mardi 2 septembre 2025

Terminales 2 / 5 / 7: Notre avenir dépend-t-il de la technique?

 (La plupart des difficultés et des notes catastrophiques au baccalauréat en philosophie viennent de ce que les candidat.e.s ne  réalisent pas tout ce qu'un terme, une notion philosophique implique. On se dit que la technique, en gros, c'est le progrès, le fait "qu'on n'arrête pas le progrès", comme on dit (on ne se méfie jamais assez des proverbes dans cette matière. Il ne faut jamais les considérer comme des arguments...Dans la vie non plus d'ailleurs). Ce n'est pas du tout comme ça qu'il faut faire. A l'inverse  il convient d'avoir déjà en tête une définition précise et problématique des notions. Par "problématique", on peut ici entendre notre capacité à bien saisir que la technique, ce n'est pas la science, que l'utilité (technique), ce n'est pas un souci de même nature que la curiosité (scientifique) par exemple. Est-ce qu'un être humain c'est purement et simplement ce que la technique en fait, ou bien est-ce que c'est un être qui se trouve avoir (plus qu'une autre espèce) le souci de la technique? Est-ce que nous allons nous contenter de dire que la bombe atomique c'est dangereux (????) ou bien est ce que nous allons explorer la possibilité que l'humanité soit une espèce qui  travaille l'art d'exister comme on pratique un exercice de très haute voltige c'est-à-dire dans l'éventualité permanente et haute de sa disparition? (Ici il faut bien réaliser évidemment 1) que si vous préférez la seconde option, la réponse à la question serait plutôt "non" 2) que la 2e option est incroyablement plus fascinante et pertinente que la première)


1) Le rapport entre l'être humain et la technique

Le terme de technique vient du grec τέχνη / tékhnē. Il désigne la fabrication et l’action efficace. « Avoir la technique pour… » est une expression qui souligne bien le fait que la technique désigne la capacité à mettre en oeuvre des moyens en vue de parvenir à un but. Nous pouvons ici penser à la première scène de « 2001, odyssée de l’espace » (1968) de Stanley Kubrick. Nous y voyons une horde de singes ou d’ « hominidés » réaliser à la suite de l’apparition d’un étrange monolithe noir une certaine façon d’être à la nature en utilisant ses ressources. 

Plusieurs choses sont suggérées dans cet extrait mais la plus importante est  le fait que nous assistons à la naissance de l’être humain. Il ne fait aucun doute que ces animaux sont en détresse et sur la voie de leur disparition: ils vivent terrés dans des cavernes d’où ils entendent le bruit menaçant de leurs prédateurs et rien ne semble leur garantir l’existence. A priori si rien ne se passe, ils vont mourir. 

A la suite de l’apparition de cet étrange monolithe (dont nous n’allons pas essayer aujourd’hui de percer le mystère, d’autant plus qu’il faut voir la totalité du film pour espérer vraiment en saisir le sens), l’un de ces singes réalise que l’on peut « utiliser un os », c’est-à-dire le percevoir comme le moyen de faire quelque chose avec: tuer d’autres animaux pour s’en nourrir ou bien l’un de ses semblables pour regagner un territoire ou un plan d’eau, bref on peut faire quelque chose « avec ». En quelques images et sans aucun mot, Stanley Kubrick décrit comment cette horde de singes en voie de disparition va changer la donne et, grâce à cette conscience de l’outil, passer du statut de bêtes de proie à prédateurs. Mais nous ne faisons pas seulement qu’assister à la prise de pouvoir d’une espèce sur la nature, nous voyons la naissance de l’homme.




Pour bien saisir ici la pertinence de cette séquence, il faut penser à une donnée anthropologique fondamentale et absolument hors de doute: la préhistoire est une période extrêmement longue qui commence il y a trois millions d’années et s’achève en 3000 ans avant JC. L’être humain « évolue » très lentement durant cette période et le seul moyen dont nous disposons pour dater cette évolution est l’outil. On peut parler très rapidement de l’âge de la pierre, de l’âge du bronze puis de l’âge du fer, ou encore du paléolithique (âge de la pierre taillée) et du néolithique (âge de la pierre polie). On se rend compte que l’on ne peut dater l’être humain qu’à partir de l’outil et plus encore de sa façon de créer des outils pour faire des outils. 

C’est exactement ce que dit Henri Bergson dans son livre « L’évolution créatrice »: « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. »

L’être humain n’est pas apparu comme tel dans la nature. Il n’est pas naturellement humain, il l’est techniquement et c’est bien ce qui explique cette musique de Richard Strauss « ainsi parlait Zarathoustra » (qui se trouve être une oeuvre de Friedrich Nietzsche). Nous pourrions dire que ce n’est pas parce que l’homme est homme qu’il est technique mais parce qu’il est technique qu’il est humain. 

Mais il faut approfondir un peu cette conscience technique, utilitaire de notre rapport à la nature en soulignant la notion d’ « objet ». Ce que comprend l’hominidé de Stanley Kubrick, c’est que l’os est un objet et que par conséquent il est multi-usage. Objet vient du latin « ob-jactum », ce qui est « jeté devant ». Quiconque veut vraiment comprendre cette notion d’objet, c’est-à-dire le fait que nous ayons une conscience "objectale" (ne vous laisser pas impressionner par ce terme: une conscience objectale, c'est une conscience qui fait un objet de ce dont elle prend conscience) de notre rapport au monde, aux autres et peut-être aussi à nous mêmes n’a qu’à regarder ses poches et sortir son portable. Nous ne sommes pas du tout dans le monde, nous sommes connectés à un objet par le biais duquel notre rapport à un certain monde (celui de nos proches) s’intercale entre le monde brut, pur, extérieur et nous, de telle sorte que jamais nous ne vivons le fait d’être en prise directe avec la réalité donnée d’un monde simplement « là » ou d'un instant présent. La plupart des usagers du portable (nous quoi!) manifestent ainsi inconsciemment leur tendance à éviter ce que nous pourrions appeler « le dehors » en se créant une bulle (ou une bulle de filtre) un certain « dedans » dans lequel tout nous est familier.  Nous disposons ici d’une excellente illustration du terme « dépendre » présent dans le sujet (« Mon portable ? J’arrête quand je veux!) Sans portable, la plupart d’entre nous se sentiraient « tout nus », offerts à une extériorité que finalement nous ne cessons de nier. Nous sommes connecté.e.s, mais, à cause de cela, déconnecté.e.s d’une réalité « donnée », « déjà là ».





Nous n’avons pas encore approfondi totalement cette scène inaugurale du film de Stanley Kubrick. Il faut évoquer ce fondu enchaîné par l’entremise duquel l’os lancé par l’homme et tournoyant dans l’air devient sans transition une station orbitale lunaire dans l’espace. Un fondu enchaîné est un procédé cinématographique par le biais duquel l’image d’un objet devient l’image d’un autre objet tout en jouant de l’identité de ses caractéristiques. Ici c’est évident: l’os est blanc et il tourne comme la station orbitale qui est blanche et qui est en rotation. Mais qu’y-a-t-il entre ces deux objets blancs qui tournent (qu'est-ce qui est finalement inclus dans ce fondu enchaîné, dans cette identité plastique ?) L’être humain, la technique et une certaine façon de vivre et de définir le temps (c'est comme si Kubrick nous faisait comprendre en une fraction de seconde une vérité philosophique très puissante: il y a à partir de cette conscience de l'os comme outil et le savoir technologique qui crée une station orbitale lunaire un même fil et ce fil c'est le temps humain, l'humanité, la technique)

Dans la nature tout fonctionne par cycle, mais une créature apparue dans la nature a suivi une évolution, une façon de concevoir le temps et le mouvement qui n’est pas cyclique mais plutôt linéaire. Nous sommes persuadés qu’il faut aller de l’avant, « marcher », évoluer, être de son temps. Mais quel temps? Celui de la nature qui est cyclique ou celui de l’être humain technique qui est linéaire. Nous avons créé l’idée qu’il faut « aller de l’avant » dans un univers où les révolutions sont cycliques. La terre suit des cycles de régénération cyclique et nous avons inventé l’idée de la rendre fertile artificiellement, «  d’aller de l’avant ». 

Le sujet s’éclaire ici considérablement en donnant à la réponse positive un sens très puissant. Notre avenir dépend d’autant plus de la technique qu’en fait la technique a créé la notion d’avenir dans une réalité première (et peut-être toujours là à quelque niveau) au sein de laquelle n’agit que du devenir (le fond du sujet se situe peut-être dans cette opposition entre l’avenir et le devenir, telle que nous la retrouvons notamment chez le philosophe Gilles Deleuze). Si mon avenir c’est de pouvoir manger des fraises en décembre, alors oui il dépend de la technique mais ce qui m’a donné l’idée de pouvoir contre toute logique naturelle manger des fraises en décembre et « progresser », c’est une conception technique du temps au sein de laquelle nous « progressons ». Il n’y a « d’avenir » qu’à partir du moment où nous avons créé de toutes pièces une certaine conception du temps qui est exactement et « plastiquement »  celle que nous montre Stanley Kubrick avec son fondu enchaîné.  Nous ne cessons de créer des objets qui en retour nous transforment nous de telle sorte qu’un rapport d’implication réciproque se fait jour: l’être humain crée des objets techniques qui à leur tour font advenir un certain type d’être humain de telle sorte qu’il n’existe pas vraiment de limites à ce qu’un être humain peut faire et plus encore peut être. Ce qu’est un être humain, l’avenir technique le dira.




Nous réalisons ici quelque chose de fondamental: c’est exactement cela un être humain, un être auquel revient une tâche assez écrasante, celle d’avoir un pouvoir illimité et donc auquel il revient aussi de se donner une éthique, de se soucier de son attitude, de ce que l’on appelle en grec un ethos. Heidegger utilise ici le terme de « dasein ». L’être humain est un être qui doit se soucier de son être, c’est-à-dire qui doit se soucier du fait d’être, lequel ne lui est pas donné « comme ça », naturellement, spontanément. 

Mais qu’en est-il des animaux non humains, de la nature, de la vie? Ces réalités sont elles inertes, statiques? Évidemment non! Elles « deviennent », elles changent au gré d’un mouvement « autre » qui n’est pas celui de la technique mais celui dont parle le philosophe Héraclite (penseur du 6e siècle avant JC) quand il affirme que « nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve ». Il désigne par cette citation le fait qu’il n’est absolument rien, mais vraiment rien qui finalement demeure identique. Tout ce qui « est » devient. Si je me baigne à un certain endroit du fleuve et que j’y retourne le lendemain, il n’est pas une seule particule d’eau qui soit la même qu’hier. Je peux bien l’appeler du même nom, ce fleuve n’est absolument pas constitué de la même eau qu’hier.  Son « nom » m’a fait croire à son identité mais il n’est rien de lui qui soit demeuré et la fixité de son nom cache la vérité de son devenir autre. Ce que cela signifie c’est donc aussi que votre nom est en train de vous faire croire que vous êtes une personne identique à elle-même alors que c’est complètement faux (et heureusement!). Si par « moi » vous entendez un être statique et fixe qui demeure le même du début de sa vie à sa mort, alors il vous fait reconnaître que vous n’avez pas de moi. Cette idée est un leurre, une illusion dont il se peut qu’elle soit à l’origine de nombreux problèmes propres aux êtres humains (liés à l’ego). A peine suis je en train de me demander qui je « suis » que déjà, je deviens quelqu’un d’autre. « Qu’est-ce que tu deviens? » est une très bonne question, même s’il n’est pas du tout certain qu’elle puisse avoir une réponse (mais c’est justement ça: une question)

L’être humain se situe donc au croisement de deux temporalités distinctes: il est cette créature technique qui se trouve en charge d’un avenir et aussi cette créature vivante qui participe du même mouvement que la totalité d’un univers changeant au sein duquel tout est nécessairement pris dans le mouvement de devenir.  Que devons nous faire? Nous rallier seulement à la première et « progresser » dans l’anthropocène ou bien assumer cette situation critique qui est la notre et cultiver cette spécificité d’avoir à la fois un avenir et un devenir en posant la question de notre éthique? 


Résumé

Reprenons les différentes étapes de ce qui vient d’être dit: quand vous dites que vous avez la technique pour….vous voulez signifier que vous avez la méthode, le moyen efficace pour parvenir à votre but.  Avoir la technique c’est avoir l’outil approprié pour…ou bien l’inventer. Quelqu’un pour qui « tout est technique » c’est quelqu’un pour qui « tout est affaire de moyens », il suffit de trouver le bon moyen pour….

Donc la technique est surtout un état d’esprit grâce auquel nous cessons d’être immédiatement et instantanément dans la nature pour y insinuer de la médiation. C’est déjà de cette façon qu’il faut comprendre les premières images de « 2001, odyssée de l’espace ». Les singes sont d’abord « dans la nature » et ils n’y sont pas grand chose, très peu élevés dans la chaîne alimentaire, disputant les baies et les feuilles des arbustes à  des phacochères. La nuit ils restent terrés dans des cavernes sans oser sortir de peur de servir de pâture à leurs prédateurs. De plus ils sont expulsés de leur territoire et du point d’eau auquel ils devaient leur survie. Ils sont donc clairement en train de disparaître.




C’est à ce moment qu’apparaît la scène du monolithe noir. A leur réveil une étrange dalle noire verticale se dresse devant eux et les plonge dans un état d’agitation vive. Il faut relier cette scène étrange à ce qui va suivre: l’un des singes gratte le sol sur lequel est étendu le squelette d’un gros animal. Une vision du monolithe est alors intercalée et le singe semble réaliser quelque chose. Sa main prend de plus en plus d’assurance dans la gestuelle de la poignée. Il s’empare d’un tibia et nous pourrions dire qu’il le prend en main. Cet os avant était « juste là ». Maintenant il est là pour…..de la même façon qu’un marteau n’est pas juste là dans un atelier mais il est là pour enfoncer un clou ou casser un autre objet ou plusieurs autres usages. Ce à quoi on assiste c’est à la naissance d’un état d’esprit utilitaire, mais c’est encore plus que cela, nous voyons s’instaurer ce que l’on peut appeler une « conscience objectale », l’idée selon laquelle cet os est un objet (ob/jactum) il est jeté devant le singe qui s’en empare de la même façon que le monolithe est un objet qui surgit étrangement dans un milieu naturel.

Avant de se dire que l’on peut faire quelque chose de cet os (tuer des animaux pour s’en nourrir), il faut que cet os se manifeste à moi d’une certaine façon : comme un objet, et ceci n’est pas du tout évident. A quoi assistons nous, en fait? À ce qui fait qu’un os va devenir un outil et qu’un singe va devenir un être humain. L’humain crée l’outil et l’outil crée l’humain dans un processus d’interdépendance réciproque. La musique (Ainsi parlait Zarathoustra - Ecce Homo de Richard Strauss) est sans aucun ambiguïté à ce sujet: c’est de l’humain que nous voyons surgir ici.

La scène d’ingestion de viande n’a pour but que de nous indiquer que tout a changé pour cette tribu de singes. L’outil (donc la technique) s’est intercalé dans son rapport à la nature, aux autres animaux et de bêtes de proie, ils sont devenus prédateurs.  Quelque chose de l’ordre d’un « pouvoir » se fait jour et c’est avec l’os qu’il retourne à leur ancien point d’eau pour le conquérir en tuant les occupants. La technique donc peut s’avérer meurtrière.  Tout ceci ne constitue qu’un ensemble d’éléments à même de rendre compréhensible le fondu enchaîné qui va clôturer cette première séquence.  Ce procédé cinématographique par le biais duquel une image va devenir une autre image plastiquement assez proche (objet blanc qui tournoie)  et pourtant décalée est un « fil » qui tresse ensemble trois données: l’humanité, la technique, le temps.

Si nous voulons comprendre ce que la technique est, il suffit de se demander: « mais qu’est-ce qui peut justifier que nous passions ainsi par le jet de cet os de la préhistoire très reculée à une station orbitale lunaire? Qu’est-ce qui relie ces deux périodes? On se rend compte alors de la pertinence des trois réponses et de leur intrication, de leur tressage: qu’est-ce qu’il y a de l’un à l’autre: a) l’évolution de la technique, b) celle de l’humain et c) celle d’une certaine façon de concevoir la temporalité.


2) Puissance philosophique de cette séquence

Il ne servirait vraiment à rien de regarder le début de ce film sans mesurer à quel point il illustre plusieurs thèses anthropologiques (étude de l’évolution de l’être humain) , phylogénétiques (évolution des espèces)  et philosophiques. 

  1. Le monolithe

Il y a bifurcation par rapport à une logique purement naturelle qui semble vouer ce groupe à la disparition. Sans qualité innée spécifique leur permettant de se défendre contre les prédateurs, rejetés de leur point d’eau par une horde composée de singes plus puissants qu’eux, on ne voit vraiment pas comment ils pourraient éviter la disparition. Mais apparaît ce monolithe dont le sens est philosophiquement à plusieurs niveaux d’approfondissement possible. Il n’est certainement pas question d’aller au plus complexe aujourd’hui. Nous pouvons nous contenter de remarquer que ce monolithe est vertical (dans un monde où ce sont plutôt les lignes horizontales qui s’imposent), qu’il est lisse, polissé, que quelque chose ou quelqu’un en a lissé la surface et que les animaux semblent fascinés par cette absence d’irrégularités. 

On ne voit pas trop que dire de cette dalle si ce n’est qu’elle est « là » et que cette présence fait énigme, exactement de la même façon que « toute conscience d’être là » fait énigme. La preuve en est que, dans notre vie « courante », nous ne l’éprouvons que très peu, et pour certaines personnes quasiment jamais. Bien au contraire, nous sommes plutôt occupés à banaliser notre « présence » en l’immergeant dans le déroulement d’une vie normale où tout se suit logiquement: je suis ici parce que je me suis levé, que je me suis déplacé, parce que c’est mon travail parce que finalement ma position sociale ou professionnelle m’a dit qu’il fallait que j’y sois, etc. On sait bien que ces réponses sont à côté de la plaque. Ce n’est pas parce que ma présence ici et maintenant s’explique par mon passé personnel que je peux expliquer le fait que j’existe. Je peux rendre compte de mon existence physique par le fait que mes parents m’ont donné naissance mais personne ne peut pour autant affirmer qu’il sait ce qu’il fait là, qu’il peut donner les raisons de sa venue sur terre à moins de s’inscrire dans une sorte de plan surnaturel ou divin ce qui  1) est quand même assez orgueilleux 2) ne peut en aucune façon être sujet à démonstration, à preuve. Nous avons conscience « d’être là », d’exister, mais nous ne disposons d’aucune raison qui puisse expliquer métaphysiquement (c’est-à-dire au-delà du physique) que nous le soyons. Notons que l’explication physique de notre naissance répond plutôt au « comment » nous sommes là, mais pas du tout au « pourquoi ». Il faut envisager la possibilité que cet étrange monolithe qui est juste là symbolise la conscience d’être là, « l’être là » de la dalle telle qu’il va s’imposer à cet animal.

Est-ce déjà de la technique? NON. Cette bifurcation de la technique va venir dans un second temps avec l’épisode de l’outil.  Ce gros squelette prés duquel le singe gratte le sol était surement déjà là la veille. Là le fait de se saisir d’un tibia ou d’un fémur crée quelque chose de nouveau.  C’est ici que l’on peut parler de « conscience objectale », c’est-à-dire du fait que l’os est un objet, que la nature est un objet, un ensemble de ressources dans lequel on peut faire usage des choses, des forces, des éléments. Kubrick intercale des images de chasse et de chute d’animaux tués pour bien souligner cet aspect. Le singe a trouvé « le moyen du moyen », c’est-à-dire qu’il a découvert que l’on pouvait grâce à des os, à des pieux taillés, puis plus tard durcis à la flamme chasser et tuer des animaux pour s’en nourrir.  Le singe n’est plus immédiatement dans la nature, il l’est « médiatement », c’est-à-dire qu’il crée à partir des matières premières de la nature des matériaux que l’on pourrait dire seconds grâce auxquels son rapport à la nature est favorisé, facilité. C’est ici que la bifurcation technique a lieu. L’humanité naît et fait émerger quelque chose d’incroyable qui est une ligne de progrès, dans un univers où la nature elle, suit, plutôt des cycles. C’est en ce sens qu’il y a bifurcation.




  1. Le fondu enchaîné (Chronos et Aiôn) 

  Il faut vraiment mesurer la profondeur de cette bifurcation: ce n’est pas une bifurcation dans le temps, c’est une bifurcation de temps, entre deux conceptions distinctes de la temporalité. On peut dire que les philosophes de l’antiquité grecque dont Aristote nous ont donné les moyens conceptuels de concevoir cette différenciation:

  • Chronos désigne le temps linéaire divisible en heures, minutes, secondes, quantifiable, séquentiel. C’est aussi le temps historique.
  • Aiôn incarne le temps cyclique, métaphysique, cosmique, au-delà de toute mesure humaine (même si l’être humain est évidemment pris dans ce temps)
  • Kaïros désigne le temps opportun, le présent qui tombe à pic, le bon moment pour faire précisément cette chose, ce geste. Avoir le sens du kaïros est absolument crucial pour certaines domaines d’exécution comme la danse, le sport, l’art théâtral, la musique, la politique, etc. Cela réclame autant de courage que d’écoute et d’intuition. 

L’aventure humaine ne commence pas dans le temps, elle commence en inventant une certaine conception du temps: chronos. Bien sûr Aiôn ne cesse pas pourtant et la cohabitation de ces deux temporalités n’est pas évidente à penser ni forcément facile à vivre. Pour vraiment se représenter parfaitement ces deux temps, il suffit de réaliser que la terre tourne dans l’aiôn et que sur cette terre, des sociétés humaines ont créé un rapport à la nature impliquant un décomptage technique de la temporalité avec des unités qui se succèdent les unes aux autres, avec des évènements historiques, des crises, des guerres, des progrès, etc. Chronos est un temps humain conçu par les humains et pour les humains. Aiôn est un temps cosmique, indivisible, non mesurable, continu, perpétuellement en mouvement. 

Pourquoi Stanley Kubrick choisit-il de montrer cet humain lancer un os-outil dans l’espace qui devient une station orbitale lunaire ? Parce que ce décrochage sera le seul à même de signifier ce déroulement du temps, au sens de chronos. De l’os à la station il y du temps chronologique, celui qui est rythmé par le fil de nos inventions, celui qui est linéaire, découpé par nos horloges, rempli par l’histoire des peuples et des crises politiques, économiques, des découvertes scientifiques, etc. Mais cela signifie-t-il que le temps de l’aiôn a cessé? Évidemment non. Ce sera d’ailleurs l’un des sens du film de Kubrick que de nous rappeler à l’existence de ce temps là. Peut-être existe-t-il une sagesse dont le propos consiste à rappeler aux êtres humains l’existence de l’aiôn, sachant qu’il est absolument impossible de la nier mais qu’il ne fait aucun doute qu’à force de vivre dans chronos, quantité d’êtres humains oublient qu’aussi loin qu’ils puissent aller dans la vitesse de chronos, celle-ci se déploie dans une dimension plus vaste, plus incontournable, plus vraie: l’aiôn. 


c) L’avenir et le devenir

Notre avenir dépend-t-il de la technique? Le sujet prend un relief vraiment considérable à partir de cette distinction conceptuelle de chronos et d’aiôn, notamment parce que nous réalisons à sa lumière à quel point ce sujet est problématique:

OUI parce que finalement l’idée même selon laquelle nous avons un avenir vient de chronos, lequel est un temps technique. Puisque l’être humain est finalement né dans ce rapport technique à son milieu et dans la naissance de cette aptitude de créer des outils qui en retour vont changer sa façon d’être, de vivre et de penser, il va de soi 1) que nous n’avons d’avenir que dans chronos, 2) que cet avenir est technologique et par conséquent que nous allons continuer à « progresser » à la vitesse de ces innovations techniques qui ne semblent connaître aucune limite.

NON  parce que nous sommes aussi dans aiôn, voire parce que nous sommes davantage dans aiôn que dans chronos. Pourquoi? Parce que nous sommes dans le monde, dans la nature, dans le cosmos et que l’aiôn est une donnée plus fondamentale que n’importe quelle autre. Il n’est absolument rien qui puisse lui échapper, de ce brin d’herbe cet animal à cette galaxie à ce système solaire, à cette supernova, etc. Autant nous avons un avenir dans chronos, autant nous sommes pris dans un éternel devenir cyclique dans aiôn. Cela signifie que dans l’aiôn, passé présent et futur coexistent simultanément. Ce temps là n’est plus du tout une ligne mais un cercle, il est fondamentalement éthique. Quoi que vous y décidiez, cela se produira non sur une ligne mais dans un cercle. 

                Supposons que vous viviez depuis 10 ans avec la même personne, puis vous ressentez de l’ennui, voire de la gêne et envisagez de rompre cette relation. Chronos est un temps divisible, discontinu à la lumière duquel prenant cette décision dans le présent, ce présent deviendra passé et vous pourrez vous diriger vers l’avenir comme si rien ne s’était produit. Mais c’est complètement faux parce que votre futur sera composé de toutes les suites de votre décision. Ce que vous vivrez ensuite, quel qu’en soit le contenu, sera ce que devient la décision de votre rupture et cela tout le temps. Votre rupture ne cessera de devenir dans votre futur comme un bruit dont on perçoit sans cesse l’écho. Rompant une fois, vous ne cesserez jamais de rompre toutes les fois, parce que vous ne cesserez pas de vivre ce que devient votre décision de rompre. Ces échos ne se répercutent pas seulement dans votre futur mais aussi dans votre passé, en ce sens qu’en rompant vous avez confirmé une multitude de signes avant-coureurs de la rupture (lesquels auraient tout aussi bien pu être vécus autrement si vous n’aviez pas rompu). Aiôn est un temps vrai, cyclique et continu dans lequel tout est lié indissociablement et donc, dans lequel tout est « grave », tout résonne dans l’éternité d’un acte dont vous ne sortirez jamais.  Tout ce qui est décrit ici correspond à l’intuition fondamentale de la philosophie de Friedrich Nietzsche « l’éternel retour », laquelle consiste finalement à définir la dimension éthique de toute existence humaine réalisant qu’elle se situe dans l’aiôn. Chronos, au contraire, est un temps chronologique, successif où, le passé étant le passé, il est dépassé, et « on n’arrête pas le progrès. » Éthiquement, on peut y faire n'importe quoi, puisque le passé n'est plus dans cette temporalité là.




Évidemment, si l’être humain ne pouvait pas se rendre compte de l’aiôn, la question du sujet ne se poserait pas mais il le peut parce que c’est un être conscient, parce que, dans 2001 Odyssée de l’espace, il y a le monolithe qui symbolise « la conscience d’être là », la conscience d’être posé là dans le monde, d’avoir le fait d’être comme souci, comme « objet ».


3) La question des limites

Nous commençons à peine de saisir la profondeur de ce sujet qui finalement nous impose de réaliser que l’être humain est à la croisée des chemins, et seulement lui, parce que toutes les autres espèces animales vivent dans l'aiôn. Il n’existe pas de limites à ce qu’un être humain peut techniquement accomplir et il l’a largement prouvé du premier pas sur la lune à la bombe atomique, du clonage thérapeutique au réchauffement climatique.  C’est exactement ce qu’a voulu signifier le tragédien grec Sophocle dans un passage de son oeuvre Antigone (écrite en 441 avant JC) en utilisant le terme grec de « deinos » qui veut dire à la fois miraculeux et terrible et en l’appliquant à l’être humain (évidemment cela ne signifie pas que Sophocle aurait prédit la bombe atomique ou le réchauffement climatique mais il avait déjà perçu quelque chose de terrifiant et de génial dans l'ingéniosité fabricatrice humaine):


Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que celle de l’Homme (« Il est bien des êtres terribles en ce monde, mais il n’en est pas de plus terrible (deinos) que l’homme.) 

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,  (les périls de la mer et du temps terrestre)

 

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par ses bœufs.

Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes. (Antistrophe: Domestiquer la vie animale)

 

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel.

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède. (Strophe: éduquer l’être humain)

 

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! » ( Antistrophe 2: le tyran et le fanatique)

    SOPHOCLE (549-406 av.JC) dans « ANTIGONE » Trad Paul Mazon)


Peu de textes anciens contiennent autant que celui-ci la capacité de traverser les siècles pour s’adresser directement à nous aujourd’hui nous dire: « voilà, tu es un être tel qu’il n’en existe pas d’équivalent sur terre parce qu’il n’y a absolument rien que la nature puisse t’interdire. Tu es un être technique, tu as su inventer des « engins » grâce auquel tu défies les mers, tu exploites la terre, tu domptes les animaux, tu vaincs les éléments (et nous pourrions rajouter plusieurs choses que Sophocle n’évoque pas évidemment). Mais si tu n’es que cela, tu deviendras moins que rien: « il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade. »

L’être humain est un deinos capable d’accomplir des merveilles et des catastrophes, et cela parce qu’il est technique. Il ne peut faire l’un qu’en tant qu’il peut faire l’autre. Il n’a pas de limites, raison pour laquelle il se doit d’exister sur ce seuil escarpé et toujours très dangereux de la limite. On pourrait dire de l’être humain qu’il est « border line » structurellement.



                Il n'existe pas de limites à ce qu'un être humain peut techniquement faire, ce qui signifie qu'il peut tomber dans la démesure d'un pouvoir sans bornes, d'où la division dans ce texte entre une première partie qui est une description de tout ce que l'être humain "peut" faire et une seconde partie qui est un avertissement concernant ce qu'il "doit faire": à savoir faire place aux lois de son pays et à la justice des dieux, ou, en d'autres termes, "s'auto-limiter". C'est cette expression là que le philosophe grec contemporain Cornélius Castoriadis utilise pour commenter ce passage.
            Notre avenir ne dépendrait que de la technique si nous n'étions impliqués que dans la quête incessante de pouvoir, de confort, de ressources, de "progrès". Mais nous avons les capacités de nous imposer à nous mêmes des règles de vie, des habitus, des conduites, une éthique. Nous sommes aussi des animaux politiques pour reprendre le terme qu’Aristote utilisera à peu prés un siècle plus tard: "l'homme est un animal naturellement politique." (phrase essentielle pour l'année de terminale...Et même au-delà)
                Cette affirmation d'Aristote revêt une profondeur philosophique édifiante, notamment lorsque l'on remarque que le mot grec utilisé n'est pas "bios" (façon de vivre) mais "zôon" qui désigne la vie organique, la vie "brute". Cela signifie que l'être humain suit dans sa vie organique une voie "politique", qu'il n'est pas naturellement vivant mais politiquement vivant. En d'autres termes, dans la façon d'être simple vivant, rien n'est simple justement, rien n'est seulement physique. Il en va de la politique déjà "là": dans son existence d'humain. Être humain, c'est ce qui va se réaliser politiquement, c'est-à-dire dans une cité, dans une citoyenneté, dans un mode de vie commun, délibératif, collégial. L'homme est cet être incroyable qui a à définir son être dans un mode de vie dont il définit lui-même les modalités. Il est de la nature même de l'être humain de décider de ce que c'est qu'être humain politiquement.
        Or il ne semble pas qu'il soit de la nature de l'araignée de décider de ce que c'est qu'être araignée, ou de celle de la fourmi ou de celle de la tique. Cette articulation des différents modes de vie des êtres est absolument essentielle pour notre sujet parce que nous y mettons à jour que si le propre de l'homme n'est pas d'être naturel il n'est pas non plus d'être technique mais d'être politique, et c'est bien aussi ce que suggère Sophocle: faire une place aux lois de sa cité
            Mais qu'en est-il pour les autres animaux?  Pourquoi l'être humain est-il le seul auquel se pose ce problème qu'est la compatibilité de son pouvoir technique illimité et de sa nature politique (qui consiste précisément à obéir aux lois qu'il se donne, donc à s'auto-limiter)? 
            Nous pouvons ici nous appuyer sur les thèses de l'éthologue (éthologie: science du comportement des animaux) Jakob von Uexküll et plus précisément sur un concept dont il est l’inventeur:  l’Umwelt – soit littéralement « monde alentour »,  L’éthologue le formule pour la première fois en 1909, en reprenant ce terme hérité du 19e siècle, et cantonné aux textes littéraires.

             Né en Estonie en 1864, Jakob von Uexküll va théoriser dès ses études de zoologie, dans les années 1880, la possibilité de transposer au monde animal l’approche philosophique de Kant, en la transformant. Kant a défendu l'idée selon laquelle il existe des catégories au travers desquelles nous percevons les objets comme nous les percevons. Si je vois cette table comme je la vois, ce n'est pas vraiment parce qu'elle est telle que je la vois mais parce que les êtres humains ont un entendement qui leur font percevoir les choses de telles ou telle façon. Quand nous percevons des choses, nous ne faisons pas que recevoir des données, nous structurons des impressions selon des catégories (unité, pluralité, causalité, succession, etc.). Ce n'est pas à la connaissance de se régler sur des objets préexistants, ce sont plutôt les objets qui se règlent sur ce que les êtres humains peuvent en faire, en connaître. En clair si nous voyons les mêmes objets, ce n'est pas parce que ces objets sont vraiment mêmes, c'est parce que nous sommes humains et que les mêmes catégories sont effectives dans notre entendement humain. 

 


             Mais Jakob Von Uexküll va radicaliser et transformer complètement cette thèse en l'appliquant d'une certaine façon aux animaux. Nous pensons qu'il y a un monde ou "un" milieu qui est là objectif, donné: une forêt par exemple, et que cette forêt est la même pour tous les animaux. Mais les observations zoologiques de Von Uexküll lui ont permis de mettre à jour le fait que certains animaux, comme la tique par exemple ne perçoit en réalité que très peu de choses, trois pour être exact: 

- L'acide butyrique présent dans la sueur des mammifères

- La température de 37° du liquide qui circule dans les veines du mammifère

-  une zone d'épiderme assez dépourvue de poils pour qu'elle puisse s'y enfoncer

C'est tout! A part ces trois affects, elle ne perçoit rien. On pourrait dire qu'elle triangule ses perceptions de telle sorte que tout ce qui n'est pas ces trois affects n'est pas sensible pour elle. Il n'y a pas de monde objectif, il y a des "umwelt", des milieux pour chaque animal, de telle sorte que cet animal ne peut être lui que dans ce milieu et que ce milieu n'existe que pour cet animal. 

            C'est ce qui rend nécessaire une autre théorie qui est celle de la "biosémiotique", de signaux présents dans la nature mais destinés à telle ou telle espèce à partir de laquelle elle percevra "son" monde. Pour la tique, ce sont les trois affects précités. On pourrait dire de l'Umwelt qu'il est finalement un biotope et que la nature constitue une sorte d'entrecroisement de biotopes incroyablement bien intriqués les uns dans les autres de telle sorte que chaque espèce tout en ne vivant que dans son monde participe au biotope d'une autre espèce. Chacun attrape (ou plutôt est attrapé par) le réel avec sa perception, qui coexiste avec celle des autres. « Ce qui surprend dans l’approche de Jakob von Uexküll, c’est son insistance sur la subjectivité de l’animal. Non pas un vulgaire anthropomorphisme : il veut dire que l’animal doit être considéré comme point de référence zéro pour comprendre l’organisation de son monde par lui-même. En ce sens, l’animal est un sujet qui produit un monde, suivant un plan d’organisation qui est le sien », décrypte le philosophe Bruce Bégout.

         Les animaux comme des instrumentistes jouent leur partition dans un concert au sein duquel tout est parfaitement accordé dans une sorte d'harmonie préétablie. Ce n'est même pas que chaque animal possède une intuition des limites de son rôle dans la nature, c'est qu'il n'y agit qu'à partir de ce qu'il est au sein d'un monde qu'il est le seul à percevoir tel qu'il est, grâce à ses signaux qu'il est le seul à interpréter de cette façon. "La terre: neuf millions de mondes" Avons nous la moindre idée de la beauté juste et fonctionnelle de cette toile, de cette harmonie qui rend compatible des mondes aussi distincts et séparés quand nous exploitons la nature pour qu'elle nous fournisse telle ou telle ressource utile techniquement? Comment se fait-il que nous n'ayons pas la même sensibilité à certains signaux qui nous assigneraient un biotope?  


        C'est justement ici que nous pouvons donner à la phrase d'Aristote un sens qu'il ne soupçonnait pas du tout en la disant (rappelons que Von Uexküll est né en 1864): "nous sommes des animaux naturellement politiques", c'est-à-dire nous n'avons pas de biotopes, de milieux. Nous ne participons pas à ce concert des biotopes animaux et végétaux. Nous n'avons pas de partition. Nous sommes "coincés" entre d'un côté le risque de la démesure technologique évoqué par Sophocle et de l'autre une nature qui, de fait, ne nous envoie aucun signal à partir duquel nous pourrions construire notre biotope. Entre une vie naturelle interdite et la perspective d'un avenir technologique outrancier, monstrueux et illimité, nous n'avons qu'une issue: l'éthique, improviser un "chemin" qui demeure à la lisère de la forêt interdite et de la tentation délirante du transhumanisme.

4) « Supplément d’âme » - Henri Bergson

L’être humain est un animal exosomatique, c’est-à-dire que son corps est à l’extérieur de lui. Ce terme d’exosomatisme vient du statisticien  Alfred Lotka en 1945. Mais déjà en 1932 dans son livre « les deux sources de la morale et de la religion », Henri Bergson écrivait:

« Si nos organes sont des instruments naturels, nos outils sont par là même des organes artificiels.  L’outil de l’ouvrier prolonge son bras; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la houille blanche (électricité) , et qui convertissent  en mouvements des énergies potentielles accumulées depuis des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce: ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète (…) Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide  et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnées et inefficaces: il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale (…) ce corps agrandi attend un supplément d’âme et la mécanique exige une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle-même à se redresser, et à regarder le ciel.»



Ce texte écrit  il y a presque un siècle semblerait avoir été écrit pour nous qui nous situons au cœur de ces crises évoquées par Bergson à la fin. Il éclaire considérablement notre sujet: si notre avenir dépend exclusivement de la technique, alors cela veut dire que notre corps exosomatique a définitivement étouffé notre âme. Puisque il est clair que chronos désigne le temps de la technologie, le temps né de cette recherche incessante du plus grand corps possible, il ne fait pas de doute que l’aiôn est, à l’inverse, le temps de cette mystique exprimée par Henri Bergson, ou, plus modestement, le temps de l’éthique, temps qui intercale toujours le suspens de l’interrogation dans le développement exponentiel de notre pouvoir technologique.

Pourquoi y-a-t-il de la religion, de la mythologie, de la mystique, de l’éthique, de la morale? Parce que nous avons toujours eu l’intuition certaine de l’aiôn, c’est-à-dire l’assurance qu’au-delà de ce temps que nous créons et qui nous crée au fil de nos inventions techniques et du pouvoir que cela nous donne sur une nature que nous avons converti en pur réservoir de ressources, un autre temps très différent à la hauteur duquel nous n’avons pas d’avenir mais sommes pris dans le mouvement d’un devenir perpétuel.
Rien ne demeure identique à la lumière de ce temps là, mais cela veut dire aussi que tout n’est que mutation. Les actions que nous faisons dans nos vies se réalisent fondamentalement dans cette dimension là d’abord, ce qui signifie à la fois qu’elles ne cessent de devenir autres, de changer, mais aussi, et pour la même raison, qu’elles ne disparaissent jamais complètement. Ce que vous vivez aujourd’hui est le devenir de ce que vous avez fait hier, qui était déjà la mutation de ce que vous aviez fait la veille et ainsi de suite dans un cycle qui n’a pas de fin ni de début (soyons plus clair: "de ce qui nous arrivé, pas exclusivement de ce que nous avons fait). Le passé n’est jamais révolu.  C’est bien la raison pour laquelle, en effet, l’aiôn peut être considéré comme une dimension qui est celle de la résonance exacte de nos actions, éthique donc.

            Henri Bergson évoque ici un déséquilibre entre le corps exosomatique de l’être humain et son « âme ». Or si nous voyons parfaitement grâce à la description qu’il en fait « l’outil de l’ouvrier prolonge son bras » ( nous pouvons prolonger cet exemple par notre rapport d’usager de la technique avec les accessoires qui nous entourent: la voiture prolonge nos jambes, le portable prolonge nos oreilles et nos voix dans les communications que nous entretenons avec nos proches, etc.) il est moins évident de nous représenter ce qui pourrait correspondre à notre âme puisque ici c’est de l’humanité dont il est question. Qu’est-ce que l’âme? c’est avant, toute autre chose, une capacité réflexive, c’est-à-dire la présence d’une capacité de retour sur soi, de questionnement.

Pour Aristote, l’âme est « l’entéléchie première de tout corps ayant la vie en puissance ». L’entéléchie c’est l’aboutissement parfait d’un processus que l’on a en nous (le fruit est l’entéléchie du bourgeon). Par « en puissance » ici, il faut entendre « potentiel ». Les plantes, les animaux et les humains, selon lui, ont une âme  mais ce n’est pas la même: il y a a) l’âme végétative (c’est le principe vital le plus bas: la vie organique seule, c’est l’âme que les plantes ont. b) l’âme sensitive (percevoir, bouger, désirer) les animaux ont l’âme végétative plus l’âme sensitive. c) l’âme intellective, c’est la réflexion, la capacité de faire retour sur soi par la pensée, c’est celle dont les êtres humains disposent en plus de l’âme végétative et sensitive.

Le philosophe Plotin définit l’âme véritable comme pensée qui se réfléchit, qui se retourne vers elle-même et se connaît. Platon déjà concevait l‘âme comme un dialogue avec soi-même.  L’âme humaine consiste donc à pouvoir se représenter à soi-même ce que nous vivons, ce que nous pensons, ce que nous sommes, donc aussi le fait d’exister, lequel, dés lors, n’est pas naturel, spontané, inconscient. Il faut relier cette âme intellective au fait que l’être humain n’est pas "que" vivant, ou plus exactement au fait que  tout en étant vivant, cette vie est une réalité qui se manifeste aussi à lui comme un objet sur lequel il peut réfléchir, douter, s’angoisser, se questionner.

N’est-ce pas exactement ce que le monolithe noir de Stanley Kubrick symbolise dans « 2001, odyssée de l’espace »? Une sorte d’objet « pur », archétypal, c’est-à-dire pas seulement un objet, mais ce que c’est qu’être un objet aux yeux d’un sujet capable de faire de lui-même un objet d’étude, de réflexion, de doute, ce que nous pourrions appeler « le souci métaphysique », c’est-à-dire, plus simplement le fait qu’exister soit un objet pour celui qui existe (da sein).

Si nous suivons les thèses de Jakob Von Uexküll, les animaux ne disposent pas de cette âme là mais ils en ont une autre qui s’effectue et se manifeste dans le rapport avec leur biotope, rapport essentiel, fondamental (on dirait en philosophie: « ontologique »). L’être de l’animal c’est ce qui s’effectue dans le rapport avec le milieu, l’umwelt. L’être humain n’ayant pas de biotope, de signaux qui l’immergent préalablement dans l’activité de son être, il jouit dans ce désœuvrement, dans cette inoccupation (qui est angoissante) de cette capacité qui lui permet de faire du fait d’être a) un souci b) une question, c) un acte (politique) d) une éthique

Cette interprétation (que nous avons déjà suggérée mais qui prend ici un poids supplémentaire) expliquerait plusieurs choses:




  1. L’effet de sidération et d’interrogation de ce monolithe dans le film. Nous avons vu que nous pouvions expliquer scientifiquement, rationnellement, anthropologiquement, philosophiquement tout le reste de la séquence, mais ce passage là est beaucoup moins clair. Comment pourrait-il l’être puisque il s’agit de faire voir « un type d’âme », l’émergence d’une âme réflexive qui va conditionner un type d’être, une façon d’être, une éthique?
  2. La verticalité de la pierre. Il y a quelque chose de sacré, de « gratuit », de « donné » dans l’émergence brute de cette pierre « polie », noire, lisse, sans défaut.  Il n’y a rigoureusement rien d’autre à en dire si ce n’est qu’elle est « là ». Vivre, survivre, être réquisitionné.e par une tâche, par les occupations « utiles » des êtres humains telles qu’elles vont se manifester avec l’outil peuvent êtres dites « horizontales » en ce sens qu’elles visent « une suite », qu’elles se déploient sur un axe horizontal au gré duquel elles progressent vers un but, une destinée, un accomplissement. Agir, dans cette perspective, c’est viser quelque chose qui n’est pas plus haut, plus élevé mais qui me permet de progresser, d'aller de l'avant. Avec l’os ou un outil, je peux faire des choses, progresser quelque part. Même l’araignée qui tisse sa toile s’intègre certes dans un projet plus vaste mais aspire aussi tout simplement à se nourrir, à persévérer dans son être d’araignée en tuant des mouches. Ce n’est pas du tout ce que semble symboliser ce monolithe, cette dalle verticale. Elle manifeste un souci de transcendance au sein d’un monde « plat » et sans âme. La transcendance désigne tout ce qui est au-dessus, ce que l’on considère comme sacré. Il importe d’être très attentif.ve au fait que le monolithe apparaît AVANT la scène de l’os, et que, donc, le monolithe n’EST PAS seulement l’intelligence de la technique, sans quoi la scène de l’os aurait suffi. Si l’on regarde attentivement le film, on remarque qu’à l’instant de « l’inspiration » de l’hominidé  vers l’os comme outil, un plan du monolithe est intercalé. Il y a donc bien un rapport, et de fait, il faut bien se rendre compte qu’ « il y a » « l’os » , mais la conscience que l’os est là n’est pas exactement la même chose que l’idée qu’il peut être un outil ou une arme. La dalle ce serait « l’être là » des éléments,  choses, des objets, des personnes, du monde AVANT que pointe l’idée que l’on peut en faire quelque chose d’utilisable (technique). Il faut se rendre compte que l’os est « là » avant de se dire que l’on peut en faire quelque chose.  « L’os, les choses, les êtres le monde sont donnés » au sens où ils sont « là ». On retrouve notamment chez Maurice Merleau-Ponty ce rapprochement entre la verticalité et ce qu’il appelle « la donation », c’est-à-dire tout ce qui se manifeste à nous sans que nous l’ayons décidé, anticipé, voulu et qui dépasse toute visée utilitaire, souhaité. De fait, l’existence nous a bien été « donnée » de cette façon tout comme le fait d’être au monde. Le monolithe c’est la conscience de cette donation par le biais de laquelle nous réalisons que le fait d’être au monde est verticalement « là », c’est-à-dire sans discussion possible, ni visée, ni but, ni mission, ni explication, ni extension. Ce n’est pas du tout une donnée dont le surgissement se diluerait dans une sorte d’affaissement, d’extension horizontale. « C’est » et puis c’est tout! Exister, c’est plutôt de l’ordre de la pure venue au monde que d’un concept que l’on pourrait expliquer ou analyser.  De fait il n’est pas bien évident de savoir ce que cette dalle « est », mais il se trouve qu’elle est bel et bien là. Ce qu’est une chose est désigné en philosophie par sa « quiddité ». Le fait brut qu’elle soit et qu’elle soit ici et maintenant est son "eccéïté". Je ne sais pas ce que c’est mais « c’est ». Quand on demande à de tout récents parents ce qu’est leur enfant (garçon ou fille) on pose la question de « ce que c’est » (quiddité), mais en un sens un enfant est né, il y a quelque chose de brut dans cette venue au monde (c’est l’eccéïté). Le monolithe, c’est la conscience de l’eccéïté du monde, de ce que c’est qu’être au monde.
  3. Son rapport avec l’os-outil et avec le devenir technique humain. Il ne fait aucun doute, dans le film a) qu’il y a un rapport fondamental entre ce que c’est qu’être Humain et cette pierre b) que cette pierre ne symbolise pas exclusivement la technique sans quoi on ne voit pas pourquoi elle apparaîtrait dans une autre scène (il n’y aurait que la scène de l’os). Cette pierre n’est pas construite par l’être humain. Elle est DONNÉE, au sens le plus fort de ce terme. De fait pour que l’idée de faire quelque chose de cet os (un outil) vienne au singe et fasse de lui un humain, il faut qu’il effectue son devenir exosomatique, ce qui implique qu’il se perçoive lui-même comme étranger à son environnement. C’est artificiellement qu’il va se constituer hors de lui un corps externe d’outils de plus en plus performants. Un être humain n’est pas dans le monde comme les autres animaux qui y constituent leur Umwelt. Il ouvre dans l’espace le temps d’une aventure qui le mènera à l’exploration du système solaire. L’être humain est curieux de l’univers, et si la technique déploie l’éventail de tous les instruments qui vont lui donner du pouvoir, il n’en reste pas moins qu’au point de départ, ce qui a déclenché tout ceci est d’abord une certaine modalité d’être au monde qui est la donation, la dimension verticale de l’existence, un certain rapport au sacré. Sans trop dévoiler ce qui va se réaliser dans le film, nous pouvons insister sur le terme « Odyssée », présent dans le titre. Une "odyssée" se distingue d’une "aventure" en ceci qu’il y a retour au point de départ, comme Ulysse qui retourne à sa terre natale. Cette pierre verticale ne symbolise pas le devenir technique humain mais elle est aussi ce sans quoi ce devenir n’aurait pas pu avoir lieu parce qu’il faut avoir une conscience objectale des éléments, du monde, du cosmos pour pouvoir concrétiser l’outil. 



Pourquoi ce dernier point est-il aussi essentiel? Parce que grâce à lui, nous pouvons mieux comprendre les dernières lignes du texte de Henri Bergson qui sont les plus difficiles:

« …ce corps agrandi attend un supplément d’âme et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle-même à se redresser, et à regarder le ciel. »

Par « mécanique », on peut comprendre exactement technique. « Mystique », ici prend un sens particulier qui ne peut se saisir qu’à la lecture du livre de Henri Bergson dans lequel il distingue deux sortes de religions:

1. La religion statique : Elle est organisée autour de structures fixes, crée des normes et des superstitions, et sert à maintenir la cohésion sociale en enfermant la société dans un cadre commun. Elle fonctionne par la fabulation et tend à clôturer et figer la société.

2. La religion dynamique : Elle repose sur l’expérience mystique, qui est une prise de contact directe avec l’effort créateur de la vie, considéré comme divin. Cette religion ne provient pas de la société mais de l’intuition spirituelle individuelle, offrant une certitude liée à la vie même et à sa nature « sacrée » perçue par une intuition directe.

Ainsi, Bergson oppose la religion statique, qui stabilise et contrôle socialement, à la religion dynamique, qui est une force créatrice et évolutive. Cela entre en résonance avec la donation au sens de Maurice Merleau-Ponty.

                    La mécanique, c'est-à-dire la technique "a courbé l'humanité encore davantage vers la terre; c'est-à-dire vers les ressources, vers l'utilité, vers la nécessité de retirer du sol les ressources énergétiques qui lui permettent d'alimenter toutes les innovations technologiques et le confort qu'elles autorisent. Mais il lui faut ce supplément d'âme, cette mystique, l'élan de cette religion dynamique grâce auquel l'humanité pourrait "se redresser" (l'image de la verticalité est ici fondamentale.)  L'évolution exosomatique de l'être humain provoque une hypertrophie du corps au détriment de l'âme, c'est-à-dire de la mystique ou de la religion dynamique. Cette élévation, cette attention au caractère sacré de la donation de l'existence, c'est précisément ce que le monolithe symbolise tant par sa verticalité que par son émergence brute ou encore par le dépouillement de ses lignes qui rend impossible de le réduire à un outil à un ustensile. Le monolithe est une présence marquante et remarquée mais inutile et donnée. Dans le film de Stanley Kubrick le rapport entre le monolithe et l'aiôn (éternel retour) est très clairement suggéré. 
                                Notre avenir dépend-t-il de la technique? Oui, sans aucun doute, dans le temps qu'elle a initié et qu'elle ne cesse d'impulser au fil de ses innovations, mais on ne voit pas trop de quelle façon nous pourrions nous soustraire à cette autre temporalité, donnée et non construite, cyclique et non linéaire, verticale et non horizontale: l'aiôn. La prise en considération de cette autre temporalité telle que Nietzsche l'a décrite par son intuition de l’Éternel retour va de pair avec la dimension éthique de notre existence, aussi bien celle des évènements que nous subissons que celle de nos actes;

        Il importe de relier cette dimension éthique avec l’avertissement que nous adresse Sophocle dans Antigone et avec l’affirmation d’Aristote, un siècle plus tard, selon laquelle « l’être humain est un animal naturellement politique. » que l’on peut ici intercaler entre deux propositions tout aussi fondamentales: l’homme est un être techniquement « dangereux » voire suicidaire et « l’homme est un être naturellement déficient, manquant, « vide » (il n’est pas sensible aux signaux naturels qui lui assigneraient un « umwelt », un biotope. Il n’y a pas de biotope humain). Ce que nous voyons se déployer avec l’être humain n’a pas d’équivalent, c’est le chemin très escarpé, précaire, d’une créature qui ne s’intègre dans aucun plan préétabli (naturel ou divin) et qui voisine constamment avec les conditions avérées de sa propre perte, de son auto-destruction, de telle sorte que l‘auto-limitation politique (la capacité à se fixer politiquement à soi-même des limites susceptibles de cadrer son comportement ) apparaît comme la seule voie praticable d’un « avenir possible » (et toujours menacé).


Conclusion

Il existe bien un sens à partir duquel notre avenir dépend de la technique dans la mesure où il dépend effectivement d’elle que nous n’en ayons aucun et que nous disparaissions, soit brutalement (guerre nucléaire) soit « humainement » en abandonnant totalement à des programmes et des algorithmes nos capacités d’analyse, de délibération  et de décision, en renonçant à cette âme réflexive et contemplative qui constitue selon Aristote, Platon, Plotin, Bergson, et finalement la plupart des philosophes, notre caractéristique essentielle, fondatrice, structurelle. Pour Sophocle, être humain, c’est justement intercaler entre ce dont la technique nous rend capables et nos actions réelles une marge de manœuvre politique. Nous avons techniquement libéré le potentiel de destruction présent dans la matière. Le 16 juillet 1945, assistant à la première détonation de la bombe nucléaire, Oppenheimer, considéré comme son père « définitif » (à partir des travaux d’Einstein) cita le verset le plus connu de la Baghavad Gita: « je suis désormais devenu la mort, le destructeur des mondes. » 




            Ce que cela signifie concrètement c’est que l’humanité crée en ce moment cette voie d’une espèce se développant « AVEC » la menace d’une destruction possible et totale de son existence, de la même façon qu’œuvrant sans cesse pour l’amélioration hors de toute mesure de leur confort (obésité exosomatique), les pays riches de la planète contribuent à la rendre inhabitable. Ce « chemin » que nous traçons est tout aussi improbable et dangereux que magnifique et glorieux, et, de fait, nous existons « encore ». Il nous faut croire à cette incroyable capacité de l’être humain à improviser ce que c’est qu’exister, et c’est précisément cela que désigne sa « nature » politique.  Par conséquent, notre avenir ne dépend pas de la technique mais de ce que nous en faisons politiquement.




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