Cours 2 (11/09) - Reformulation du cours prenant en compte l’approfondissement de plusieurs notions évoquées au cours précédent (à partir des questions posées)
Introduction
Dans l’introduction, il était question de définir la parole à partir de la distinction opérée par Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique (1857 - 1913). C’est une distinction difficile parce que les trois notions distinguées sont finalement ensemble dés que nous prenons la parole pour dire quelque chose. Ces trois notions (langage / langue / Parole) sont indissociables et Saussure ici entreprend justement de les distinguer quand même. Parler n’est pas crier parce que la parole est articulée par la langue. Par conséquent on ne peut pas prendre la parole sans que la langue soit présente puisque nous voulons nous faire comprendre de quelqu’un. Je parle pour dire et ce que je dis, c’est de la langue, donc pas de parole sans langue (à moins que l’on invente des mots, comme certains poètes mais on prend alors le risque de ne pas être entendu.e ni compris.e).
1) La distinction langage / Langue / Parole de Ferdinand de Saussure
A la suite des questions posées (de leur justesse) il est apparu que nous pouvions travailler le texte dans son intégralité:
"En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.
La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.
La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.
Récapitulons les caractères de la langue :
1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.
2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.
3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.
4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires, extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911), Payot, 1969, p. 30-32.
Selon Ferdinand de Saussure, le langage est inné et universel. Il désigne la capacité de s’exprimer. C’est l’aptitude à produire et interpréter des signaux (qui ne sont pas que des mots). On pourrait dire que le langage contient les deux autres éléments.
La langue au contraire est acquise. Elle est un système de signes, de mots qui s’impose à nous dés notre naissance, et même avant, en un sens: « les symboles enveloppent la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer par l’os et par la chair, qu’ils apportent à sa naissance avec le don des fées , le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque là même où il n’est pas encore allé. » Jacques Lacan
La parole est un acte individuel que vous êtes libre de faire ou pas. C’est la raison pour laquelle Saussure dit qu’elle est accessoire et plus ou moins accidentelle. Elle n’est pas prévisible ni programmable.
Il faut insister sur le fait que le rapport de l’individu à la langue est passif. Nous naissons dans un pays dans lequel la langue est déjà là et dans laquelle nous serons toujours déjà DANS la langue. Nous ne choisissons pas la langue dans laquelle nous nous exprimons. Il faut comprendre que toute langue est un système fermé et qu’elle ne fonctionne qu’en tant que cette systématique est fermée. Qu’est-ce que cela veut dire?
Pour la plupart des personnes, il y a des mots parce qu’il y a des choses qui existent déjà séparées dans la nature. Je « vois bien » qu’il y a des arbres, de l’herbe, un sol des feuilles, une vallée une montagne, etc. Quand nous disons cela nous ne nous rendons pas compte que dans la nature, il n’y a aucune ligne pointillée qui sépare ces éléments les uns des autres. La montagne ne se sépare de la vallée que parce que nous sommes né.e.s dans une langue où les deux mots séparent les deux « choses ». Chaque langue porte en elle une vision du monde, un principe de catégorisation des choses à partir duquel nous faisons inconsciemment des regroupements, des assimilations, des distinctions. Que la feuille ne soit pas l’arbre, c’est quelque chose qui nous apparaît parce que nous avons les mots pour le dire, mais aussi les mots pour le sentir, pour le voir, pour le vivre. Quand nos parents nous immergent dans la langue de leur communauté, ils ne font pas que nous accueillir dans une collectivité, ils nous « imposent » une certaine modalité de perception du monde. Le monde dans lequel nous naissons est déjà prédécoupé par les articulations de notre langue maternelle. Par conséquent, ce n’est pas le monde « tel qu’il est » que nous découvrons, mais un monde façonné, classifié, prédécoupé par la grille imposée par notre langue. C’est toujours par le filtre de la langue que nous sommes au monde de telle sorte que si je dis: « la pierre est dure », ce que je dis, avant d’être une caractéristique effective et objective de la pierre, c’est que je suis né dans une communauté au sein de laquelle on dispose d’un mot qui va distinguer la pierre de l’herbe ou du sol ou du gravier et aussi dans laquelle on distingue ce qui est dur et ce qui est mou, ce qui est solide et ce qui est liquide, etc.. Plus une langue est riche plus elle permet de faire des distinctions et plus elle est pauvre plus nous vivons dans un monde « plat » « global » grossier.
Lorsque Big Brother, dans 1984 de Georges Orwell réforme la langue et instaure la Novlangue, c’est exactement cela qu’il vise: travailler la langue en l’appauvrissant de façon à ce les citoyens ne puissent distinguer qu’un monde grossier au sein duquel les distinctions n’étant pas fines, la poésie étant interdite, le style littéraire étant proscrit, la population soit d’autant plus facile à dominer qu’elle évolue dans un univers de conformité, entièrement soumis à une langue pauvre au sein de laquelle c’est un idéal d’assimilation qui régule les rapports des humains entre eux et par rapport au monde. Ce que la novlangue institue, c’est finalement l’utilisation par une dictature politique d’une dictature linguistique qui est déjà effective dans toute langue, dans la passivité de tout individu humain par rapport à la langue maternelle. C’est précisément le sens de la formule très forte de Roland Barthes (sémiologue français 1915 - 1980): « la langue est fasciste ». 1984, c’est un fascisme s’imposant sur la base d’un fascisme originel, premier, structurel: la langue. Il est vraiment important de comprendre cela pour saisir, à l’inverse, la liberté de la parole.
(il convient de penser à ça lorsque des « innovations » ou des modalités de communication nouvelles comme X ou twitter imposent de simplifier les contenus transmis au bénéfice d’une communication perpétuelle, comme si l’efficace du lien primait sur le contenu échangé. Que des présidents de la république utilisent comme modalités d’adresse à la population des moyens de communication appauvrissant la langue devrait nous inquiéter un peu plus)
Tout ceci n’explique pas suffisamment le caractère fermé du système de la langue. Comment fonctionne-t-elle vraiment puisque en fait ce n’est pas par conformité à ce qu’il y a dans le monde que la langue se construit? Ce n’est pas parce qu’il y a des feuilles et des roses et des arbres dans la nature qu’il y a le mot « arbre, rose, feuille » mais exactement l’inverse, quel est donc le principe de distinction qui oeuvre dans la langue et comment se fait-il que quand une personne me parle de la rose ou de la feuille, je me représente bien ce que c’est?
Cela ne peut se comprendre que parce que c’est dans la pensée que nous communiquons et non par le monde ou la nature. Ce n’est pas parce que nous sommes dans le même monde que nous nous comprenons mais parce que nous parlons la même langue (laquelle nous fait percevoir le même monde). « le signe (c’est à dire le mot), dit Saussure, est entièrement de nature psychique » c’est-à-dire que c’est de la pensée, pas du réel (mais cela va découper du réel). Si je dis le mot « chat », vous allez vous représenter une image mentale de chat, mais pas du tout parce qu’il y aurait un rapport direct entre le mot chat et le chat réel. Mais alors pourquoi parce que le mot chat se distingue du mot chien ou du mot « miauler » ou « ça » ..bref de tous les autres mots au sein d’un système. Dans la langue, dit Saussure il n’y a que des différences. Toute langue est un système au sein duquel nous ne comprenons la correspondance avec le réel que négativement. C’est parce que chat N’EST PAS un autre mot que je me représente le chat mais pas du tout parce que le mot chat magiquement, positivement, serait en rapport avec le chat vrai.
il s’agit d’expliquer en quoi la langue est un système fermé. L’enjeu ici est d’importance non seulement parce que nous comprendrons pourquoi nous sommes toujours dans notre langue AVANT d’être dans le monde, mais aussi parce que la parole n’étant pas la langue (mais liée à elle) elle nous apparaîtra vraiment sous son jour le plus vrai, le plus cru (le plus révolutionnaire aussi!)
Il nous faut finalement bien comprendre deux choses:
- Les deux faces du signe ou du mot
- La fermeture de toute langue
1) Ferdinand de Saussure distingue deux versants dans le mot le signifiant et le signifié. Si je dis chat, j’articule deux sons /ch/a/, deux phonèmes. Le phonème est la plus petite unité de son. C’est ce qu’il appelle « image acoustique ». C’est le signifiant. Cela signifie que vous n’accueillez pas ce « bruit » comme tel. C’est pourtant bien ça aussi. J’émets un son dans l’espace mais vous le recevez comme un signe dans votre pensée. Quand un.e enseignant.e fait l’appel, il émets des sons dans l’espace. Vous pourriez tout aussi bien le ou la laisser « crier »…Mais non…Et heureusement: vous allez répondre parce que les syllabes que nous émettons sont votre nom et que vous les recevez dans votre pensée pas comme des bruits dans l’espace. Vous réagissez à l’image acoustique de votre nom, à ce qui fait qu’il signifie « vous ». Son signifié c’est vous, c’est l’idée de vous, de la même façon que le signifié de /ch/a/ c’est l’idée de chat, idée générale de chat, concept. Aucun moment n’entre en compte ici ce chat réel qui passe là devant moi. Dans tout mot, il y a ce qu’il signifie (le signifié qui est une idée, pas une chose réelle, perçue physiquement) et ce par quoi il le signifie: sa trace vocale ou écrite. Voilà pourquoi quand tondit « la pierre est dure », avant de dire que cette pierre ci que je touche là maintenant est dure, je dis que je parle français, au sein d’une communauté linguistique qui est le français et dans laquelle les phonèmes que j’émets: /l/a/ p/I/e/rre/….etc. seront rattachés à l’idée de pierre et à l’idée de dureté et au fait que l’un s’applique à l’autre.
2) Mais pour que cela fonctionne, pour que l’autre comprenne cet énoncé il faut qu’il comprenne qu’il y a des fonctions dans la phrase que « pierre » n’est pas « est » qui n’est pas « dure » parce que pierre est le sujet, est est le verbe, dure est le qualificatif. Et plus encore que cela il faut qu’il comprenne que je ne suis pas en train de parler de quelqu’un qui s’appelle Pierre, que « est » n’est pas « ait », et plusieurs autres confusions possibles. C’est ce que l’on appelle la double articulation. Nous comprenons cet énoncé au gré de deux axes de distinctions celui des différences en présence (pierre/ est/ dure) et celui des différences en absence (la pierre, le prénom Pierre). En fait pour être clair, on pourrait utiliser la comparaison avec le système monétaire. Ce qui fait que vous pouvez vous acheter quelque chose de concret avec de la monnaie c’est que les pièces et les billets se distinguent dans un système de différences au sein duquel 5€ n’est pas 10€ qui n’est pas 50€. Mais 5€, en soi n’est pas relié à ce que vous allez acheter avec. De la même façon, il n’y a rien qui relie directement le mot chat avec le chat réel qui miaule là devant vous, mais ce qui fait que ça correspond quand même et que vous allez pouvoir exprimer la scène devant quelqu’un d’autre, c’est que le mot chat s’oppose au mot chien, au mot miauler, etc. La langue et la monnaie sont des systèmes fermés, qui fonctionnent parce qu’ils sont fermés.
Le texte de Ferdinand de Saussure nous semble maintenant beaucoup plus clair. La langue ne suppose jamais de préméditation parce que pour cela il faudrait que vous puissiez penser la langue maternelle avant la langue maternelle et c’est absolument impossible puisque penser est ce qui se produit toujours déjà dans cette langue là. La langue est un « déjà là ». Elle se présuppose toujours elle-même. Vous pouvez choisir vos mots dans la langue mais vous ne pouvez pas choisir la langue et surtout vous ne choisissez pas le monde que votre langue aura prédécoupé, pré-articulé.
Dans la parole, l’individu est actif. Saussure prend soin de distinguer 1) les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d’exprimer sa pensée personnelle et 2) le mécanisme psycho-physique qui lui permet d’extérioriser ses combinaisons. De quoi parle-t-il? 1) c’est ce qu’il dit, autrement dit la langue: parler c’est dire quelque chose c’est-à-dire un énoncé linguistique 2) ici c’est de la parole pure, l’action de faire entendre votre voix.
Ferdinand de Saussure est un linguiste. Il est le fondateur de la linguistique. C’est la langue qui l’intéresse et il consacre donc son texte à spécifier ce que la langue est. Puisque c’est la parole qui nous intéresse dans ce cours, il faut que nous comprenions bien ce qu’il va dire ici dans un esprit particulier qui doit prendre en compte 1) qu’il ne peut pas exister de parole sans langue 2) que la parole, ce n’est pas la langue (c’est un couple infernal: ils se distinguent, voire s’opposent sans pouvoir se passer l’un de l’autre). Il évoque successivement quatre points que nous allons reprendre un à un:
- La langue n’est pas le langage qui est beaucoup plus vaste et qui finalement est une faculté d’exprimer. L’image auditive c’est ce qui correspond au signifiant et le concept c’est le signifié. La langue est probablement de tous les faits de langage le plus rigoureux, le plus organisé, le plus systématique, le plus déterminant parce qu'il est le premier. « elle est la partie sociale du langage » toute langue maternelle est la main mise d’une société liée par une langue sur un individu qui finalement est intégré (de force) en son sein. Ce n’est pas négociable. Les termes de cet étrange « contrat » qu’évoque Saussure sont donc à relativiser: ce n’est pas un contrat libre. Nous ne sommes absolument pas libres d une pas le signer mais de fait il nous relie aux autres membres de la communauté linguistique de telle sorte que nous serons compris par eux, assimilés, reconnus et accueillis. Notre rapport au monde passe par ce rapport contractuel avec les autres par la langue commune. Le langage était inné mais la langue est acquise peu à peu. Nous pouvons assimiler la langue sans user de la parole. C’est vrai mais ici on peut quand même rappeler à Saussure qu’une langue sans parole n’évoluerait pas et deviendrait une langue morte (cecl ne le dérange pas en tant que linguiste qui étudie toutes les langues y compris les mortes)
- C’est exactement ce qu’il énonce en 2 et c’est très intéressant pour nous. Nous pourrions ici faire une comparaison « parlante ». La médecine a considérablement progressé à partir de la dissection des cadavres (qui était pratiquée illégalement le plus souvent avant d’être enfin autorisée). La compréhension d’un corps a probablement besoin d’ouvrir le corps mort, mais ce n’est pas pour autant qu’un corps mort est un corps vivant. On pourrait même dire qu’il lui manque l’essentiel (ou l’existentiel). Nous comprenons bien le souci de Saussure en tant que linguiste mais nous pouvons effectuer ici un pas de côté: en nous intéressant à la parole nous nous portons vers de la « langue vive », vers ce qui end la langue vivant, ce qui la nourrit, ce qui la transforme, ce qui l’actualise, ce qui nous rend curieuse de toutes les innovations y compris les plus déstabilisantes, les plus incorrectes, les plus « barbares ». La parole c’est peut-être le barbarisme de la langue. Un barbarisme, c’est une forme d'un mot qui n'existe pas dans la langue à une époque donnée et dont l'emploi est jugé « fautif ». Peut-être atteignons nous la parole la plus pure lorsque nous faisons des fautes, lorsque nous terrorisons la langue, lorsque nous la bégayons, la martyrisons comme le fait le poète roumain Ghérasim Luca dans ce poème par exemple: « prendre corps ». Ici le poème est de la parole émancipée de la contrainte de la langue. Il se pourrait après tout que la littérature et la poésie soient les seules possibilités de contestation et de soulèvement contre le fascisme de la langue: Je te narine, je te chevelure, je te hanche tu me hantes
je te poitrine je buste ta poitrine puis te visage je te corsage tu m'odeur tu me vertige
tu glisses
je te cuisse je te caresse
je te frissonne tu m'enjambes tu m’insuportable je t'amazone
je te gorge je te ventre
je te jupe
je te jarretelle je te bas je te Bach
oui je te Bach pour clavecin sein et flûte
- « Le langage est hétérogène »: cela signifie que de multiples éléments peuvent faire sens: le corps, les couleurs, des sons, etc. » On peut faire symboliser quelque chose à n’importe quoi. Mais la langue elle est faite de mots, de signes linguistiques dotés d’un signifiant et d’un signifié les deux étant de nature psychique comme il a été vu.
- C’est dans ce 4e point que l’on perçoit nettement la préférence « professionnelle » de Saussure pour la langue contre la parole, de la linguistique contre la phonologie, de l’écriture contre la voix. Du coup, ce qui nous intéresse ici c’est justement de bien noter ce que dit Saussure et de prendre la direction opposée. On sent bien que Saussure ici a peur que son lecteur ne se dise que la parole, c’est mieux que la langue parce que c’est « là », c’est physique, cela s’entend, c’est plus directe et c’est plus libre. Il s’efforce donc avec beaucoup d’intelligence de démontrer que la langue n’est pas moins concrète que la parole, voire qu’elle l’est plus. Les signes linguistiques sont exclusivement de nature psychique. On pourrait en déduire qu’ils sont donc abstraits. Mais ce n’est pas le cas. Le principe d’association d’un signifiant avec un signifié est tellement efficace qu’il s’inscrit dans cet ensemble de connexions neuronales et synaptiques qui finalement constituent le cerveau (et le cerveau est un organe physique). Il existe bien une zone du cerveau qui est le siège de la fonction du langage et qui est absolument déterminante dans notre perception du réel. Saussure va alors évoquer l’écriture, c’est-à-dire l’ennemi juré de la parole. Pour comprendre une langue vous n’avez besoin que d’une langue et d’une grammaire alors que pour se faire une idée du mécanisme physique de la phonation, de la voix, il faut être capable de percevoir et de disséquer les nuances de toutes les vibrations par le bais desquelles des modulations de respirations et d’inspirations vont faire vibrer les cordes vocales d’une certaine façon. C’est très compliqué. En fait la parole crée de la confusion dans la compréhension de la langue. Comprendre ce que parler « est » et suppose physiquement est beaucoup plus difficile que saisir la structure systématique d’une langue. Ici il faut absolument répondre à Saussure. C’est vital parce que nous n’étudions pas la langue mais la parole: a) si on se rangeait du côté de Saussure, nous ne pourrions absolument pas rendre compte de ce qui fait qu’une langue « est » maintenant, qu’elle existe au présent. La parole c’est la langue exposée à la brulure de la flamme du présent avec tous les dangers que cela comporte et qui terrorisent tant nos académiciens: les « invasions » des autres langues, les registres multiples en fonction des lieux, des classes sociales, des usages, les formulations qui tombent en désuétude comme le subjonctif imparfait, etc. b) C’est justement parce que c’est plus compliqué que c’est plus intéressant. Si toutes les langues n’étaient que langues sans paroles elles seraient mortes et que resterait-il à étudier. Il faut bien que l’étude du passé se nourrisse de l’actualité d’un présent et la parole c’est le présent de la langue. c) Lorsque Saussure privilégie l’écriture sur la parole, il fait comme s’il n’existait pas des nuances de sens proprement orales, des tonalités, des accents, des modulations d’intensité phonique grâce auquel le sens varie, s’affine, se précise, se stylise. Ni Socrate, ni Diogéne, ni Antisthéne n’ont laissé d’oeuvres écrites. Pyrrhon, Héraclite, Cléanthe dont que très peu écrit. Cela peut quand même signifier qu’il y a quelque chose de non retranscriptible de la parole par l’écriture.
2) Faire de sa parole un acte
Si l’on a bien compris ce qui vient d’être dit, ce titre est un peu paradoxal, faire de la parole un acte, c’est faire de la parole ce qu’elle est déjà. Quel sens ce mot d’ordre peut-il revêtir? Se pourrait-il que la parole ne soit pas ce qu’elle est?
Oui, la plupart du temps, nous ne donnons pas à la parole sa dimension authentique, nous ne faisons pas acte de parole, nous répétons les formules usées jusqu’à la corde, des codes de la politesse ou des usages en vogue dans des situations sociales extrêmement ancrées, habituelles, normées. Ce que nous voulons, c’est justement que notre parole ne soit pas repérée comme neuve ou inédite ou vive mais parler comme tout le monde. Parler comme on parle pour dire comme on dit ce que tout le monde pense comme « on pense ». C’est ce que Martin Heidegger appelle le bavardage ou la pensée du « on ». Le bavardage est également décrit comme la possibilité de tout comprendre superficiellement, sans engagement ni questionnement profond, ce qui empêche toute appropriation réelle. Heidegger insiste sur le fait que ce bavardage n’est pas forcément intentionnel ou malveillant, mais il traduit une fermeture à sa propre existence authentique, la maintenant dans une vie indifférenciée, désengagée et anonyme. Ce mode d’être du “on” et du bavardage illustre la dispersion et le divertissement naturels de l’existence quotidienne, où l’on se conforme au “on” pour combler le vide de soi-même, au lieu de s’exposer à une vie authentique et singulière.
Ainsi, la critique heideggerienne du bavardage est aussi une critique de la superficialité et de la banalité de l’existence ordinaire où l’existence authentique est perdue dans le “on”, dans la dictature du “on” qui impose une forme d’être impersonnelle, sans prise de responsabilité personnelle ni révélation authentique du sens de l’être.
Il nous faudra approfondir ce sens de la parole galvaudée rabaissée par le bavardage chez Heidegger parce que pour lui, cela manifeste d’abord la volonté de nous détourner de quelque chose qui est ce qu’il appelle le « da sein », l’être là, "l’être pour lequel il est dans son être question de son être » (c’est la définition de Heidegger) , c’est-à-dire le fait que tout être humain vit fondamentalement le fait d’exister comme une question sans réponse, question angoissante. Nous ne savons pas ce que nous faisons là et pourtant nous ne sommes que là, sans raison, ni but délibéré avec l’éventualité d’une mort menaçante toujours possible. Le dasein, c’est la réalisation par l’être humain que son existence est contingente, pas nécessaire. Cette intuition est forte, peut-être indiscutable finalement mais elle est tellement insupportable que nous nous en détournons continuellement. Nous vaquons à nos affaires, à notre métier, à notre famille, à notre vie sociale pour noyer le poisson et c’est aussi pour cela que nous bavardons au lieu d’avoir une parole authentique et vive.
Mais alors où trouver cette parole qui serait un acte? Dans la poésie, dans la littérature, dans le théâtre. Pourquoi? Pourquoi allons nous au théâtre?
C’est une très bonne question: pourquoi aller voir Dom Juan par exemple? J’ai la pièce chez moi, je peux tout aussi bien la lire, parcourir cette écriture dont Saussure vient de nous dire le plus grand bien. La vérité est évidente ici, le texte que je lirais serait de la parole morte, de l’écriture, de la langue. Je comprendrai sûrement certaines choses mais je ne serai pas en prise avec la pièce de Molière. Je ne vivrai pas cette pièce et c’est justement pour cela que Molière l’a écrite pour que nous la vivions et pas pour que nous la lisions. Contrairement à ce que l’on pourrait penser nous n’allons pas au théâtre pour voir jouer des récits fictifs et anciens mais pour réaliser des paroles présentes et bien réelles. Ce qui est demandé à une actrice est donc assez incroyable : il s’agit de produire la parole pure d’un texte déjà écrit depuis longtemps et cela de telle sorte que le public sera tellement pris dans cette parole qu’il n’aura plus du tout en tête l’âge de la pièce, son contexte ancien. Molière a certes écrit mais pour prendre la parole et c’est cela qu’il faut rendre, cette dimension vivante, actuelle, présente d’un texte qui, en tant que texte, est vieux mais, en tant que parole, est d’aujourd’hui. Il faut jouer comme cela n’a jamais été joué et d’une certaine façon découvrir un texte en le jouant alors même qu’on la appris avant.
Ce que nous propose cette répétition filmée, c’est justement cela: la progressive réalisation par l’actrice de ce qui lui est demandé: l’acte de la prise de parole. Personne n’attend d’elle qu’elle fasse semblant d’être Elvire mais tout le monde veut que de l’amour pur, désintéressé , total (agapé) jaillisse sur la scène maintenant. Prendre la parole quel qu’en soit le contexte, c’est toujours ça en fait, c’est avoir à lutter contre le fascisme de la langue, contre le "déjà là" du système fermé de la langue, contre le conformisme bavard de situations sociales ultra-usées. Quiconque prend la parole ne peut pas viser autre chose sans y arriver, la plupart du temps mais ici il n’y a pas le choix parce que c’est de l’art, c’est du théâtre et Molière n’a écrit que pour cela , pour que son texte soit parlé et non lu.
Or la première version du jeu de l’actrice est justement ratée, écrasée par l’écriture, par la langue (parfaite, trop parfaite) de Molière. Ce n’est pas que nous n’y croyons pas, c’est qu’elle n’y est pas, que ce n’est pas de la parole mais de la lecture un peu jouée. Le corps de l’actrice n’y est pas. Comme ledit le metteur en scène:
- « Mais pourquoi viens-tu ici avec un corps qui n’est pas dans ce que tu dis? »
« Pourquoi viens-tu avec un corps qui n’est pas dans la parole? » La vraie parole implique un processus de transfiguration, d’incarnation, de « don » a fortiori quand ce qu’il faut jouer est un acte d’une générosité hallucinante, peut-être impossible. Il faut bien sûr que le texte soit présent dans la mémoire de l’actrice mais c’est complètement secondaire, ce qui doit advenir à la surface la scène c’est de la parole incarnée dans du corps. Ici la parole est inspirée par la grâce, le corps doit être dans la transe impliquée par cette grâce, par ce don, par cette générosité, par une inspiration surnaturelle, notamment parce que en fait ce qui se produit ici, c’est justement du "divin humain", exactement ce que Dom Juan ne cesse d’attendre de provoquer. Ces paroles sont inspirés par une grâce divine à tous égards. On ne peut pas imaginer de dévouement plus haut et plus fort. Le seul dieu véritable est là dans cette parole mais dom Juan est trop stupide ou trop narcissique pour le voir.
Dans ce travail théâtral auquel nous assistons, il y a précisément tout ce qui fait de toute prise de parole, quelle qu’elle soit, un « évènement », le contraire absolu de la langue alors même que pourtant la parole est le véhicule de la langue et ne pourrait pas exister sans elle. Nous effectuons chaque jour des prises de parole en passant à côté de cette dimension évènementielle là, de tout ce qu’il y a de miraculeux, d’irrationnel, d’improgrammable, de donné, de « généreux » (au sens de « se donner). Il y a dans la parole, même la plus banale, une création que l’on pourrait rapprocher de ce que dit Henri Bergson de l’effort dans ce passage de son livre « l’évolution créatrice »: « L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. » La parole est physique, elle fait résonner votre voix qui est probablement la manifestation la plus singulière, la plus idiosyncrasique de vous-même (idiosyncrasique désigne une façon d’être propre à un individu. Bien sûr il y a des imitateur.trice.s mais ils ou elles travaillent leur voix momentanément, artificiellement. Personne ne détient naturellement la même tessiture de voix qu’une autre personne).
Il est même envisageable que ce soit justement cette dimension évènementielle, « pure », donnée, généreuse que nous nous efforçons de dissimuler, d’atténuer, en ne disant que des banalités, des formules de circonstances, des lieux communs. La parole est « nue ». Elle nous expose. Il suffit pour s’en rendre compte de penser à ces moments ou à ces lieux où vous ne savez pas trop si « cela se fait » de dire « bonjour », quand vous entrez dans une pièce le tout premier jour de votre nouvel emploi. Et vous lancez un « bonjour! » qui va peut-être rester comme ça dans l’espace sonore du lieu, en suspens, sans que personne ne vous réponde. Personne ne vous connaît assez pour vous répondre et vous êtes là seul.e réalisant la prise de risque de votre initiative, laquelle, en réalité, est remarquable, juste, courageuse et généreuse. Ici la prise de parole est un peu comme une passerelle de corde que vous lancez vers « l’autre côté » d’une montagne ou d’une falaise en espérant qu’elle va trouver un appui,une accroche, une réponse, une parole qui lui permette de s’ancrer, de faire « lien ». Quand vous dites « bonjour! » Dans un lieu à l’intérieur duquel ne se trouvent que des inconnu.e.s, vous n’avez aucune assurance que l’on vous réponde et finalement toute prise de parole contient quelque chose de ce risque: « et si l’on ne me répond pas, de quoi aurai-je l’air? »
Dans le théâtre, c’est encore pire (ou encore mieux en fait) parce qu’il s‘agit de jouer en s’adressant à un public avec lequel tout signe de connivence est, en un sens, interdit (c’est le 4e mur, celui qui sépare l’espace fictionnel de la scène de la salle réelle où sont les spectateur.trice.s. Bien sûr on peut transgresser cette convention mais elle n’en demeure pas moins efficiente).
Toutes ces caractéristiques de la parole: physique, risquée, nue, improgrammable, idiosyncrasique, libre se conjoignent finalement dans une seule donnée: son actualité. Elle est présente et si nous voulons vraiment nous situer à la hauteur de cette dimension là, il convient que nous fassions preuve de présence dans ce présent là, et c’est ce que le metteur en scène signifie quand il dit: « il va falloir que tu viennes sur cette scène pour faire un ACTE. » Cela pourrait nous faire penser à l’expression « faire acte de présence », sauf que justement, sous la pression d’une perte très significative de sens révélatrice de notre peur panique du présent, le sens usuel de cette expression est très exactement le contraire de ce veut dire ici le metteur en scène. Nous faisons acte de présence quand nous sommes là parce qu’il faut que nous soyons là mais que justement nous n’y sommes pas vraiment, nous faisons de la figuration, nous nous ennuyons et souvent manifestons notre lassitude (beaucoup d’élèves font « acte de présence » au lycée, en fait)
Faire de sa présence un acte, au contraire, c’est donner une telle intensité à sa présence sur scène qu’une tension suffisante s’installe entre les actrices et les acteurs pour que chacun des gestes, chacun des regards et chacune des paroles échangées sur scène soit « là », « ici et maintenant » et cela avec une telle puissance que même le texte le plus connu, la pièce la plus célèbre et la plus jouée apparaisse comme si elle était jouée pour le première fois, et, en un sens, comme si elle n’était pas « jouée », mais présente ici maintenant par des personnes comprenant enfin ce que « être au présent » veut dire. Aller voir du théâtre en fait, c’est (inconsciemment) assister à des scènes jouées par des êtres humains parfaitement "briefés" à ce que « jouer au présent », ou mieux encore « être au présent » veut dire, et dont les prises de parole seront exactement ce qu’elles sont: des prises de parole au présent. Aussi su à l’avance que soit le texte (et il faut qu’il le soit), aussi orchestré, planifié, programmé que soit le déroulement de la pièce, sa mise en scène, etc. Ce qu’il s’y produit c’est du présent dans l’instantanéité duquel « tout peut arriver ».
Nous assistons ici à ce travail, à ce débriefing pour la scène réputée la plus injouable du répertoire français. Ce que nous proposons de faire ici donc, c’est de faire tenir ensemble la définition la plus sobre, la plus précise, la plus pertinente et philosophique de ce que la parole « est » grâce à Ferdinand de Saussure qui la situe par rapport au langage et à la langue et le travail d’une actrice qui s’efforce de faire venir à la surface d’une parole présente le texte ancien d’une situation « injouable » parce que très improbable, parce qu’il n’est pas du tout prouvée ni « prouvable » qu’un tel amour (divin) puisse exister (humainement).
Dom Juan veut provoquer Dieu pour qu’il se manifeste et ici il se manifeste, non par le miracle d’une mer qui s’ouvre devant Moïse comme dans l’ancien testament ou par une statue qui prend vie pour l’emmener aux Enfers comme cela va se produire dans les scènes qui suivent immédiatement celle là mais dans la déclaration d’un amour total, désintéressé, qui donne sans rien attendre en retour. Nous assistons à ce qu’il faut bien appeler un instant de grâce, un acte de donation extrême qui vise le « salut » de l'âme d'un autre. Ici évidemment c’est au sens religieux qu’il faut prendre le terme de « salut ». Cela désigne un acte de libération et de délivrance. Gagner le salut, c’est être « sauvé » de tout risque de damnation, de péché . On ne peut pas davantage vouloir le bien de la personne que l’on aime qu’en œuvrant pour son salut. Elvire n’a vraiment aucun intérêt personnel, « comptable », physique ou financier à entreprendre cette démarche, excepté peut-être le fait de racheter la faute qu’elle a commise en cédant à Dom Juan. Mais c’est paradoxal car au contraire, selon toute vraisemblance, elle devrait plutôt lui en vouloir comme elle l’exprime lors de sa première entrée en scène.
Mais ici, ce n’est pas le cas. Que nous croyons ou pas à Dieu, à un « au-delà », à l’idée même que notre âme ait à être « sauvée », cela n’enlève absolument rien et ne change rien au fait que le sentiment exprimé par Elvire est « incroyable », « beau », gratuit et qu’il est empreint d’un amour total parce qu’ il n’attend rien en retour, c’est-à-dire que ce qu’il demande n’apporte aucun avantage matériel ou de réputation à Elvire. Elle lui apporterait une satisfaction « spirituelle », c’est-à-dire « pure », dépourvue de toute sensualité, de tout « retour » terrestre. Donner pour donner. C’est une parole miraculeuse.
Or toute prise de parole est miraculeuse, en fait, pour les raisons qui correspondent exactement à ce que Saussure affirme avec justesse, mais négativement, c’est-à-dire dans l’effet de contraste entre la parole et la langue, entre la parole et l’écriture (Saussure s'intéresse à la langue pas à la parole). On peut concevoir une science des langues, voire de LA langue mais absolument pas de la parole, par quoi la parole, sans discussion, relève de l’art.
Grâce à Ferdinand de Saussure, nous réalisons qu’en fait toutes ces caractéristiques de la langue par lesquelles nous sommes déterminé.e.s, forcé.e.s sont en même temps contrariées par des données corrélatives de l’acte dans l’instantanéité duquel elles se manifestent: le corps, la voix, la situation, les intonations, les sanglots éventuels, les affects, les regards, bref tout ce qui relève de ce qu’un moment actuel a de non prévisible, d’accidentel, de présent.
C’est cela: faire « un acte ». Nous pensons probablement à tort que nous « agissons » sans cesse dans le courant d’une journée alors que nous ne faisons que « réagir », que répondre à des sollicitations auxquelles nous nous soumettons en entrant dans le jeu continuel, étouffant et quasiment étouffant d’un « faire semblant social » qui tient de la persona de Carl Gustaf Jung. Nous ne sommes jamais vraiment DANS ce que nous disons 1) parce que la formulation de ce que nous disons nous est étouffée par l’habitude que nous avons acquise de dire exactement ce qu’il faut dire pour passer inaperçu, pour ne pas attirer sur soi l’éventualité d’un jugement défavorable, ni même d’une attention particulière. Il faut montrer que l’on connaît les usages. On sait ce qu’il faut dire pour s’intégrer à ce fond d’écran de l’existence quotidienne (c’est le bavardage du « on » de Heidegger) 2) parce que la part que prend la langue dans toute parole est, de fait « écrasante » et qu’elle ne peut s’inscrire que dans le passé puisque, quoi que vous disiez, cela a déjà été dit. Si nous éclairons un discours exclusivement du point de vue de ce qu’il dit, il est toujours déjà du passé….Seulement voilà: il le dit et il le dit « maintenant » et sous cet angle là qui n’est plus celui du contenu mais du « fait » physique, sonore, « réel » de s’effectuer maintenant, tout change, notamment parce que « la vie » est une « machine » à créer de l’unicité et que JAMAIS deux moments ne peuvent se répéter de la même façon. Ce qui se produit dans la réalité se passe « comme jamais », et pourtant, dans ce que nous appelons « la routine », nous avons l’impression complètement fausse de le vivre « comme toujours ».
C’est le propre des arts dits « d’exécution » (théâtre, danse, concert de musique, happenings, etc.) que de travailler cette capacité de révélation (très philosophique, en fait) à un public (qui n’est pas du tout venu assister à ça, et qui d’ailleurs ne le réalisera pas vraiment mais inconsciemment) de cette nature absolument incroyable de l’instant présent d’être absolument nouveau et finalement « premier » à tous égards. Quoi que nous vivions, cela n’a jamais eu lieu « comme ça », même ce qui pourtant nous apparaît comme une répétition à l’identique de la veille. Tout moment vécu est un commencement, mais cela ne se perçoit un tant soit peu clairement que dans l’art, l’art d’exécution. Le texte dit par la comédienne a déjà été joué par de très nombreuses actrices MAIS pas par elle, pas ici et pas maintenant. Cela c’est l’acte qu’il va falloir qu’elle fasse à ce moment là et c’est le sens le plus juste du terme « actrice, acteur » (c’est aussi ce qui rend extrêmement troublant ce à quoi nous assistons dans cette vidéo qui après tout n’est qu’une « répétition » (en droit, rien n’assure la comédienne qu’elle sera le jour J aussi « juste » qu’elle l’est lors de sa dernière prestation, qui est bien meilleure que sa première, mais elle saura qu’elle a atteint ce degré d’authenticité et peut-être sera-t-elle encore meilleure). Mais quel rapport avec la parole?
Le fait que la parole désigne finalement ici tout ce que n’est pas le texte écrit. C’est la grande difficulté de ce cours que de comprendre cela mais en même temps, au fur et à mesure que nous comprenons cela, nous sommes de plus proches de ce qu’est vraiment la parole (donc il faut le faire!), mais quoi exactement? Le fait que lorsque on dit que l’on prend la parole, cet acte inclue forcément la langue et qu’en même temps, comprendre la parole c’est justement saisir dans cet acte là tout ce qui n’est pas la langue, Parole et langue entretiennent entre elles un rapport d’inclusion/exclusion dans toute prise de parole. Tout le monde saisit bien l’inclusion (il faut bien dire quelque chose) mais l’exclusion est plus difficile à cerner et c’est ce qui se révèle au premier plan dans le théâtre.
De ce point de vue, il est un moment de la dernière « version » proposée par la comédienne Emmanuelle Jeser particulièrement éclairant (45:36). L’actrice « trébuche » sur la formulation: « je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été aussi cher que vous… ». Elle le répète plusieurs fois et nous pouvons vraiment nous demander ce qui bloque parce qu’indiscutablement ce n’est pas le texte (qu’elle connaît parfaitement). C’est probablement le moment le plus ambigu de la tirade, le plus critique. Pourquoi? Parce qu’il ne fait aucun doute qu’Elvire, quoi qu’elle en dise, est quand même toujours attirée physiquement par Dom Juan, mais qu’elle est parfaitement sincère « aussi » quand elle dit juste avant qu’elle ne tient plus à lui par aucun attachement du monde. » En réalité elle profite de l’élan de l’amour éros pour le convertir dans l’amour agapé. Elle est « touchée par la grâce » d’un amour « pur » mais parce qu’il y a « transformation » et pas rupture, ce qui signifie qu’il y a toujours de l’amour Eros dans l’attention qu’elle porte à Dom Juan (et finalement c’est évident, si ce n’était que de l’amour Agapé pur, elle pourrait tout aussi bien souhaiter le salut de l’âme d’une personne inconnue). Elle évoque donc à cet instant un passé qui n’est pas complètement passé puisque elle est encore amoureuse de Dom Juan. Le trouble ici est à son paroxysme et Emmanuelle Jeser comprend cela à un certain niveau, à savoir qu’elle saisit confusément qu’il y a une rupture à cet endroit. Avant elle déroulait l’argumentaire d’une requête, mais ici elle se dévoile davantage en évoquant l’extrémité de sa passion physique pour Dom Juan. Mais elle ne sait pas comment le jouer. Le metteur en scène la dirige alors vers un coin de la scène dans lequel elle se mure dans une posture de retrait fermant les yeux, en n’étant plus en contact physique avec Dom Juan. C’est très juste. Dans cette position et cette gestuelle on comprend beaucoup plus et beaucoup mieux ce qui se passe: un don complet de la personne. Elvire « s’offre » mais pas au sens érotique du terme. Elle se « recueille », s’assume, se met en phase avec ce qu’elle est: une femme amoureuse mais plus d’un homme, amoureuse, « aimante » « comme ça », fondamentalement aimante, disposée à aimer plus qu’à haïr (alors qu’elle aurait toutes les raisons pour le faire à l’égard de Dom Juan). Elvire est parvenue à l’essence même du sentiment amoureux: aimer pour aimer et dom Juan n’est plus que le prétexte à cette générosité là, donc il est juste qu’Elvire physiquement ne soit plus tournée vers lui 1) parce qu’elle se remémore son passé d’ « amour éros » et 2) parce que fondamentalement son amour ne s’adresse plus à lui.
Dans ce retrait, elle acquiert un aplomb, une densité nouvelle, elle est une solitude qui parle et qui touche ou pas Dom Juan (mais selon le metteur en scène elle le touche). En un sens elle est tellement en elle-même que la question de savoir si dom Juan va « craquer » ne s’impose plus à elle. Dans cette densité physique du recueillement, de la réserve, de la pudeur, l’amour Agapé s’incarne dans la scène, et Emmanuelle Jeser le perçoit ainsi que l’endroit de la scène où il lui faudra être, etc.
Qu’est-ce alors que la parole? C’est l’incarnation physique (et un peu miraculeuse) grâce à laquelle une langue refermée sur elle-même, close et exclusivement passée s’ouvre à un présent et par cette ouverture qui est aussi une blessure « ouverte »se laisse envahir par tout ce qui la contrarie, la déstabilise, la fragilise. La parole c’est la réalisation de la langue et en même temps sa plus radicale remise en cause, sa « prise de risque », son danger le plus menaçant. Il nous faut vraiment comprendre et maintenir ce paradoxe: la parole est à la fois ce qui réalise la langue et ce qui la pulvérise. Emmanuelle Jeser joue le texte de Molière et que lui mais en le jouant à cet instant elle joue tout ce qui n’est pas le texte (tout ce qui n’est pas dit dans le texte - Molière ne dit pas qu’il faut à cet instant se mettre en retrait, etc.)











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