lundi 11 novembre 2024

Terminales HLP: Les métamorphoses du moi (1)

 


Introduction

Plusieurs témoignages des rescapé.e.s des camps génocidaires du Troisième Reich décrivent la même expérience: celle de l’incompréhension totale devant le hasard de la mort frappant les autres et pas soi-même. Pourquoi est-ce que moi, je vis et pas tel ou tel autre victime de tel traitement, faisant parti de tel groupe désigné pour mourir « dans les douches », exposé.e au ziklon B ?On saisit bien dans quelle perspective ce questionnement se déploie, parce qu’en un sens les causes ne manquent pas: parce qu’un tel était physiquement plus faible, parce que tel Kapo avait placé tel prisonnier dans tel groupe et tel autre à cause d’un critère quelconque d’aptitude au travail, ou autre, parce que tel prisonnier avait finalement « lâché » l’affaire » et ne voyait plus l’intérêt de rester en vie dans un tel lieu, etc. La question du pourquoi ne porte donc pas vraiment sur les causes réelles, il suffit de suivre le fil précis des évènements pour trouver l’enchaînement des causes et des effets réels qui aboutissent à la mort d’un tel et à la survie de tel autre. 

La vraie nature de la question n’est pas physique mais métaphysique. On s’interroge sur les voies du seigneur, si l’on y croit, sur le destin, si on y croit aussi, mais, de toute façon, sur la possibilité d’une intervention « supérieure », d’une providence, d’une forme de « nécessité » transcendante ou immanente qui aurait agi en faveur de cette conclusion: « un tel meurt, et l’autre pas! »  Il va de soi que cette question restera sans réponse viable. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment la réponse qui vaut ici d’être considérée, mais le simple fait qu’il y a question. Quelque chose en nous lutte pour ne pas se résigner à ce qui pourtant semble bel et bien constituer une évidence radicale: « Eh bien, si! Ce n’est que ça: tel détail complètement hasardeux, tel fait qui indiscutablement aurait pu être autre a précipité la mort d’un tel et pas la mienne. Il n’y a rien d’autre ici que la contingence des faits et aucune raison supérieure, aucune nécessité, aucun « devoir être ». « L’expérience limite » des camps de la mort, telle qu’elle a été baptisée ainsi par Maurice Blanchot rejoint exactement les thèses existentialistes de Heidegger et de Jean Paul Sartre. Ce dont on fait l’expérience dans les camps, c’est de la condition effective du « da-sein », de l’être là. Nous sommes exposés à la mort soudaine, brutale, de la même façon que finalement que nous avons été jetés dans une existence absurde qui ne nous garantit rien, qui ne nous assure en aucune façon de la moindre pérennité.  De ceci que je vive en cet instant il ne s’ensuit aucune garantie que je vive dans deux secondes. L’absence de raisons d’exister se matérialise dans l’épreuve continuelle d’une éventuelle mort imminente, à chaque instant passé dans un camp (mais tout aussi bien dans la vie de chacun.e dans n’importe quel lieu). Mais pourquoi ne nous faisons nous pas une raison de cette absence de raisons? Pourquoi la question reste-t-elle posée? 




La réponse est assez simple, en fait: de ceci qu’il existe une petite musique ou plutôt un processus d’auto-référence sous l’impulsion duquel tout ce dont je fais l’expérience est rapporté à l’existence d’une « continuité », d’une permanence, d’une identité, d’un « même » et qu’il nous est finalement impossible de vivre le processus de cette auto-référence par l’intermédiaire de laquelle tout ce que je vis consciemment est rapporté à un « moi », à un « je suis moi » tautologique sans entretenir aussi le soupçon d’une légende, d’un roman auto-biographique dont il faut qu’il soit écrit et qui en un sens a toujours été écrit. C’est bel et bien cela qui travaille aussi le questionnement du rescapé ou de la rescapée:  « pourquoi fallait-il que mon roman se poursuive et pas celui de tel ou tel autre? » Alors même que ce qu’elle ou il a vécu, c’est justement l’absence radicale de réponse à cette question, voire l’affirmation sans discussion possible de ceci qu’il n’y a pas de roman en fait, que rien n’est en train de s’écrire mais qu’il y a juste cette réalité aveugle, fragmentée, chaotique qui se produit comme un pur non sens, innommable.

Nous vivons en suivant l’idée qu’il existe et demeure en nous quelque chose d’identique, de «  même » à ….Quoi, au juste? A celle où celui que j’étais il y a deux minutes. Ce présupposé de la permanence en nous d’une essence, c’est-à-dire d’une réponse possible à la question: « qui es-tu?  » se heurte de plein fouet à l’expérience que nous faisons de la contingence de l’existence, comme le manifeste tragiquement l’expérience génocidaire des camps de la part des rescapés: « pourquoi suis-je et l’autre pas? », « Y’aurait-il dans cette essence, dans ce moi auquel je réfère toutes mes expériences comme à une sorte de permanence de la relation identitaire de soi à soi quelque chose qui justifierait ce hasard? 

A vrai dire, l’évidence de ce hasard devrait suffire à répondre définitivement « non » à cette question, mais le fait même qu’elle demeure manifeste une résistance du sujet qui peut certes s’expliquer par une forme d’égocentrisme, d’orgueil, de croyance à l’élection de son « moi » . Toutefois, venant de la part des rescapé.e. s, cela semble assez douteux puisque l’expérience qui a été faite est justement celle de la contingence pure, de la précarité radicale d’un « moi » qui échoue à trouver en lui le moindre support à son identité, à son existence substantielle, soutenue. De fait il est absolument évident que nous ne pouvons pas exister sans que s’active en nous ce processus d’auto référence à du « même que nous », alors que par ailleurs, nous faisons l’épreuve du fait qu’il n’est rien de ce même qui puisse jouir en cet instant de quelque garantie ou assurance à demeurer. C’est comme si la continuelle revendication de notre essence à se refermer sur un même qui serait le moi faisait l’épreuve de la radicale impossibilité à jouir de la plus infime confirmation de cette demande dans l’existence. Le moi demeure comme la question de l’essence en prise avec l’absence radicale de réponse de l’existence. Mais alors d’où vient que la question demeure?

 




1) Le moi: développement des perspectives de mondes enveloppés dans autrui


Nous pouvons aborder ce nouveau chapitre à partir de la fin du précédent (mais encore faut-il que nous comprenions parfaitement cette fin, et que nous en détachions ses enjeux). L’expérience est-elle partageable? La réponse est « oui » et elle l’est d’autant plus qu’elle est fondamentalement toujours déjà partagée, ou encore qu’elle n’existe en tant qu’expérience que parce qu’elle est déjà traversée, structurée, soutenue par l’existence d’Autrui. Dans cet objet que je vois devant moi, et il faut bien se souvenir que « ob/jet » signifie « jeté devant » (ob jactum), il y a déjà autrui parce que je n’envisage à aucun moment que cet objet se réduise à ce que j’en perçois, à cette impression fugitive donnée ici et maintenant de tel angle, de telle surface rugueuse ou lisse, de telle ou telle odeur à laquelle se mêlent nécessairement d’autres odeurs, etc. Je postule l’existence d’un objet autre, possiblement perceptible par d’autres regards, d’autres narines, d’autres mains, etc. Ce n’est pas que ces autres narines, ces autres yeux, ces autres mains soient nécessairement et effectivement présentes autour de moi. Elles le sont peut-être, si, de fait, je suis en compagnie directe d’autres personnes présentes. Mais même si elles ne l’étaient pas, en cet instant, je n’en postulerais pas moins ces autres faces, ces autres consistances de surfaces tactiles, ces autres odeurs possibles de l’objet tout simplement parce que je suis convaincu qu’il y a là « un » objet, « une » tasse. La perception possible d’autres personnes appréhendant l’objet ici présent en même temps que moi joue et pèse sur ma perception réelle.


« En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.

Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.

        Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en parlant, précisément.

        Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime. »

                  Logique du sens - Gilles Deleuze



Inconsciemment, nous ne cessons pas de dépasser les informations strictes, ponctuelles, réels de nos sens, sans quoi nous ne pourrions pas construire l’idée d’ « UN » objet. Nous partons du présupposé de la visibilité des objets, de leur nature tactile, tangible, odorante sans forcément nous rendre compte que ces termes « visible, tangible, tactile » désignent des possibilités et pas du tout des effectuations, des réalités, des présents (donc des présences). 

Nous ne nous représentons pas les objets en tant qu’ils sont là mais en tant qu’ils ne le sont pas, ou qu’ils ne le sont pas « encore ». C’est la possibilité  de les sortir de ce présent pur avec leur angle précis et leur consistance donnée qui agit dans la certitude que j’ai de percevoir « un » objet. Je suis toujours dans le dépassement du vu par le visible et c’est comme ça que je construis la certitude d’un objet « tout » à l’instant même où je n’en perçois qu’un « pas tout », qu’une perception incomplète nécessairement incomplète.  Autrui est donc une structure qui conjugue et agit toujours déjà au conditionnel dans les perceptions effectives partielles et tronquées que nous visons dans un pur présent.

Mais qu’est-ce qui nous mobilise ainsi pour que nous dépassions aussi systématiquement et continuellement les seules perceptions vraiment données et brutes? Qu’est-ce qui nous amènent à conjuguer le réel du présent au conditionnel du possible, dans absolument toutes nos perceptions? Pourquoi le visible outrepasse-t-il si constamment la réalité du vu? Parce que nous interprétons le signal du percept pur, celui de tel angle aperçu, tronqué, comme porteur de l’existence de l’objet total, possiblement perceptible par autrui. Je reçois l’affect comme on reçoit un signal qui m’avertit de la présence à venir d’autre chose. Je suis disposé à percevoir l’objet UN, tel qu’il serait en droit perceptible par la totalité d’une humanité massée autour de l’objet, braquant tous les regards humains envisageables vers la totalité visible de l’objet, épuisant cette visibilité même, touchant de toutes les mains possibles toute la surface susceptible d’être ainsi palpée par une humanité « toute », etc.

Ce que nous sommes en train de suggérer c’est que finalement nos perceptions ne sont jamais brutes (si elles l’étaient nous ne verrions que ces toiles de Cézanne dans lesquelles la montagne sainte victoire sature notre nerf optique d’une multiplicité chaotiques de petites touches colorées dans l’immersion desquelles nous ne sommes plus en mesure d’identifier la montagne, ou les arbres, ou les roches, etc.). Chaque éclair tactile ou visible ou sonore est une incitation, une stimulation par le biais de laquelle un signal exprimant nous guide, nous mène jusqu’à une représentation exprimée mais en réalité possible. Il n’y a en fait aucune contradiction à affirmer que personne ne voit la tasse complète et que tout le monde la voit. Tout le monde la pressent mais personne n’en éprouve la totalité sentie.

Je vois à telle heure précise (à la décimale prés) tel angle vu de la tasse et deux micro secondes plus tard je me déplace et aperçois tel autre angle visible, je suis en train de constituer  l’idée universelle d’une tasse visible. Est-ce que cela prouve qu’il existe bel et bien là  et maintenant une tasse universellement perceptible par tous les humains dans un espace objectif? Non, cela prouve seulement que toutes les perceptions humaines sont dotées de cette capacité structurante à dépasser continuellement le présent pur de leur sensations vécues comme signifiant  l’existence possible d’unités synthétisant en un objet toutes les sensations « vivables » d’un objet «UN ». Pourquoi?




Selon Emmanuel Kant, il existe des formes a priori de la sensibilité qui sont le temps et l’espace et à cause desquels tout ce que nous percevons, du fait même que nous le percevons est appréhendé nécessairement dans le temps et dans l’espace. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Il y a de l’être, de la présence, nous pourrions dire le monde ou finalement « quelque chose » mais nous ne pouvons en percevoir que ce qui va se situer de ce monde là, de cette présence dans un certain temps et dans un certain espace. Cela veut dire que ce qu’est vraiment ce monde ou cette présence au-delà ou indépendamment du temps et de l’espace, nous ne pouvons pas le savoir et ne le saurons jamais. C’est la différence entre le monde nouménal (que nous en connaîtrons jamais) et le monde phénoménal dans lequel nous vivons parce que finalement nous le constituons avec nos catégories de pensée.

Tout ce que Gilles Deleuze apporte de radicalement autre et nouveau par rapport à Emmanuel Kant, c’est l’idée selon laquelle ce toujours « déjà là » de l’espace dans nos perceptions, c’est finalement ce qu’il appelle Autrui a priori (et c’est génial). Percevoir un objet, une réalité quelconque, ce n’est pas du tout, comme nous le pensons spontanément, être une personne privée ou particulière qui vivrait des sensations qui lui seraient propres, c’est être d’emblée en prise avec une modalité « publique », universelle et humaine de décryptage de signaux sensibles grâce à laquelle nous suivons les mêmes schémas de postulation, de projection de « choses », d’objets. Si nous avons le sentiment de vivre dans le même monde qu’autrui, ce n’est pas du tout parce qu’il y a en effet « UN » monde réel hors de ma perception qui n’attendrait que d’être perçu par nous mais parce que nous suivons les mêmes schémas de postulation qui nous guident vers les mêmes objets possibles. Autrui est donc déjà impliqué dans tout processus de perception. Lorsque Robinson imagine des guetteurs potentiels dans des postes d’observation qui lui fourniraient par la synthèse de leur rapports une sorte de vison de l’ensemble de ‘l'île, il ne fait que rendre conscient un inconscient qui en réalité oeuvre déjà dans toute perception. 

Nous pourrions ici parler de symbole au sens le plus littéral. Un symbole, c’est une chose qui vaut pour une autre chose qu’elle-même. Comprenons dés lors que le symbole est déjà effectif dans toutes nos perceptions: la perspective tronquée de la tasse vue sous tel angle à tel instant est le symbole de la tasse possible, idéale, visible sous toutes les perspectives envisageables. Il est même possible d’évoquer ici une figure stylistique très connue qui en réalité oeuvre de façon continuelle et inconsciente dans toute perception, c’est la métonymie. Il s’agit là d’une trope très efficiente par le biais de laquelle nous signifions l’ensemble à partir de la partie (une voile pour un bateau), le contenant pour le contenu (boire un verre), la cause pour l’effet, le symptôme pour la maladie, etc. Le symbolisme qui nécessairement travaille dans toute langue agit au coeur même de toute perception de telle sorte que cet autre qu’est la chose possible signifiée à l’égard de la perception vécue (et parcellaire) signifiante désigne aussi ce seuil par le bais duquel nous franchissons hardiment et continuellement la limite du présent pur d’un affect subjectif qui nous est propre vers un possible dans la structuration duquel tous les autres sont impliqués (de la tasse tronquée et perçue à la tasse perceptible et totale). L’univers dans lequel nous vivons est un univers fantasmé par la présupposition continuelle et conditionnelle (au sens de conjugué au conditionnel)  des perspectives d’autrui. 

Il existe une homophonie sur laquelle nous n’insisterons jamais suffisamment c’est celle de nos sens, en tant qu’organe de sensibilité: la vue, le toucher, etc, et le Sens que nous donnons à quelque chose, comme signifiant autre chose (donner du sens). Nous sommes en train de poser le fait que cette homophonie est bien plus que cela. Ce ne sont pas là deux acceptions si distinctes que ça. Lorsque nous dépassons les perceptions tronquées, fragmentées vers la tasse possible, idéalisée, nous leur donnons un sens, nous transformons un chaos réel en univers possible, habitable, structuré par l’existence d’autrui. C’est bien ce qui se produit finalement dans ces films d’horreur géniaux qui parviennent à revenir à la plus stricte littéralité de ce qui est rigoureusement et instamment perçu et qui justement à cause de cela est horrifique parce qu’insensé, saisi dans toute la brutalité d’un présent pur. Nous revenons alors vers un monde sans autrui où tout est menaçant parce que blessant, déstructuré, et pas structurable. Dans certains films effrayants, dits de terreur, nous pourrions dire que les sens sont « contenus », confinés, maintenus dans une sorte de rigoureuse interdiction à faire sens. C’est exactement ce qui conduit Cézanne à ce cri du coeur vraiment horrible: « c’est effrayant la vie! » quand on se limite à l’évènementialité d’un perçu littéral qui ne s’oriente plus vers la structuration du possible. La plupart des toiles de Francis Bacon sont à percevoir également dans cette donnée là, dans cette perceptive sans perspective. La peinture nous traumatise alors dans l’affleurement pur d’une réalité détonante parce que sans possible. Nous étouffons dans la vision infernale d’une réalité sans possible, mais en un sens, c’est effectivement ça qui est « là » et c’est encore plus terrifiant. 




De ce fait nous comprenons bien en quoi consiste autrui: il est l’oxygène grâce auquel nous insinuons du possible dans l’effectivité tétanisante d’une réalité plombante et terrible,  de cette venue à nos sens d’un chaos en fragments, en lambeaux, plein de perspectives tronquées, de coupes désunies et dispersées comme un tableau cubiste, comme Guernica.  Nous sommes finalement d’autant plus convoqué.e.s par certaines œuvres à leur donner du sens qu’elles nous situent devant l’évidence de son absence, de sa désertion, d’un réel en loques, désolé, dispersé, hasardeux mais à cause de cela: « là ».

Dés lors nous comprenons bien en quoi consiste l’existence d’autrui: elle est ce dépassement constant et métonymique grâce auquel nous nous réconfortons de la rumeur d’un monde d’objets unifiés, « en droit » tangible, offert à toutes les mains humaines, « en droit » visible offert à tous les yeux humains, bref sensible pour toutes les sensibilités humaines, et par dessus tout capable de substituer à l’instance factuelle et sentie de l’enfer d’une présence en fragments épars un monde possible, habité par des objets et des paysages possibles où tout est à sa place. Autrui c’est le passage du chaos absurde et senti au monde sensible et sensé. 

Cette façon de situer la présence d’autrui dans la perception a ceci d’enrichissant et d’original qu’elle nous permet par là même de définir le moi d’une autre façon que purement psychologique ou social. 

 « Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. »

Gilles Deleuze conclue le passage par un travail de définition. Mais pour en tirer le meilleur parti, il faut récapituler tout ce qui vient d’être dit et le prolonger un peu. Autrui n’est pas une autre personne, ni même ce que c’est qu’être autre pour une personne, c’est une façon de percevoir le monde, une structure qui finalement s’est logée en nous de façon inconsciente avec une autre structure qui est celle du signe ou du symbole. Par ce terme de « structure du signe », il ne faut entendre rien de plus compliqué ou d’abstrait que cette aptitude à saisir ou à investir la signification d’une chose à partir d’une autre chose.  Saint Augustin disait: « le signe est une chose qui se tient pour une autre chose. » La bobine a le sens de la mère, le lion désigne le courage, la pièce de monnaie symbolise une somme d’argent, etc.  

Le fait que nous soyons dés notre naissance immergés dans un monde de signes crée en nous une aptitude perpétuelle au dépassement: qui voit vraiment la pièce de monnaie comme un rond en cuivre?  De façon plus puissante encore, nous ne percevons jamais l’extérieur tel qu ‘il est mais lui substituons systématiquement ce qu’il peut être. Je ne vois que la tasse possible et jamais le fragment réellement vu. En fait il y a de la métonymie dans notre oeil, dans nos mains, dans nos oreilles de telle sorte que nous dépassons constamment la partie pour le tout et vivons ainsi dans un univers d’objets stables, visibles et bien rangés. Autrui c’est ça, c’est cette structure métonymique grâce à laquelle nous adjoignons toujours les parties « possiblement » visibles par d’autres personnes à celle fragmenté que nous apercevons maintenant. 




Or non seulement je présuppose autrui dans ma perception stricte du monde mais la réciproque est vraie, à savoir que je pressens l’existence d’un certain monde dans ma perception d’autrui et cela est évidemment lié au fait qu’autrui est une présence indissociable de l’intelligence du signe, de l’expression.  En d’autres termes, si c’est grâce à un autrui dont je pressens l’existence que je perçois les objets comme des totalités, des synthèses possibles, c’est aussi à des mondes effrayants ou réconfortants que j’accède comme enveloppés dans les signes émis par la présence effective des autres. Autrui engendre la synthèse des perspectives possibles des objets auxquels je suis confronté (partiellement, fragmentairement), mais, du coup ses expressions de corps ou de visage enveloppent la perspective de mondes possibles en un sens qu’on pourrait qualifier de plus « connoté ». Qu’il puisse exister un univers effrayant c’est ce dont me fera signe l’expression effrayée du visage d’autrui, de cet autrui là que je croise maintenant. Il y a des mondes enveloppés dans tous les signes exprimés par les autres que nous croisons à chaque instant et nous nous activons continuellement dans cet incessant (et épuisant) travail de décryptage des signes envoyés par la présence des autres. 

Par conséquent l’existence des autres est toujours déjà présente dans ma perception effective du monde  et ma perception du monde est toujours en train de déchiffrer les autres mondes enveloppés dans les expressions d’autrui, mondes éventuellement à venir ou mondes simplement potentiels comme d’autres façons d’être. Voir quelqu’un sourire, c’est suspecter l’existence possible d’un monde au sein duquel sourire « se peut », c’est-à-dire assez bienveillant pour donner tout son contenu à ce signe.

Autrui, c’est donc bel et bien l’existence d’un possible enveloppé, soit celle de la tasse, de la chaise ou de l’île en entier, ou bien encore celle d’un monde effrayant ou bienveillant selon les signaux qu’il m’envoie. Lorsque je regarde le visage de Jack Torrance à un certain moment du film Shining de Stanley Kubrick, je perçois clairement dans ses traits l’existence d’un monde possible effrayant mais je ne perçois pas encore exactement ce monde là. Mais alors c’est quoi le moi?

C’est le passage de cet univers enveloppé dans les traits de Jack Torrance, par exemple, à cet univers développé tel que j’en fais vraiment l’expérience après. Le moi est ce passage du monde enveloppé au monde développé en tant qu’il implique une posture, une situation « critique », crucial par l’émergence de laquelle de possible un monde devient réel.   

        Nous pourrions ici parler d’être à la croisée des chemins. Avoir un moi, c’est situer et se situer dans cette ouverture de déploiement d’un monde réel sur le fond des univers  possibles signifiés par Autrui. Pour que ce monde signifié d’abord par le visage terrifié de Jack Torrance devienne le mien, il faut que j’advienne en tant que moi et c’est une seule et même chose que de percevoir non plus comme possible mais comme effectif le déploiement de ce monde terrifiant et d’être moi. Je suis cette effectivité d’un monde développé sur le fond d’un monde précédemment enveloppé dans et par autrui. 

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