lundi 11 novembre 2024

Terminales HLP: Les métamorphoses du moi (1)

 


Introduction

Plusieurs témoignages des rescapé.e.s des camps génocidaires du Troisième Reich décrivent la même expérience: celle de l’incompréhension totale devant le hasard de la mort frappant les autres et pas soi-même. Pourquoi est-ce que moi, je vis et pas tel ou tel autre victime de tel traitement, faisant parti de tel groupe désigné pour mourir « dans les douches », exposé.e au ziklon B ?On saisit bien dans quelle perspective ce questionnement se déploie, parce qu’en un sens les causes ne manquent pas: parce qu’un tel était physiquement plus faible, parce que tel Kapo avait placé tel prisonnier dans tel groupe et tel autre à cause d’un critère quelconque d’aptitude au travail, ou autre, parce que tel prisonnier avait finalement « lâché » l’affaire » et ne voyait plus l’intérêt de rester en vie dans un tel lieu, etc. La question du pourquoi ne porte donc pas vraiment sur les causes réelles, il suffit de suivre le fil précis des évènements pour trouver l’enchaînement des causes et des effets réels qui aboutissent à la mort d’un tel et à la survie de tel autre. 

La vraie nature de la question n’est pas physique mais métaphysique. On s’interroge sur les voies du seigneur, si l’on y croit, sur le destin, si on y croit aussi, mais, de toute façon, sur la possibilité d’une intervention « supérieure », d’une providence, d’une forme de « nécessité » transcendante ou immanente qui aurait agi en faveur de cette conclusion: « un tel meurt, et l’autre pas! »  Il va de soi que cette question restera sans réponse viable. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment la réponse qui vaut ici d’être considérée, mais le simple fait qu’il y a question. Quelque chose en nous lutte pour ne pas se résigner à ce qui pourtant semble bel et bien constituer une évidence radicale: « Eh bien, si! Ce n’est que ça: tel détail complètement hasardeux, tel fait qui indiscutablement aurait pu être autre a précipité la mort d’un tel et pas la mienne. Il n’y a rien d’autre ici que la contingence des faits et aucune raison supérieure, aucune nécessité, aucun « devoir être ». « L’expérience limite » des camps de la mort, telle qu’elle a été baptisée ainsi par Maurice Blanchot rejoint exactement les thèses existentialistes de Heidegger et de Jean Paul Sartre. Ce dont on fait l’expérience dans les camps, c’est de la condition effective du « da-sein », de l’être là. Nous sommes exposés à la mort soudaine, brutale, de la même façon que finalement que nous avons été jetés dans une existence absurde qui ne nous garantit rien, qui ne nous assure en aucune façon de la moindre pérennité.  De ceci que je vive en cet instant il ne s’ensuit aucune garantie que je vive dans deux secondes. L’absence de raisons d’exister se matérialise dans l’épreuve continuelle d’une éventuelle mort imminente, à chaque instant passé dans un camp (mais tout aussi bien dans la vie de chacun.e dans n’importe quel lieu). Mais pourquoi ne nous faisons nous pas une raison de cette absence de raisons? Pourquoi la question reste-t-elle posée? 




La réponse est assez simple, en fait: de ceci qu’il existe une petite musique ou plutôt un processus d’auto-référence sous l’impulsion duquel tout ce dont je fais l’expérience est rapporté à l’existence d’une « continuité », d’une permanence, d’une identité, d’un « même » et qu’il nous est finalement impossible de vivre le processus de cette auto-référence par l’intermédiaire de laquelle tout ce que je vis consciemment est rapporté à un « moi », à un « je suis moi » tautologique sans entretenir aussi le soupçon d’une légende, d’un roman auto-biographique dont il faut qu’il soit écrit et qui en un sens a toujours été écrit. C’est bel et bien cela qui travaille aussi le questionnement du rescapé ou de la rescapée:  « pourquoi fallait-il que mon roman se poursuive et pas celui de tel ou tel autre? » Alors même que ce qu’elle ou il a vécu, c’est justement l’absence radicale de réponse à cette question, voire l’affirmation sans discussion possible de ceci qu’il n’y a pas de roman en fait, que rien n’est en train de s’écrire mais qu’il y a juste cette réalité aveugle, fragmentée, chaotique qui se produit comme un pur non sens, innommable.

Nous vivons en suivant l’idée qu’il existe et demeure en nous quelque chose d’identique, de «  même » à ….Quoi, au juste? A celle où celui que j’étais il y a deux minutes. Ce présupposé de la permanence en nous d’une essence, c’est-à-dire d’une réponse possible à la question: « qui es-tu?  » se heurte de plein fouet à l’expérience que nous faisons de la contingence de l’existence, comme le manifeste tragiquement l’expérience génocidaire des camps de la part des rescapés: « pourquoi suis-je et l’autre pas? », « Y’aurait-il dans cette essence, dans ce moi auquel je réfère toutes mes expériences comme à une sorte de permanence de la relation identitaire de soi à soi quelque chose qui justifierait ce hasard? 

A vrai dire, l’évidence de ce hasard devrait suffire à répondre définitivement « non » à cette question, mais le fait même qu’elle demeure manifeste une résistance du sujet qui peut certes s’expliquer par une forme d’égocentrisme, d’orgueil, de croyance à l’élection de son « moi » . Toutefois, venant de la part des rescapé.e. s, cela semble assez douteux puisque l’expérience qui a été faite est justement celle de la contingence pure, de la précarité radicale d’un « moi » qui échoue à trouver en lui le moindre support à son identité, à son existence substantielle, soutenue. De fait il est absolument évident que nous ne pouvons pas exister sans que s’active en nous ce processus d’auto référence à du « même que nous », alors que par ailleurs, nous faisons l’épreuve du fait qu’il n’est rien de ce même qui puisse jouir en cet instant de quelque garantie ou assurance à demeurer. C’est comme si la continuelle revendication de notre essence à se refermer sur un même qui serait le moi faisait l’épreuve de la radicale impossibilité à jouir de la plus infime confirmation de cette demande dans l’existence. Le moi demeure comme la question de l’essence en prise avec l’absence radicale de réponse de l’existence. Mais alors d’où vient que la question demeure?

 

Résumé de la problématique du cours:  Il y a quelque chose de l’extrême dénuement dans lequel les prisonnier.ère.s des camps génocidaires nazis ont été si durement précipité.e.s qui recoupe une expérience philosophique forte: celle du Dasein, soit l’épreuve qu’il n’y a dans le fait d’exister rien à quoi l’existant puisse se raccrocher comme justification ou sens, ou raison.  La seule raison d’exister se réduit à rien c’est-à-dire juste au fait d’exister là, maintenant. Mais alors ne plus exister, être tué.e, être gazé.e dans les douches, est-ce que cela signifie que puisque la personne tué.e n’existe plus, la raison d’être qui jusque là s’effectuait purement et simplement dans le fait pour elle d’être a disparu avec sa mort? Si nous n’avons pas d’autre raison d’exister que d’exister en effet, la cessation de notre existence devrait alors marquer le terme de notre raison d’exister. Avec la terminaison de notre existence organique, se clôturerait aussi la possibilité du sens que revêtirait notre vie.  Notre existence n’aurait alors de sens que pour autant que nous vivons et ce sens s’épuiserait à notre dernier souffle, à notre dernier battement de cœur.

Mais si c’était le cas, les rescapé.e.s ne s’interrogeraient pas autant sur le sens de leur existence, c’est-à-dire d’une vie qui a traversé « ça ». Être encore en vie après avoir subi cette expérience est miraculeux, et ce miracle n’est aucunement appréhendé comme vide de sens alors même que cette résistance à des conditions de vie extrêmement dures n’apparaît aux personnes concernées que comme un hasard. Il ne peut pas être autre chose et pourtant il ne peut non plus être appréhendé autrement que comme un hasard "porteur de sens", ce qui désigne une réalité contraire au hasard, en fait. C'est contradictoire.

Ce que ces personnes ont vécu, c’est que le moi ne pouvait trouver en lui aucun fondement susceptible de justifier qu’il soit, qu’il soit moi. Rien ne justifie que ce moi là existe plus que cet autre moi et pourtant ce moi là vit encore alors que cet autre moi est mort. Pourquoi? Il n’y a pas de réponse, ni de raison possible à alléguer ici. Pourtant nous ne pourrons empêcher que la question soit posée et que les personnes survivantes ne réfléchissent à ce qui, malgré l’évidence, pourrait justifier qu’elles soient encore là.  

Cela signifie donc qu’il y a quelque chose du moi de chacun de nous qui entretient clandestinement…. ou pas… une sorte de rumeur auto-justificative sous l’influence de laquelle nous alimentons, en même temps que nous vivons, la certitude que notre existence s’inscrit dans une voie, dans une direction, dans une dynamique. « Quelque part » (et ce terme très énervant suffit à pointer le flou conceptuel de cette aspiration) ma vie participe, trouve une justification à participer à un projet d’ensemble. C’est la notion même de « sens ».

En fait dans les camps de la mort, on fait l’expérience concrète et tragique de ce qui est vrai tout le temps et, sur le fond, pas moins tragiquement: la contingence de notre existence, l’épreuve du fait, qu’aussi convaincu que puisse être le moi d’être justifié à être, rien ne lui garantit quoi que ce soit. Qu’il vive: c’est du hasard et la preuve de ça,  c’est qu’il peut cesser de vivre à tout instant.  Le moi est tout gonflé de son importance, du présupposé de sa nécessité, de son « rôle » mais le « da sein », c’est justement l’arrêt de ça, la manifestation irrévocable de la fausseté totale de ça. 

Or, pour autant, la question du sens ne s’éteint pas avec la parfaite intuition du dasein. Nous avons beau éprouver l’évidence de notre contingence, cela ne fait pas taire en nous la demande de sens, comme si quelque chose de la prétention du moi à avoir quand même du sens n’avait pas été broyée, par cela, par le da sein, comme si le moi s’effectuait quand même un peu, ne serait-ce qu’à titre de « demande ». Il y aurait bien quelque chose d’indéracinable dans le moi, ce ne serait pas du tout son existence, ce serait son incessante demande à exister, son aspiration à constituer quelque chose, une substance, un être à soi, une entièreté, revendication que le Da sein réfute, court-circuite. 

Nous retrouvons sous la plume de Jorge Semprun, dans son livre « l’écriture ou la vie » qui raconte certaines expériences de sa vie dans le camp de Buchenwald, ce dialogue entre un prisonnier athée et un prisonnier croyant:

  • Mais comment fais-tu pour croire encore en Dieu, ici?
  • C’est justement parce que c’est ici, que je crois en Dieu et il n’y a nulle part de lieu plus justifié à croire qu’ici à Buchenwald



Il faut faire droit à la réponse du prisonnier croyant qui revêt quelque chose de juste, de puissant, voire d’indépassable. Il n’y a de fait pas la moindre raison de croire en Dieu dans ce lieu ci où les règles en vigueur n’ont pour fonction que de déshumaniser les prisonniers. Ce qui est vécu par les déportés, c’est l’abandon des êtres humains par Dieu, l’absence de sens, le chaos pur. Mais précisément, à cause de cela, la foi peut être appréhendée dans sa plus radicale authenticité, parce que croire en Dieu ne peut vraiment se produire, se pratiquer que lorsque en effet les raisons font défaut.

Or nous pouvons appliquer la même analyse à la relation entre le Da sein et le moi. Un être humain, en tant que Da sein n’a pas la moindre raison objective de croire au moi, d’adhérer à son identité puisque ce qu’il vit c’est justement l’impossibilité de poser la moindre permanence de son être, et encore moins la plus infime légitimité de son devoir être. Mais en même temps cette croyance à l’unité de sa personne demeure. Cette analogie fonde l’hypothèse du moi en tant que « croyance ». Comment appeler, en effet, une « idée » aussi nécessaire à l’existence que fictive. L’identité de notre moi est donc aussi impossible à soutenir en réalité que nécessaire à alimenter en tant que fiction. Mon « je » croit donc en mon « moi », mais pas en tant que réalité déjà posée: en tant que fiction régulatrice et ordonnatrice de tous ces fragments chaotiques que composent « une » vie. Le moi est une croyance qui a la vie dure et cette vie dure, c’est justement la notre mais c’est exactement la raison pour laquelle elle dure, en effet. Ce jeu de mot n’est pas innocent, ni anodin: elle situe au premier plan de notre vie notre aptitude 1) à ne pas nous leurrer sur l’effectivité de notre réalité de da sein et 2) à ne pas sous-estimer pour autant la puissance unificatrice de la dimension narrative de notre existence. 

Il existe une histoire très connue qui pourrait bien illustrer de façon très éclairante et porteuse cette dimension fictionnelle de l’expérience du da sein, c’est celle qui constitue le fil rouge des mille et une nuit, le sort réservé à Shéhérazade, sort qu’elle décide par elle-même. Le sultan Shahriar, traumatisée par l’infidélité de son épouse la fait exécuter et se résout de faire ainsi tuer au matin toutes les femmes avec lesquelles il s’est marié la veille. Mais Shéhérazade, la fille du vizir accepte de se marier avec Shahriar pour que cesse le massacre féminicide. Il lui faut donc inventer des récits susceptibles de tenir le sultan en haleine jusqu’au lendemain afin qu’il ne l’exécute pas. Aidée par sa soeur elle parvient à tenir cette gageure jusqu’à ce qu’au terme de mille et une nuits, il renonce définitivement à la faire exécuter. 



Tout comme Shéhérazade, il n’est rien qui puisse maintenir le fil continu de nos existences confronté au chaos et à la violence de notre Histoire (avec un grand H) excepté justement la dynamique narrative de notre capacité à faire de notre existence une histoire: celle d’un moi parfaitement fictif, mais néanmoins nécessaire, comme l’est une croyance. 

Nous ne pouvons pas douter de la grande valeur des histoires racontées par Shéhérazade, tout simplement parce que de fait, chacune d’elle est tenue, optimisée, magnifiée par la stimulation écrasante de son enjeu, de la même façon que notre croyance à notre moi est constamment nourrie de l’expérience que nous faisons de notre existence de da sein. Il ne peut exister d’histoires dignes de ce nom, légendaires qu’éclairée par la vérité de ce rayon. Est-ce que ce ne serait pas  justement parce qu’une majorité d’être humains ne parviennent pas à maintenir en eux  cette lucidité de leur existence de da sein que les histoires qu’ils constituent de leur moi sont aussi anémiques, pauvres, empreintes du narcissisme le plus éhonté, le plus navrant, le moins individuel?

Ce qu’il nous faut explorer dans ce cours, c’est donc d’abord le fondement même de cette hypothèse d’un moi comme croyance et d’en spécifier la nature exacte. Puis il conviendra d’interroger cette fibre narrative de la croyance au moi avant de questionner les formes actuelles que peut revêtir cette fibre.


1) Le moi: développement des perspectives de mondes enveloppés dans autrui


Nous pouvons aborder ce nouveau chapitre à partir de la fin du précédent (mais encore faut-il que nous comprenions parfaitement cette fin, et que nous en détachions ses enjeux). L’expérience est-elle partageable? La réponse est « oui » et elle l’est d’autant plus qu’elle est fondamentalement toujours déjà partagée, ou encore qu’elle n’existe en tant qu’expérience que parce qu’elle est déjà traversée, structurée, soutenue par l’existence d’Autrui. Dans cet objet que je vois devant moi, et il faut bien se souvenir que « ob/jet » signifie « jeté devant » (ob jactum), il y a déjà autrui parce que je n’envisage à aucun moment que cet objet se réduise à ce que j’en perçois, à cette impression fugitive donnée ici et maintenant de tel angle, de telle surface rugueuse ou lisse, de telle ou telle odeur à laquelle se mêlent nécessairement d’autres odeurs, etc. Je postule l’existence d’un objet autre, possiblement perceptible par d’autres regards, d’autres narines, d’autres mains, etc. Ce n’est pas que ces autres narines, ces autres yeux, ces autres mains soient nécessairement et effectivement présentes autour de moi. Elles le sont peut-être, si, de fait, je suis en compagnie directe d’autres personnes présentes. Mais même si elles ne l’étaient pas, en cet instant, je n’en postulerais pas moins ces autres faces, ces autres consistances de surfaces tactiles, ces autres odeurs possibles de l’objet tout simplement parce que je suis convaincu qu’il y a là « un » objet, « une » tasse. La perception possible d’autres personnes appréhendant l’objet ici présent en même temps que moi joue et pèse sur ma perception réelle.


« En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.

Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.

        Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en parlant, précisément.

        Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime. »

                  Logique du sens - Gilles Deleuze



Inconsciemment, nous ne cessons pas de dépasser les informations strictes, ponctuelles, réels de nos sens, sans quoi nous ne pourrions pas construire l’idée d’ « UN » objet. Nous partons du présupposé de la visibilité des objets, de leur nature tactile, tangible, odorante sans forcément nous rendre compte que ces termes « visible, tangible, tactile » désignent des possibilités et pas du tout des effectuations, des réalités, des présents (donc des présences). 

Nous ne nous représentons pas les objets en tant qu’ils sont là mais en tant qu’ils ne le sont pas, ou qu’ils ne le sont pas « encore ». C’est la possibilité  de les sortir de ce présent pur avec leur angle précis et leur consistance donnée qui agit dans la certitude que j’ai de percevoir « un » objet. Je suis toujours dans le dépassement du vu par le visible et c’est comme ça que je construis la certitude d’un objet « tout » à l’instant même où je n’en perçois qu’un « pas tout », qu’une perception incomplète nécessairement incomplète.  Autrui est donc une structure qui conjugue et agit toujours déjà au conditionnel dans les perceptions effectives partielles et tronquées que nous visons dans un pur présent.

Mais qu’est-ce qui nous mobilise ainsi pour que nous dépassions aussi systématiquement et continuellement les seules perceptions vraiment données et brutes? Qu’est-ce qui nous amènent à conjuguer le réel du présent au conditionnel du possible, dans absolument toutes nos perceptions? Pourquoi le visible outrepasse-t-il si constamment la réalité du vu? Parce que nous interprétons le signal du percept pur, celui de tel angle aperçu, tronqué, comme porteur de l’existence de l’objet total, possiblement perceptible par autrui. Je reçois l’affect comme on reçoit un signal qui m’avertit de la présence à venir d’autre chose. Je suis disposé à percevoir l’objet UN, tel qu’il serait en droit perceptible par la totalité d’une humanité massée autour de l’objet, braquant tous les regards humains envisageables vers la totalité visible de l’objet, épuisant cette visibilité même, touchant de toutes les mains possibles toute la surface susceptible d’être ainsi palpée par une humanité « toute », etc.

Ce que nous sommes en train de suggérer c’est que finalement nos perceptions ne sont jamais brutes (si elles l’étaient nous ne verrions que ces toiles de Cézanne dans lesquelles la montagne sainte victoire sature notre nerf optique d’une multiplicité chaotiques de petites touches colorées dans l’immersion desquelles nous ne sommes plus en mesure d’identifier la montagne, ou les arbres, ou les roches, etc.). Chaque éclair tactile ou visible ou sonore est une incitation, une stimulation par le biais de laquelle un signal exprimant nous guide, nous mène jusqu’à une représentation exprimée mais en réalité possible. Il n’y a en fait aucune contradiction à affirmer que personne ne voit la tasse complète et que tout le monde la voit. Tout le monde la pressent mais personne n’en éprouve la totalité sentie.

Je vois à telle heure précise (à la décimale prés) tel angle vu de la tasse et deux micro secondes plus tard je me déplace et aperçois tel autre angle visible, je suis en train de constituer  l’idée universelle d’une tasse visible. Est-ce que cela prouve qu’il existe bel et bien là  et maintenant une tasse universellement perceptible par tous les humains dans un espace objectif? Non, cela prouve seulement que toutes les perceptions humaines sont dotées de cette capacité structurante à dépasser continuellement le présent pur de leur sensations vécues comme signifiant  l’existence possible d’unités synthétisant en un objet toutes les sensations « vivables » d’un objet «UN ». Pourquoi?




Selon Emmanuel Kant, il existe des formes a priori de la sensibilité qui sont le temps et l’espace et à cause desquels tout ce que nous percevons, du fait même que nous le percevons est appréhendé nécessairement dans le temps et dans l’espace. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Il y a de l’être, de la présence, nous pourrions dire le monde ou finalement « quelque chose » mais nous ne pouvons en percevoir que ce qui va se situer de ce monde là, de cette présence dans un certain temps et dans un certain espace. Cela veut dire que ce qu’est vraiment ce monde ou cette présence au-delà ou indépendamment du temps et de l’espace, nous ne pouvons pas le savoir et ne le saurons jamais. C’est la différence entre le monde nouménal (que nous en connaîtrons jamais) et le monde phénoménal dans lequel nous vivons parce que finalement nous le constituons avec nos catégories de pensée.

Tout ce que Gilles Deleuze apporte de radicalement autre et nouveau par rapport à Emmanuel Kant, c’est l’idée selon laquelle ce toujours « déjà là » de l’espace dans nos perceptions, c’est finalement ce qu’il appelle Autrui a priori (et c’est génial). Percevoir un objet, une réalité quelconque, ce n’est pas du tout, comme nous le pensons spontanément, être une personne privée ou particulière qui vivrait des sensations qui lui seraient propres, c’est être d’emblée en prise avec une modalité « publique », universelle et humaine de décryptage de signaux sensibles grâce à laquelle nous suivons les mêmes schémas de postulation, de projection de « choses », d’objets. Si nous avons le sentiment de vivre dans le même monde qu’autrui, ce n’est pas du tout parce qu’il y a en effet « UN » monde réel hors de ma perception qui n’attendrait que d’être perçu par nous mais parce que nous suivons les mêmes schémas de postulation qui nous guident vers les mêmes objets possibles. Autrui est donc déjà impliqué dans tout processus de perception. Lorsque Robinson imagine des guetteurs potentiels dans des postes d’observation qui lui fourniraient par la synthèse de leur rapports une sorte de vison de l’ensemble de ‘l'île, il ne fait que rendre conscient un inconscient qui en réalité oeuvre déjà dans toute perception. 

Nous pourrions ici parler de symbole au sens le plus littéral. Un symbole, c’est une chose qui vaut pour une autre chose qu’elle-même. Comprenons dés lors que le symbole est déjà effectif dans toutes nos perceptions: la perspective tronquée de la tasse vue sous tel angle à tel instant est le symbole de la tasse possible, idéale, visible sous toutes les perspectives envisageables. Il est même possible d’évoquer ici une figure stylistique très connue qui en réalité oeuvre de façon continuelle et inconsciente dans toute perception, c’est la métonymie. Il s’agit là d’une trope très efficiente par le biais de laquelle nous signifions l’ensemble à partir de la partie (une voile pour un bateau), le contenant pour le contenu (boire un verre), la cause pour l’effet, le symptôme pour la maladie, etc. Le symbolisme qui nécessairement travaille dans toute langue agit au coeur même de toute perception de telle sorte que cet autre qu’est la chose possible signifiée à l’égard de la perception vécue (et parcellaire) signifiante désigne aussi ce seuil par le bais duquel nous franchissons hardiment et continuellement la limite du présent pur d’un affect subjectif qui nous est propre vers un possible dans la structuration duquel tous les autres sont impliqués (de la tasse tronquée et perçue à la tasse perceptible et totale). L’univers dans lequel nous vivons est un univers fantasmé par la présupposition continuelle et conditionnelle (au sens de conjugué au conditionnel)  des perspectives d’autrui. 

Il existe une homophonie sur laquelle nous n’insisterons jamais suffisamment c’est celle de nos sens, en tant qu’organe de sensibilité: la vue, le toucher, etc, et le Sens que nous donnons à quelque chose, comme signifiant autre chose (donner du sens). Nous sommes en train de poser le fait que cette homophonie est bien plus que cela. Ce ne sont pas là deux acceptions si distinctes que ça. Lorsque nous dépassons les perceptions tronquées, fragmentées vers la tasse possible, idéalisée, nous leur donnons un sens, nous transformons un chaos réel en univers possible, habitable, structuré par l’existence d’autrui. C’est bien ce qui se produit finalement dans ces films d’horreur géniaux qui parviennent à revenir à la plus stricte littéralité de ce qui est rigoureusement et instamment perçu et qui justement à cause de cela est horrifique parce qu’insensé, saisi dans toute la brutalité d’un présent pur. 



Nous revenons alors vers un monde sans autrui où tout est menaçant parce que blessant, déstructuré, et pas structurable. Dans certains films effrayants, dits de terreur, nous pourrions dire que les sens sont « contenus », confinés, maintenus dans une sorte de rigoureuse interdiction à faire sens. C’est exactement ce qui conduit Cézanne à ce cri du coeur vraiment horrible: « c’est effrayant la vie! » quand on se limite à l’évènementialité d’un perçu littéral qui ne s’oriente plus vers la structuration du possible. La plupart des toiles de Francis Bacon sont à percevoir également dans cette donnée là, dans cette perceptive sans perspective. La peinture nous traumatise alors dans l’affleurement pur d’une réalité détonante parce que sans possible. Nous étouffons dans la vision infernale d’une réalité sans possible, mais en un sens, c’est effectivement ça qui est « là » et c’est encore plus terrifiant. 




De ce fait nous comprenons bien en quoi consiste autrui: il est l’oxygène grâce auquel nous insinuons du possible dans l’effectivité tétanisante d’une réalité plombante et terrible,  de cette venue à nos sens d’un chaos en fragments, en lambeaux, plein de perspectives tronquées, de coupes désunies et dispersées comme un tableau cubiste, comme Guernica.  Nous sommes finalement d’autant plus convoqué.e.s par certaines œuvres à leur donner du sens qu’elles nous situent devant l’évidence de son absence, de sa désertion, d’un réel en loques, désolé, dispersé, hasardeux mais à cause de cela: « là ».

Dés lors nous comprenons bien en quoi consiste l’existence d’autrui: elle est ce dépassement constant et métonymique grâce auquel nous nous réconfortons de la rumeur d’un monde d’objets unifiés, « en droit » tangible, offert à toutes les mains humaines, « en droit » visible offert à tous les yeux humains, bref sensible pour toutes les sensibilités humaines, et par dessus tout capable de substituer à l’instance factuelle et sentie de l’enfer d’une présence en fragments épars un monde possible, habité par des objets et des paysages possibles où tout est à sa place. Autrui c’est le passage du chaos absurde et senti au monde sensible et sensé. 

Cette façon de situer la présence d’autrui dans la perception a ceci d’enrichissant et d’original qu’elle nous permet par là même de définir le moi d’une autre façon que purement psychologique ou social. 

 « Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. »

Gilles Deleuze conclue le passage par un travail de définition. Mais pour en tirer le meilleur parti, il faut récapituler tout ce qui vient d’être dit et le prolonger un peu. Autrui n’est pas une autre personne, ni même ce que c’est qu’être autre pour une personne, c’est une façon de percevoir le monde, une structure qui finalement s’est logée en nous de façon inconsciente avec une autre structure qui est celle du signe ou du symbole. Par ce terme de « structure du signe », il ne faut entendre rien de plus compliqué ou d’abstrait que cette aptitude à saisir ou à investir la signification d’une chose à partir d’une autre chose.  Saint Augustin disait: « le signe est une chose qui se tient pour une autre chose. » La bobine a le sens de la mère, le lion désigne le courage, la pièce de monnaie symbolise une somme d’argent, etc.  

Le fait que nous soyons dés notre naissance immergés dans un monde de signes crée en nous une aptitude perpétuelle au dépassement: qui voit vraiment la pièce de monnaie comme un rond en cuivre?  De façon plus puissante encore, nous ne percevons jamais l’extérieur tel qu ‘il est mais lui substituons systématiquement ce qu’il peut être. Je ne vois que la tasse possible et jamais le fragment réellement vu. En fait il y a de la métonymie dans notre oeil, dans nos mains, dans nos oreilles de telle sorte que nous dépassons constamment la partie pour le tout et vivons ainsi dans un univers d’objets stables, visibles et bien rangés. Autrui c’est ça, c’est cette structure métonymique grâce à laquelle nous adjoignons toujours les parties « possiblement » visibles par d’autres personnes à celle fragmenté que nous apercevons maintenant. 




Or non seulement je présuppose autrui dans ma perception stricte du monde mais la réciproque est vraie, à savoir que je pressens l’existence d’un certain monde dans ma perception d’autrui et cela est évidemment lié au fait qu’autrui est une présence indissociable de l’intelligence du signe, de l’expression.  En d’autres termes, si c’est grâce à un autrui dont je pressens l’existence que je perçois les objets comme des totalités, des synthèses possibles, c’est aussi à des mondes effrayants ou réconfortants que j’accède comme enveloppés dans les signes émis par la présence effective des autres. Autrui engendre la synthèse des perspectives possibles des objets auxquels je suis confronté (partiellement, fragmentairement), mais, du coup ses expressions de corps ou de visage enveloppent la perspective de mondes possibles en un sens qu’on pourrait qualifier de plus « connoté ». Qu’il puisse exister un univers effrayant c’est ce dont me fera signe l’expression effrayée du visage d’autrui, de cet autrui là que je croise maintenant. Il y a des mondes enveloppés dans tous les signes exprimés par les autres que nous croisons à chaque instant et nous nous activons continuellement dans cet incessant (et épuisant) travail de décryptage des signes envoyés par la présence des autres. 

Par conséquent l’existence des autres est toujours déjà présente dans ma perception effective du monde  et ma perception du monde est toujours en train de déchiffrer les autres mondes enveloppés dans les expressions d’autrui, mondes éventuellement à venir ou mondes simplement potentiels comme d’autres façons d’être. Voir quelqu’un sourire, c’est suspecter l’existence possible d’un monde au sein duquel sourire « se peut », c’est-à-dire assez bienveillant pour donner tout son contenu à ce signe.

Autrui, c’est donc bel et bien l’existence d’un possible enveloppé, soit celle de la tasse, de la chaise ou de l’île en entier, ou bien encore celle d’un monde effrayant ou bienveillant selon les signaux qu’il m’envoie. Lorsque je regarde le visage de Jack Torrance à un certain moment du film Shining de Stanley Kubrick, je perçois clairement dans ses traits l’existence d’un monde possible effrayant mais je ne perçois pas encore exactement ce monde là. Mais alors c’est quoi le moi?




C’est le passage de cet univers enveloppé dans les traits de Jack Torrance, par exemple, à cet univers développé tel que j’en fais vraiment l’expérience après. Le moi est ce passage du monde enveloppé au monde développé en tant qu’il implique une posture, une situation « critique », crucial par l’émergence de laquelle de possible un monde devient réel.   

        Nous pourrions ici parler d’être à la croisée des chemins. Avoir un moi, c’est situer et se situer dans cette ouverture de déploiement d’un monde réel sur le fond des univers  possibles signifiés par Autrui. Pour que ce monde signifié d’abord par le visage terrifié de Jack Torrance devienne le mien, il faut que j’advienne en tant que moi et c’est une seule et même chose que de percevoir non plus comme possible mais comme effectif le déploiement de ce monde terrifiant et d’être moi. Je suis cette effectivité d’un monde développé sur le fond d’un monde précédemment enveloppé dans et par autrui. 

            Finalement le moi n’est ni plus ni moins qu’une affaire de perspectives. Il existe un fond perceptif sur lequel Autrui pèse de tout son poids et qui précède le recouvrement par une perception donnée de tel ou tel angle, de telle ou telle direction, de telle ou telle ambiance. Le moi est le remplissage par une sensibilité donnée et finalement « anonyme » d’une possibilité suggérée par autrui. Nous ne cessons d’être embarqué.e dans des projections qui sont autant de signaux envoyés par les autres vers des mondes possibles.

Il faut nous représenter le cours de notre existence sociale, de notre immersion dans une dimension au sein de laquelle nous ne cessons de croiser autrui comme une projection continuelle de perspectives de mondes possibles au fil des expressions, des messages, des postures, des gestuelles des autres. Ce que nous faisons (mais tout aussi bien ce que nous sommes) c’est abonder dans le sens de certaines de ses expressions, de ces mondes. Bref nous faisons passer certains de ses possibles au réel au fil de nos désirs évidemment mais pas seulement, si la situation s’y prête si nous sommes pris dans un contexte professionnel, amical, amiable, etc. 

C’est ainsi que nous pouvons mieux comprendre la référence que fait Gilles Deleuze à la première rencontre du narrateur avec celle qu’il va aimer: Albertine. Il la croise sur la plage de Deauville avec d’autres amies à elles. Elle enveloppe alors tout un monde de visages féminins, de rires, de cabine de plage, de parasol, de sensations estivales, de mer, etc. C’est toujours de cela dont nous tombons amoureuse.x  finalement. Le narrateur va s’incarner, prendre corps et chair dans cet univers là en s’insinuant dans cet entourage et en se faisant connaître d’Albertine  mais sans jamais perdre totalement le présupposé de cette certitude qu’il ne fera jamais partie intégrante de ce possible, ce qui suscitera en lui de la jalousie. Sa façon d’aimer Albertine sera à jamais marqué du sceau de cet univers au sein duquel il ne s’incarnera jamais suffisamment pour faire perdre à ce qu’il a perdu comme possible son statut de possible. 

Par conséquent son moi demeurera constamment dans cet inachèvement.  Il se pose également la question de savoir pourquoi lui ne suscite pas du tout le même sentiment ni n’engendre la même jalousie chez elle. 


Le «  moi »: c’est une affaire de perspectives, de possible et de croyance -  Il existe vraiment un point commun (et sûrement plus encore que ça: un rapport à la substance) entre le moi et l’idée de Dieu, c’est que pour l’un comme pour l’autre, nous avons intérêt à y croire et aucune raison pour y croire. Si nous voulions compliquer un peu la formulation, nous pourrions dire que nous avons autant de raisons (au sens de motivations) d'y croire que de raison (au sens de raisonnement) de ne pas y croire. C’est la très grande force du discours du prisonnier croyant des camps de la mort: tout ce qu’il voit est un monde abandonné, déserté de la bienveillance de Dieu, mais c’est justement pour cela que le terme de croyance est radicalement et authentiquement « juste ». Dieu est une croyance et, ne serait-il que cela que cela justifierait qu’il soit quand même. C’est toute la puissance du livre de Job dans la bible qui est quasiment un livre dont on pourrait dire qu’il a été écrit pour (et par ?) des athées.

Or c’est la même chose pour le moi. Avoir subi l’expérience des camps, c’est avoir vu son moi littéralement broyé par des conditions de vie rendant son existence impossible. Mais à un niveau très, très profond, à l’extrême limite de l’indicible (ce qui signifie que l’idée qui va être exprimée est quasiment inaudible, incompréhensible, ce qui ne doit pas nous empêcher de penser qu’elle est à cause de cela extrêmement porteuse, puissante, existentiellement juste) le moi broyé a laissé affleurer à la surface de l’horreur quelque chose d’indestructible de « là » dans une paradoxale « vulnérabilité invulnérable » (vulnérable parce que le dasein c’est l’épreuve que l’on fait de l’effroi devant l’évidence de sa contingence et invulnérable parce que cela: le dasein, il ne fait aucun doute que je le suis et que le suis vraiment, c’est le cogito, mais un cogito très différent puisque "vécu" plus que pensé, existant, vraiment dans le fait d’être là et juste ça, pas dans l'évidence pensive d'une pensée à elle même!) . L’horreur des camps, c’est donc la descente vertigineuse de la croyance (détruite) en son moi au « sol » indéfectible du dasein (demande de sens ...et donc finalement d'une unité, d'un moi). 

Toutefois, le fait que de nombreux.se.s rescapé.e.s évoquent une sorte de culpabilité (pourquoi suis-je en vie, moi et pas tel autre?) atteste de ce que la croyance dans le moi n’a pas pour autant disparu. Ce n’est pas qu’il faille défendre cette culpabilité, elle est la manifestation d’un mouvement très puissant et très intéressant par lui-même: de fait, la personne rescapée est, elle, encore vivante et cela en effet ne peut pas ne pas être vécu comme « signifiant » alors même que l’on a vécu le fait que cette existence était totalement hasardeuse (en fait hasardeux et signifiant désignent deux caractéristiques contradictoires, mais précisément il faut les articuler l'une à l'autre: jamais la demande de signifiance, de sens ne peut être plus intense que dans l’expérience même du hasard).

         Il est impossible que nous la vivions vraiment comme telle (hasardeuse) et nous n’avons pas tort. Quelque chose ici se joue qui est de l’ordre d’une adéquation entre l’irréfutabilité d’un évènement, d’une eccéité avec la possibilité d’un sens. C’est un peu comme si faire l‘expérience d’un fait était à la fois vivre en direct la fin de toute croyance, de tout possible (puisque c’est du réel) et en même temps celle de la nécessité la plus radicale d’en postuler un. C’est bien ce que soutient le prisonnier croyant des camps sur le « lieu » des camps et c’est bel et bien aussi ce que nous vivons à l’égard de cette identité, de cette continuité, de cette unité d’un moi. Chaque instant présent effectivement vécu, chaque expérience à laquelle nous sommes confronté.e.s marque simultanément la fin du moi comme possible puisque ce que je vis, un peu comme Alice au pays des merveilles, c’est l’éparpillement, le fractionnement, le multiple, la puissance de dispersion, d’éclatement du moi au fil du temps et des évènements au rythme desquels se succèdent une vertigineuse myriade de visages de moi différents et en même temps la conviction d’une unité, la revendication de cette unité du moi. Le moi comme Dieu ou l’idée même de sens est donc une croyance mais il faut bien que cette croyance soit alimentée par quelque chose. Qu’est-ce qui peut nourrir cette mythologie du moi? (la réponse, c'est "le récit")

De fait, quand nous lisons ou écoutons une histoire, ce qui porte, anime et oriente notre attention c’est le fil de la narration. « Il était une fois » et tout suit, comme le fil d’une bobine dont nous n’avons plus qu’à dérouler la pelote. Faut-il se positionner à l’égard de notre moi comme   devant l’unité d’un récit dont il n’est plus question que d’entretenir en nous l’attente, l’écriture, l’attention?  L’idée selon laquelle le moi ne consisterait en fait que dans l’idée nécessaire de la croyance fictive un un sens de notre existence serait-elle à même de rallier à elle toutes les problématiques posées par la notion d’identité? Finalement la question est de savoir si nous sommes condamné.e.s à rejeter le moi, à nous en défier en tant qu'il consiste dans une revendication difficile d'unité, de "chose", de substance, voire d'identité posée, close sur elle-même (je suis comme ça!) ou bien si nous pouvons le sauver de l'accusation de narcissisme? Rien de nous ne peut être "inaltérable" ? mais alors le moi est-il impossible à croire, ou bien faut-il, au contraire en maintenir l'idée comme idée régulatrice d'un processus que l'on pourrait dire d'individuation?


2) Moi, je et da sein: M'aime-t-on "moi"?


Pour bien saisir la problématique choisie, notamment dans le rapport qu’elle implique entre la notion de perspective, de sens et dans son rapport à la langue, au récit, à la narration. Peut-être faut-il marquer de façon plus simple et plus compréhensible les distinctions entre trois notions que sont le moi, le je et le dasein. 

il faut d’abord faire valoir une considération purement grammaticale: je est un pronom personnel de la première personne du singulier. Il imprime au verbe qui le suit sa marque et la terminaison du dit verbe. Par conséquent il implique une action. Si nous disons « je », cela signifie que l’on attend un verbe qui va nous permettre de « sur-déterminer » de savoir ce que le je est en train de faire ou de subir. Dire ou penser je, c’est nécessairement dissocier en soi une instance mettant en scène ou en exergue ce je et une autre qui devient ce je. Tout je atteste d’une mise en scène de soi dont il importera tôt ou tard de savoir si l’espace qui e crée ainsi est celui d’une inauthenticité ou au contraire d’une authenticité. Suis le même que ce je dont je parle quand je dis je?

Le je suppose donc 1) d’être un sujet, 2) d’être distinct d’un autre « je » 3) de jouir d’un certain droit de regard sur cet autre je, et par ce terme ce qu’il faut bien entendre c’est une forme de responsabilité. Ce que je fais, j’ai à en répondre précisément parce que je sais ce que je fais, je sais ce que je suis (ou je pense le savoir),  je sais ce que je dis. Le je suppose d’être une conscience.

Le moi est aussi un pronom personnel, comme lorsque qu’on dit « moi, je ». Mais précisément dans ce chapitre HLP nous sommes appelés à réfléchir sur les métamorphoses du moi, ce qui veut dire que le moi n’est plus ici un pronom mais un nom, un substantif. C’est comme si le moi était donc une substance (ce qui se tient par soi, sur la base de soi sub sto - en philosophie une substance est une chose qui existe par elle-même, en elle même) Celui qui est l’auteur de cette substantivation du moi est Pascal. Ce qui est paradoxal c’est précisément le fait que tout en étant l’auteur de cette substantivation, il ne cesse de mettre en question son existence.  Comment voir clair dans cette contradiction. Pascal perçoit bien qu’l y a dans le moi (plus que dans le je) un aspect revendicatif. Avoir un « moi » revient à poser qu’il existe en « nous » ou en « je » des qualités qui définissent un substrat, c’est-à-dire un support, une base. Quand par exemple, je dis: « je suis moi », cela apparaît à quiconque ne fait pas de philosophie comme un pléonasme vide de sens puisqu’allant de soi. Mais ce n’est pas exact: un je pur ne se solidifie pas ne se sédimente pas dans le moi.  Le moi, c’est donc le fait de poser qu’il y a des qualités qui nous définissent durablement, continuellement qui compose un portrait, une identité:


Qu’est-ce que le moi?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Pascal, Pensées, "Qu’est-ce que le moi ?" Laf. 688, Sel. 567. 




Ce n’est pas un texte facile parce que Pascal y fait des « raccourcis » et il y tend aussi un piège. La référence à l’homme qui se met à sa fenêtre pour regarder ses passants et qui me voit, par hasard ne peut se comprendre que si l'on fait le lien avec ce qu’il dira ensuite du fait d’être aimée à cause de sa beauté. De la même façon que l’homme qui regarde la rue pleine de gens ne le fait pas pour me voir « moi », la personne qui aimerait quelqu’un à cause de sa beauté ne l’aimerait pas « elle », n’aimerait pas son moi, mais juste LA beauté qu’elle pourrait tout aussi bien aimer chez une autre personne belle. D’ailleurs si cette beauté  disparaissait, la personne ne serait pas aimé.e. Pascal poursuit avec d’autres qualités. Si j’aime quelqu’un parce qu’il est beau intelligent, drôle, je ne l’aime pas lui ou elle, j’aime « des qualités ». Donc c’est quoi ce moi? Peut-on aimer le moi pur d’une personne? Non parce qu’alors on aimerait n’importe qui, indépendamment de toutes ses qualités. Donc on n’aime jamais personne en fait, on aime juste des qualités qui sont ici ou là au hasard. Quand nous méprisons une personne arriviste qui fait tout pour se faire bien voir des puissants et jouir d’une charge à la cour, on a tort parce que finalement que ce soit pour un titre ou pour des qualités que l’on a au hasard, que l'on peut perdre, c’est toujours mieux qu’un moi qui finalement n’existe pas. Tout n’est que superficialité et apparence. L’idée même d’un moi profond est une supercherie.

La démonstration de Pascal est intéressante dans la mesure où elle repose entièrement sur ce présupposé selon lequel le sentiment que nous entendons éveiller chez autrui de telle sorte qu’il se polarise et s’adresse en nous au moi le plus pur est précisément l’amour. Il y a ainsi une contradiction que relève assez cruellement tout le raisonnement de l’auteur: nous voulons être aimé.e pour notre moi et pas pour nos qualités mais en même temps le moi se compose exclusivement de qualités. Nous souhaitons donc être aimé.e pour nous-mêmes mais ce nous-mêmes n’a finalement rien de spécifique, il n’existe pas. Etre aimée tient exactement à un hasard de même nature que celui en vertu duquel telle personne à sa fenêtre m’apercevra dans la rue simplement parce que par hasard je ferai partie de la masse des gens qui la fréquente. L’amour est un hasard à l’occasion duquel nous nous inventons le roman d’un sentiment qui nous choisirait, qui nous aurait désigné à cause d’un moi totalement fantasmé.

La question et la cruauté cynique de Pascal sont en fait extrêmement éclairants car elles vont nous permettre de situer au premier plan de cette tripartition Je /moi/ dasein les rapports insoupçonnés entre le moi et le dasein. Que nous aimions une personne un peu au hasard n’est pas complètement faux et l’idée selon laquelle la prétention d’être aimée pour soi-même serait parfaitement illusoire, attesterait d’un amour propre ou d’un narcissisme fallacieux et déplacé est totalement juste, indiscutable. Il suffit de penser à tout ce que Freud nous a révélé sur notre tout premier amour (le père ou la mère interdit.e) pour saisir cela (nous sommes aimé.e parce que nous « correspondons » par hasard à un amour de substitution rendu nécessaire par un interdit  fondamental). Par contre ce que Pascal ne semble pas prendre compte c’est le fait que notre existence en elle-même tient au hasard  et que par conséquent le caractère hasardeux de l’amour que l’on nous porte révèle la nature hasardeuse de l’être que nous sommes, un pur dasein.




En fait Pascal n’est pas si éloigné de cette évidence, lui qui ne cesse d’insister sur l’absurdité de notre existence sans Dieu. Il est tout à fait faux que l’on puisse être aimé pour son moi, mais au-delà de la dénonciation de notre fatuité et de notre inconséquence à entretenir cette croyance romantique (même si le romantisme n’existait pas encore à son époque), c’est la nature même de notre existence qui se voit révélée dans ce hasard de telle sorte que l’on aime une personne non pas pour son moi mais précisément pour le hasard auquel tient non seulement son existence mais aussi ses actes, sa contingence, son mode d’être au monde étant entendu que celui-ci ne peut pas se constituer d’autres choses que d’heccéités (en fait ce que nous aimons d’une personne c’est qu’elle soit et pas ce qui fait qu’elle est « elle »)

La démarche de Pascal a donc ceci de pertinent que les raisons pour lesquelles nous aspirons à être un moi sont les mêmes que celles pour lesquelles nous attendons d’être aimé.e pour nous-même: pour qu’un amour soit authentique il faut que nous soyons l’objet d’un amour inconditionnel comme le dit en termes très explicites Montaigne (même s’il semble qu’il évoque l’amitié, ceci dit il y a probablement toujours un peu d‘amour dans l’amitié - Il s’agit ici de sa relation avec La Boétie): « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Il n’y a pas de raison, pas de justification, « c’est » et dans ce pur « il y a » de l’amour se joue l’existence du moi.  

Nous devons ici aller jusqu’au bout de cette confrontation entre Montaigne et Pascal puisque ils s’opposent entièrement. Pascal défend l’idée qu’il n’y pas de moi mais que des qualités empruntées et que par conséquent nous n’aimons que des qualités provisoires, hasardeuses, identiquement présentes chez d’autres personnes que nous aimerions donc « tout autant ». Pour que l‘on aime le moi d’une personne, il faudrait qu’une nécessité identifiiable nous pousse vers un moi tout aussi identifiable. Or ce n’est pas le cas et il n’est pas plus hasardeux d’être aimé.e pour ses qualités que d’être l’objet du regard d’une personne qui par hasard regarde par sa fenêtre au moment où nous passons dans la rue.

Or le raisonnement de Pascal touche juste sur un point c’est que l’on ne peut pas aimer un moi à cause des qualités qui le constituent parce ces qualités sont empruntées. Mais si nous remplaçons ces qualités par des héccéïtés tout change. Il est un passage du texte de Pascal qu’il faut bien avoir en tête: « car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. » La vérité est qu’il n’y a pas de substance et qu’il n’y a pas "d’abstraitement » Il faudrait remplacer cette question décisive dans le raisonnement de pascal par celle ci: 

  • « car aimerait-on les héccéïtés d’une personne concrètement et quelques qualités qui y fussent? » 
  • Oui, c’est ça l’amour: c’est aimer la façon inimitable et factuelle par le biais de laquelle une personne est là, ici maintenant, gratuitement, hasardeusement, mais aussi résolument.



 C’est aimer la façon qu’elle a de s’inscrire dans ce Kairos de l’instant venu qui vient « à point ». Finalement ce que l’on aime, c’est justement ce hasard « parce que c’est ça maintenant », et c’est tout. Finalement le caractère inconditionnel de l’amour du moi dont parle Montaigne se confond exactement avec le pur donné d’un instant hasardeux, contiennent qui sertes aurait pu être autre sauf que précisément ça a été celui-là. Dans le récit des rencontres qui vont se concrétiser par une union durable, les amoureux.ses n’adorent rien tant qu’insister sur ce qui fait que cela a tenu à rien, précisément parce que c’est dans ce « rien » qu’est né et qu’a grandi le « tout » d’une relation qui va donner des enfants, une proximité de toujours. Nous savons bien que la finalité de Pas al est de nous faire comprendre que seul l’amour de Dieu est cohérent, nécessaire parce qu’il est justement celui d’un être nécessaire mais il ignore ou feint d’ignorer le travail clandestin de l’amour qui a bel et bien un rapport avec le moi de la personne que l’on aime. Ce moi n’existe pas en ce sens qu’il n’existe pas de substance, d’inaltérabilité de la personne aimée. Elle vit, s’offre déjà à la mort et donc change, vieillit, devient. Comme nous toutes et nous tous, elle est sur terre, vivante, par hasard mais il se trouve que pour des raisons totalement inconnaissables et non-identifiables nous allons constituer sa présence en opportunité, en chance, voire en destin. En d’autres termes, nous allons opérer un travail de transformation par le biais duquel tous les hasards de la présence d’une personne, de sa rencontre puis des héccéïtés, c’est-à-dire des micro-évènements qui composent cette sorte de « brouillard de présence » dans le halo confus duquel nous détectons un mode d’être au monde inimitable vont devenir à nos yeux sensés. Aimer une personne c’est faire sens de sa présence par quoi se solidifie un peu comme une fiction régulatrice, l’évidence d’un moi (même si l’on sait bien que ce « moi » n’a pas d’existence en soi). Dans son livre « fragments d’un discours amoureux », Roland Barthes décrit à la perfection dans le livre de Goethe ‘les souffrances du jeune Werther » le processus qui oeuvre dans l’amour et finalement dans la constitution du moi de la personne aimée, en l’occurrence de Charlotte:

« Werther est amoureux : il crée du sens, toujours, partout, de rien, et c'est le sens qui le fait frissonner : il est dans le brasier du sens. Tout contact, pour l'amoureux, pose la question de la réponse il est demandé à la peau de répondre. (Pressions de mains -· immense dossier romanesque -, geste ténu à l'intérieur de ]a paume, genou qui ne s'écarte pas, bras étendu, comme si de rien n'était, le long d'un dossier de canapé et sur lequel la tête de l'autre vient peu à peu reposer, c'est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins: comme une fête, non des sens, mais du sens.) »

Toute personne amoureuse a en effet éprouvé exactement tout ce que décrit ici Roland Barthes: l’amoureuse fait un travail continuel de décryptage par le biais duquel tel  geste est réinterprété dans la perspective amoureuse. La dynamique du symbole fonctionne alors à plein: ce mouvement de tête n’est pas que cela, ce geste, ce regard, ce voile inadvertant qui à tel moment a recouvert une expression d’une signification infime, à peine détectable a du sens, cela va quelque part, revêt une direction, recouvre une intention. Il se peut que ce travail s’invente des volontés ou des désirs qui n’y sont pas. C’est même nécessairement le cas, mais ce n’est pas important parce que la réalité du processus ne consiste pas du tout dans une vérité objective. Etre amoureux.se c’est donner du sens à ce qui n’en a pas et postuler à l’horizon des héccéïtés de la personne aimée le réceptacle idéal de toutes ces intentions supposées: un moi digne d’être aimé. De cette façon Pascal est dépassé et ce dans l'approfondissement même de la perspective qu’il a ouverte. « une personne qui se met à se fenêtre pour regarder les passants: puis je dire qu’elle s’est postée ici pour me voir? Oui, une fois la fête du sens célébrée. 



3) Le moi: une affaire de perspectives, de proxémies et de subtilité (sub-tela: derrière la toile

Le sens est un terme qui veut dire plusieurs choses et indiscutablement, il se situe à la croisée des chemins du "moi". Il désigne 1) géométriquement une direction dans l'espace, un vecteur 2) d'un point de vue linguistique voire symbolique il évoque ce glissement par lequel une chose, un phonème (plus petite unité sonore), un dessin (graphème), une pièce de monnaie, etc, est interprétée comme autre chose que ce qu'elle est 3) Philosophiquement le sens, c'est ce qui permet d'éviter le chaos, c'est une vision du "monde", cosmos étant entendu qu'un monde c'est justement tout le contraire du chaos. Il nous faire monde du chaos, c'est-à-dire donner du sens à ce qui dans sa présence la plus brute ne se révèle pas comme en ayant un. Est-ce que l'histoire a un sens? Manifestement non, comme le déploie avec beaucoup de subtilité et de rythme le rappeur Kamini dans cette chanson célèbre:

 


 Plus sérieusement (parce que cette référence n'est pas vraiment indiquée pour le baccalauréat), même si elle décline une version tout à fait correcte bien qu'un tantinet agressive du dasein heideggerien,
l'absence de sens de l'histoire se perçoit dans le caractère fragmenté des "avancées" humaines, à supposer que ce terme ait lui-même un sens. La notion de "progrès" est très difficile à soutenir, ne serait ce que parce qu'elle suppose un" axe" et que la détermination de cet axe a toutes les chances d'être arbitraire. Si l'axe c'est la croissance économique, jamais les humains n'ont davantage progressé.. Géométriquement nous construisons dans le chaos la notion d'espace, de vecteur, d'objet, de perspective. Linguistiquement nous dépassons la brutalité du donné en "signifiants" s'intégrant dans un système que nous appelons "langage".  Philosophiquement nous sommes jetés dans une réalité et une condition absurde que nous vivons d'abord comme  tel (dasein) avant de la décliner comme décor de l'histoire d'un moi désigné. 

            Ce rapport entre trois acceptions du mot sens ainsi que le rôle que joue le moi dans cette triple perspective se retrouvent exactement dans une toile peinte par Velasquez en 1656: les ménines qui veut dire "les suivantes" (mais suivantes de quoi ou de qui au juste? du moi:


 
Il faut justifier l'évocation de ce nœud de perspectives géométrique, linguistique et philosophique ainsi que la place qu'y joue le "moi". Cette toile ne peut se comprendre qu'à partir du moment où l'on saisit la notion spatiale de proxémie et de regards dirigés.  Mais en même temps nous ne pourrions pas saisir le sens de cette toile sans redoubler chaque position d'une symbolique. Ces regards vers nous, vers notre "moi" nous définisse comme le couple royal Philippe 4 et Marie Anne d'Autriche. La place centrale est occupée par l'infante d'Espagne Marguerite Thèrése, ce qui n'est pas sans conforter l'hypothèse introduite par Deleuze selon laquelle le moi pourrait finalement consister exclusivement dans le développement d'un enveloppement en Autrui d'un monde. Être le roi et la reine, c'est endosser le rôle, le statut et la persona impliqué dans les regards du peintre, de l'infante, de quelques une s des ménines et du conseiller qui dans le fond semble nous inviter à le rejoindre pour gérer les affaires secrètes du royaume. Être moi, c'est aussi me reconnaître en tant que Philippe 4 ou que Marie Anne d'Autriche dans le petit miroir qui se situe juste en face de nous.

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