Ce qu’il faut bien comprendre ici de la thèse défendue par Gilles Deleuze, c’est sa différence avec les idées de Jean-Paul Sartre, notamment l’affirmation selon laquelle « l’enfer c’est les autres » illustrée par sa pièce de théâtre « Huis clos ». Nous y voyons trois personnages: Estelle, Inès et Garcin se torturer mentalement avant de réaliser qu’ils sont en enfer. La situation est atypique: trois personnes dans une pièce et chacune est dotée de la possibilité de voir le passé de ‘l’autre étant entendu qu’il y a dans ce passé des évènements honteux dont personne ne peut être fier.
A la fin de la pièce Garcin évoque ces représentations picturales de l’enfer dans lesquelles nous voyons des êtres humains soumis à des supplices atroces commis par des démons et il réalise qu’en fait ces visions infernales sont au-dessous de la souffrance provoquée par le regard des autres.
Mais précisément il n’est pas besoin d’aller chercher des situations aussi étranges pour comprendre de quoi il est question. Dans l’être et le néant Jean-Paul Sartre l’explique beaucoup mieux. Quiconque a déjà bien compris ce qui se passe quand nous sommes seul.e.s dans une pièce saisit de quoi Garcin veut parler.
Nous sommes isolés et notre existence se suffit à elle-même. Nous n’avons pas à nous justifier de notre extériorité, de notre visibilité. Si l’on est mal coiffé, mal habillé, le visage sans expression, défait, les yeux dans le vague inoccupé, rêveur. Qu’est-ce que cela fait? En quoi cela serait-il mal? Mais voilà que quelqu’un entre dans la pièce? Evidemment beaucoup ce choses dépendent du rapport entretenu avec ce « quelqu’un » (familial, proche, étranger) mais quoi qu’il arrive un phénomène se produit: nous avons à assumer cette apparence extérieure de notre être, même si cette personne nous connaît. Nous savons que nous sommes « vu.e » par autrui et que ce jugement d’une autre personne va consister à relier notre être à notre corps, à notre habillement, à notre expression de visage. Avant qu’il ou elle survienne, nous étions exclusivement concerné.e par le fait d’être, mais désormais nous devons paraître, voire comparaître, passer au crible d’un jugement possible.
- « Tu pourrais te passer un peigne dans les cheveux »
Ce ne sont que des mots mais ils sont porteurs de quelque chose de terrible, à savoir de l’évocation de « l’air que nous avons aux yeux d’êtres humains extérieurs, d’une société à laquelle, de fait, nous avons des comptes à rendre. »
Dés qu’autrui paraît, quelque soit sa proximité affective ou sociale à mon égard, j’ai un dehors, et je dois accepter le fait que ce dehors est rattaché à mon moi; C’est comme ça. Autrui est comme la réponse à un mode d’être en suspens qui devient le mien. Je suis suspendu au jugement d’autrui comme un condamné l’est à la sentence du juge de cour pénale. Il y aurait vraiment beaucoup de choses à dire aujourd’hui sur tout ce que le portable induit en termes de « possibilsation d’autrui » dans une cour de collège ou de lycée par exemple. Nous voulons apparaître aux yeux des autres réels qui nous voient physiquement comme étant en relation avec des autrui (s) fictifs. « Autrui est ma chute originelle » dit Jean-Paul Sartre évoquant alors ce passage de l’être à l’avoir (un corps visible). La dictature d’autrui est à ce point invasive que nous ressentons la nécessité d’attester de l’existence d’ami.e.s virtuel.le.s par la consultation de notre portable. Rien ne saurait être pire que d’être perçu.e par les autres comme n’ayant pas d’ami.e.s.
Dans cette perspective Sartrienne, Autrui est l’autre personne et son existence est une forme de traumatisme qui peut être l’occasion d’être libre mais qui n’en est pas moins porteuse de drame profond, existentiel.
Le rapport à autrui décrit par Deleuze est un peu plus doux, voire nécessaire, incontournable. Autrui est toujours là avant. Autrui est une structure du champ perceptif.
Cette découverte est vraiment de grande importance dans la mesure où elle nous permet de mesurer à quel point nous vivons dans le dépassement constant de ce qui réellement, effectivement, est perçu. Nous ne nous situons finalement jamais dans le présent pur et brut de ce qui est perçu maintenant, parce que nos perceptions seraient alors toujours partielles. Autrui c’est d’abord l’évidence de la perpétuelle prise en compte de la non exclusivité de ma perception. Autrui, c’est finalement la notion même d’espace, l’idée que les choses sont dans un « lieu » potentiellement visible, perceptible par tout autre être humain. Nous sommes physiquement altruiste avant de l’être éventuellement éthiquement. Il y a une prise en compte élémentaire, existentiellement efficiente dans le rapport aux objets, aux lieux, aux espaces, aux paysages, aux champs perceptifs qui déjà prennent en compte l’existence potentielle d’autrui. Je vois toujours la tasse non telle que je la perçois mais telle que je la présuppose dans le regard potentiel de toute une collection d‘autres perceptions dans l’espace. Cette structuration toujours préalable du champ perceptif tel qu’il est en droit perceptible par autrui désigne le possible. Nous vivons toujours déjà dans un monde possible parce que nous y présupposons l’existence d’autrui.
Mais il faut articuler cette évidence observable dans la moindre perception avec le fait que ce rapport est réciproque, réversible: Si autrui est toujours efficient dans ma perception du monde comme possible, « un monde » est toujours possible dans l’émergence d’autrui dans le champ de mon expérience réelle. Nous entrons alors dans la dimension quasi magique des expressions et des signes. Il existe toujours un univers qui se profile dans la manifestation physique de l’autre, par son sourire, par sa démarche, par son habillement, par son style et sa façon d’être. Qu’on y réfléchisse un peu et nus réaliserons probablement que cela anime plutôt inconsciemment cette curiosité insatiable et continuelle de la présence des autres, et particulièrement des inconnus dans les lieux publics. Nous ne faisons que croiser perpétuellement des éclats fragmentaires d’existence dont nous ne cessons de prolonger mentalement les faisceaux, de les envier, de les prendre en pitié, en haine, en admiration, mais jamais sans affects. Il existe autant de mondes que d’autres façons d’être moi et nous sommes curieux de ces univers enveloppés dans des regards dans des signes extérieurs dans ces blocs de présence énigmatiques qui sont pourtant juste là, à notre portée.
Un monde effrayant est enveloppé dans l’expression d’un visage effrayé. Il n’existe pas encore ailleurs que dans cette expression, mais il est impliqué en elle. Il faut vraiment nous rendre sensibles à cette insoupçonnable et miraculeuse dimension plissée de notre existence sociale. Des univers multiples ne cessent de se pointer à l’horizon de ces chocs que sont les signes de présence des autres. Une autre existence est possible, c’est cela autrui, et cette existence se comprend dans l’affleurement d’un autre monde effarant, souriant, serein, accueillant, hostile étranger, etc. Vous pensiez vous promener dans la rue ou dans le métro mais en fait vous nagez dans l’univers démentiel et vertigineux de la science fiction. Nous vivons dans un multivers incessant et oppressant mais ce qui sature ainsi le champ de notre perception, c’est autrui, c’est l’émergence de ceci qu’un autre univers est possible parfois tentant parfois effrayant mais toujours possible.
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