J'aimais déjà les étrangères quand j'étais un petit enfant - Aragon
Lorsque nous évoquons les extraterrestres, notre imagination se porte immédiatement vers leur apparence. On se pose d’abord la question de la créature extraterrestre et on laisse son esprit divaguer sur des plasticités organiques multiples et variées un peu sur le modèle de la caméra de Lucas qui filme le sénat intergalactique lors de la prise de pouvoir du chancelier Palpatine. Mais en faisant ça, il se peut que nous cédions à la tentation d’éviter ce qui nous effraie réellement dans toute possibilité de vie extraterrestre et nous fascine en même temps à savoir la rencontre, et plus encore la rencontre avec de l’impossible à rencontrer.
Comment peut-on rencontrer ce dont nous n’avons pas la moindre idée, ce dont l’existence ne peut pas être approchée à partir de repères connus de nous? Le fait qu’il existe autant de films de science fiction qui finalement ne font que jouer sur l’horreur, sur la peur ou sur l’exploration de toutes les mutations génétiques possibles d’organismes extraterrestres nous semble « suspect », marqué par le déni, par une sorte de détournement, de divertissement par rapport à une vérité autrement plus dérangeante selon laquelle l’extraterrestre est infiniment plus proche que nous le soupçonnions. Mais pour bien saisir cela il faut que nous passions d’une réflexion sur la créature extraterrestre à l’évidence de « l’extraterrain ».
C’est quoi un extraterrain? C’est l’impossibilité de situer dans l’espace une rencontre, ou mieux encore: c’est la certitude qu’une expérience dépasse de son lieu, de toute limitation de lieu, que vous ne pouvez plus en aucune façon vous y comporter sur un territoire connu. L’étrangeté de la réalité avec laquelle vous entrez en contact est telle que vous en êtes déportée, décalé.e. Or ce décalage étrangement vous permet de réaliser plus et mieux que tout autre « qui » vous êtes, mais exactement comme un étranger, comme si il fallait qu’une expérience vous fasse sortir de votre « je » pour que vous y preniez contact avec quelque chose de plus authentique. Vous vous y rencontrez comme une étrangeté absolue à vos propres yeux et en même temps il n’y a aucun doute possible: c’est bien vous, et vous ne l’auriez jamais réalisé si une rencontre, ou une expérience n’avait pas fait souffler à votre oreille le vent glacial d’un dehors. C’est cela qui nous intéresse cette année: se découvrir « hors je » sur l’extra-terrain de la rencontre pressentie ou dépassée avec l’extra-terrestre (donc il y sera bien question de la présence extraterrestre mais aussi comme prétexte à l’expérience authentique de cet inconnu que l’on ne cesse de devenir à ses propres yeux).
Il est évident qu’à chaque référence aux extraterrestres, nous sommes parcourus d’une espèce de mélange de fascination et de crainte que de nombreuses oeuvres ont déjà exploré, mais il en est très peu qui aient vraiment pris la question au sérieux, parce que le fond de l’affaire n’est pas du tout de connaître leurs intentions pacifiques ou guerrières, leur apparence monstrueuse ou familière, leur niveau de développement (supérieur ou inférieur au notre) mais de s’interroger sur ce que cela nous fait à « nous » d’entrer en contact avec une présence inassimilable à la notre, et de se demander si finalement ce ne serait pas cela que nous appelons « une vraie rencontre » y compris dans notre vie d’aujourd ‘hui, sur terre, avec nos proches. Les problèmes qui parfois se font jour avec elles ou avec eux, ne pourraient ils pas venir du fait que nous ne leur accordions pas cette attention dont pourtant ils sont dignes d’être absolument AUTRES ? Reconnaître à nos proches le droit d’être les plus lointains et réaliser que c’est aussi dans la réflexion sur le plus lointain que nous faisons l'expérience authentique du « proche ». Si tout ceci ne vous apparaît que comme un jeu sur les mots, ou une volonté gratuite de jouer du paradoxe, c’est peut-être que vous manquez d’exemples alors que ceux ci pullulent, exemples de quoi? D’extra-terrains, d’expériences outrepassant leur cadre.
Je n’en citerai que trois en espérant qu’au moins l’un d’entre eux fera « mouche » pour vous:
- Lors des premiers contacts des parents avec leur enfant qui vient de naître, durant les tout premiers mois, le bébé regarde fixement ses parents. Quoi de plus logique? Quoi de plus surprenant en même temps car il est absolument impossible pour quiconque de déchiffrer un tel regard. On ne sait pas d’où le nouveau-né nous regarde, ni ce qu’il voit. Le père et la mère feront ensuite l’expérience sociale de « la parentalité », mais « là » dans l’efficience de ce regard, on prend confusément conscience qu’il existe une dimension inconnue de nous dans laquelle « on vient de faire quelque chose » et on se surprend aussi à se dire que c’est exactement pour entrer dans cette dimension qu’on l’a faite, mais on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit même si on pressent que cela est probablement l’acte le plus important de notre existence, indépendamment de la personne que sera cet enfant, de la reconnaissance par la société de notre statut de mère père. Cela n’a rien à voir et se situe à un « autre niveau ».
- Le regard de certains animaux. Ici nous emprunterons au philosophe Baptise Morizot l’expérience qu’il décrit d’un face à face avec un loup, d’un « eye-contact ». C’est probablement quelque chose d’assez proche du regard du nouveau-né mais le fait que ce soit là un animal nous permet d’enrichir l’amplitude de cette « dimension »: « Mais il (le loup) me regarde, non, il regarde mon visage, non : il me regarde dans les yeux. Ce souvenir joue un rôle particulier dans ce sentiment consistant de l’avoir rencontré. Eye-contact : énigme philosophique. Pourquoi certains animaux nous regardent-ils spontanément dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes des corps mus par des forces, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. »
- Les traces d’une personne très proche de nous avec laquelle nous vivons mais qui n’est pas physiquement présente et dont, pour une raison quelconque, vous vous surprenez à suivre les traces dans votre habitation commune. Nous percevons alors la multiplicité des micro-signes par le biais desquels se déchiffrent une présence et s’impose l’idée troublante selon laquelle cet ancrage de signaux discrets, ténus, diffus « dit » plus authentiquement qu’aucune description ou déballage de sentiments la vérité d’une présence « aimée ». Il n’y a pourtant ici que ce que l’on pourrait appeler « une présence en creux » mais elle se révèle d’une justesse et d’une puissance presque plus détonantes que la présence physique.
Ce qui réunit ces trois expériences, c’est le paradoxe de « la présence », terme finalement très, très difficile à définir. Toute présence de qui que ce soit est ce qui nous apparaît incroyablement simple puisque le terme désigne le fait « d’être là » et pourtant cela prend l’eau de toute part. Aussi « là » que soient le bébé le loup ou la personne proche, ils font signe d’un « ailleurs ». Ceci peut se dire autrement: tant qu’il n’y a pas de "l’extraterrain" dans une rencontre, celle ci manque l’occasion d‘être authentique. Rien ne nous serait plus profitable et plus enrichissant que d’aborder nos contacts avec nos semblables sous l’angle de ce qu’ils revêtent de plus déstabilisant, de plus nouveau, de plus extraterritorial. Nous y serions à l’affût de leur existence comme de celle d’extraterrestres dont nous soupçonnerions la présence et nous y retrouverions la juste intensité de toute prise de contact authentique (au lieu de quoi nous n’avons de cesse que de rendre nos relations familières, banales, régulières et ennuyeuses). Nous nous proposons donc de faire de la scène de théâtre un « extra terrain » sur lequel nous essaierons de jouer et de mettre en scène la rencontre avec ce dont l’étrangeté déborde du cadre de tout lieu commun, de toute approche familière, rationnelle ou attendue, de tout désir d’assimilation, de toute réduction à un « chez soi » confortable et privé. Nous ne sommes pas "chez nous", nulle part et JAMAIS.
Dans cette exploration de l’extra-terrain, quatre références cinématographiques nous guideront:
- « 2001, odyssée de l’espace" de Stanley Kubrick
- « Rencontres du 3e type » de Steven Spielberg
- « Premier contact » de Denis Villeneuve
- « Solaris » d’Andreï Tarkovski






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