris dans sa langue maternelle. L’enfant à la bobine est exactement en train de conquérir une forme de maîtrise sur la situation grâce à l’acquisition de sa langue qui l’investira du pouvoir de dire « je » mais il entre précisément par ce même mouvement dans le drame absolu de l’inauthenticité, du décalage, ne serait-ce que parce que de fait, sa mère n’est pas une bobine. L’enfant se dédouble et s’arrache ainsi au drame de l’abandon mais c’est pour se jeter tête la première dans un autre drame qui est celui de ne jamais vivre l’adéquation avec soi, en tout cas jamais de façon totale. Il abandonne la vérité de ‘l’être au profit d’une vérité toute relative (voire fausse, au sens de simulée) du connaître et de la conscience.  

Dans un texte très obscur et plutôt troublant, le psychanalyste Jacques Lacan tente une personnalisation de la vérité (c’est ce que l’on appelle une prosopopée). Il écrit un texte qui est comme un message que la vérité nous adresse: 

Où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle. Lorsque je parle, je ne peux en même temps dire “je dis” ! Car précisément, et c’est ce qui peut paraître inacceptable à beaucoup, je ne sais pas ce que je dis. Et en même temps, le discours que je tiens, entre les lignes, “renferme” un savoir, un savoir que j’ignore et qui est pourtant là, agissant, un savoir insu. C’est, notamment, à ce déchiffrage qu’est invité l’analysant, à en savoir un bout, accompagné de l’analyste, qui est là, ce sujet, pour le représenter le temps nécessaire à ce qu’il puisse repérer, de son discours, ce qui le cause.

En un sens, il n’est ni plus ni moins question que d’épuiser le filon de la direction exactement contraire de celle de Descartes, et d’aller jusqu’au bout de ce qui finalement légitime l’acte même de l’analyse. La vérité de la cure psychanalytique dans la fulgurance de laquelle le patient se retrouve tel qu’il est dans la vérité de ce qu’il ne se savait pas être puisque l’inconscient demeurait caché, c’’est justement ce qui affleure à la surface de sa parole involontairement, subrepticement, à son insu. La vérité c’est un lapsus. 

Si nous lisons attentivement le passage de Jacques Lacan, nous y retrouvons exactement cette thèse: on peut dire la vérité quand on ne sait pas ce que l’on dit. « Moi la vérité je parle » et parler, ce n’est pas la même chose que dire parce que 1) c’est un acte 2) c’est un verbe intransitif qui ne se spécifie pas par l’attente d’un complément d’objet. Quand je dis, je dis forcément quelque chose. Le verbe dire ne prend sens que de ce que l’on dit, alors qu’il y a une sorte de suffisance à soi dans l’acte de parler. Il existe des visages, des silences, des paroles « parlantes » et c’est exactement en cela que consiste leur vérité: dans tout ce qui est parlant, et pour les êtres humains, tout est parlant. Nous retrouvons ici en fin de parcours l’explication de ce qui fait que des gestes effectués sans mots soient incroyablement plus « parlants » et vrais que les discours ayant un contenu, précisément parce que ce contenu maintient la séparation entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé. Mais quand il y a de la parole ou du silence « parlant », cette dissociation n’a plus cours. La seule vérité qui puisse sortir de la bouche de l’analysé c’est précisément celle qui échappe au dédoublement conscient de ce qu’il dit volontairement dans la parfaite distanciation entre ce qu’il dit et celui qu’il est en le disant (parce qu’alors le mensonge est toujours possible, et finalement toujours efficient). Par contre quand je ne me rends compte de ce que je dis ou de ce que je fais ou de dont je rêve, alors la dissociation cesse et la vérité affleure.




Peut-être serions nous tentés de limiter cette vérité parlante à laquelle Jacques Lacan offre une tribune en disant que c’est juste de la psychanalyse. Mais nous passerions alors à côté d’un rapprochement très troublant, à savoir que cette vérité là est finalement similaire en tous points à l’alétheia évoquée par Heidegger. Dans son livre sur les maîtres de vérité, l’helléniste Marcel Détienne rappelle que l’aléthéia était une parole réservée aux oracles, une parole « autorisée » et prononcée dans une totale absence de conscience. Evidemment cette parole était censée relier entre eux le monde des humains et la parole divine, mais ce n’est pas forcément cela qui doit venir au premier plan. C’est davantage sa nature peu communicable ou du moins décryptable mais justement par la même « pas évidente » à comprendre comme toute oeuvre littéraire, ou artistique.  La parole de vérité est l’existence de ce sens tout aussi indiscutablement présent dans tout oeuvre que difficile à déchiffrer. La vérité donc ne se dit pas mais elle parle.


Conclusion

Nous avons choisi d’intégrer au questionnement sur la vérité dicible le problème de son existence réelle et cette direction s’est révélée aussi difficile que porteuse, notamment à cause de l’affrontement entre les thèses de Descartes et celle de Nietzsche puis de Jacques Lacan. Nous ne disons pas consciemment la vérité parce que cette conscience finalement rend toujours effective la dissociation entre le je de l’énoncé et celui de l’énonciation, c’est-à-dire qu’elle reste toujours sous ‘l’emprise de la persona, de ce personnage que je veux jouer aux yeux des autres. Mais alors comment dire la vérité? Par l’anonymat d’une parole non maîtrisée et sortie comme par inadvertance de mon stylo, de ma bouche, mais finalement aussi de toute possibilité de création pure. On ne peut donc pas vraiment "dire la vérité" mais on peut "être" en même temps que la vérité qui parle, ce qui finalement désigne une simultanéité de geste: le kairos de l'oeuvre.





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