mercredi 5 novembre 2025

Terminale 2 / 5 / 7 le visage et le sacré



(Le visage c’est l’occasion qui nous est  sans cesse donnée de ne pas nous mentir à nous-même)

Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas.


  Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.


Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'État, fils d'Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. 

C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : « Tu ne tueras point ». Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli - malignité du mal. "

                    Ethique et Infini - Emmanuel Lévinas


L’étymologie de visage nous renvoie à l’ancien français « vis » (de visus en latin action de voir) que l’on retrouve dans « vis-à-vis ». Cette expression a deux sens:  a) en face de, être en vis à vis, c’est être visage à visage, face à face b) cela signifie aussi « par rapport à »…. Je suis gêné.e « vis à vis » de lui, c’est-à-dire dans le rapport que j’entretiens avec lui.  Ce second sens est important parce qu’il exprime l’expérience que l’on fait d’un rapport et pas du tout l’expérience d’un « vécu », d’une réalité dont on pourrait revendiquer « l’acquisition ». Je vis tel instant. Cet instant est « mien » d'une certaine façon, je peux l’intégrer aux « choses », aux expériences que j’ai vécues dans ma vie. Après tout, on pourrait peut-être penser (trop rapidement) que l’une des moins mauvaises définitions de notre « moi » est la somme de toutes les choses que nous avons vécues, jusqu’à ce que je viens à peine de finir de vivre. « Je » serais à l’extrême pointe de ce passé ultra-récent qui vient de se clore dans cette micro-seconde qui s’achève là maintenant, je « suis » cette extrême pointe et tout ce qui la précède. Ce que je vis parce que je le vis est presque déjà du « vécu », et je suis déjà embarqué par ce présent  qui est déjà en train de devenir mon futur passé. 

        Cela voudrait dire que la logique de l'identité serait celle d'une forme d'absorption, de "dévoration" des instants vécus, d’une sorte d’assimilation, d’ingestion des expériences qui ferait de nous des « gloutons » de vie, des estomacs existentiels toujours  en quête de cette nourriture que l’on pourrait qualifier d’instantanée mais pas au sens d’immédiatement disponible. C’est plutôt parce qu’elle est faite de ces expériences qui peuplent tous les instants de notre existence qu’on peut les appeler ainsi: se nourrir de l’instantanéité même.  Prenons un exemple:

  • Qu’est ce que tu as fait hier soir?
  • J’ai regardé un film 

Cela signifie que l’on fait sienne une continuité d’images, de sons articulés par le fil d’une histoire, d’une intrigue qui a suivi son cours. De fait, j’en ai le souvenir et si le film m’a plu, ce souvenir restera, j’aime déjà en parler, y réfléchir à nouveau, etc. Ce film a été vu, assimilé. J’en ai fait une version « mienne » (et c’est d’ailleurs tout ce qui peut faire le « sel » de discussions autour d’un film que de se rendre compte de l’amplitude du fossé qui peut séparer toutes les versions distinctes d’un même film). Cette expérience fait désormais partie intégrante, ou plutôt  intégrée de ma vie, de mon « moi ». 


Mais qu’en est-il des personnes que j’ai croisées? Puis-je dire d’elles la même chose que les images de ce film? Ai-je assimilé, fait mien quelque chose d’elles? Peut-on dire des rencontres de personnes qu’elles font partie de notre vie comme les images ou les expériences que nous avons vécues?

                 La réponse est « non ». Ce film est un objet fini, j’en ai un souvenir et même s’il va de soi que je peux emporter avec moi le souvenir d’une rencontre, il y a quelque chose de cette expérience que j'ai faite de la rencontre avec autrui qui ne se laissera pas vraiment circonscrire dans « un » souvenir, dans une chose que je pourrai délimiter et faire « mienne », c’est tout simplement le fait qu’autrui, ce n’est pas moi et plus que cela que ce dont j’ai fait l’expérience dans tout face à face avec autrui c’est de l’impossibilité radicale de définir comme « mien » quoi que ce soit de l’autre. C’est même pour cela qu’il est Autre.

             Il se trouve qu’ici il existe un film dont le titre entre en résonance active avec tout ce que nous venons de poser, c’est « Je verrai toujours vos visages » de Jeanne Herry.  Dans le cours d’une séance de justice restaurative (faire se rencontrer des victimes d’agression et des agresseurs incarcérés), l’un des participants qui vient juste de sortir de prison prononce cette phrase notamment à l’intention des personnes victimes avec lesquelles il a tissé un véritable lien d’amitié durant les réunions précédentes.   Et cela signifie justement « je verrai toujours vos visages »,  à vous.... contrairement aux visages de celles et ceux que j’ai agressées et dont j’ai dissimulé, nié, insulté, injurié, refusé le visage. Voir un visage, c’est justement une expérience qui ne peut en aucune manière être comparée à une expérience « notre » ou mienne. Ce n’est pas quelque chose que j’ai ingéré que j’ai avalé dans mon « moi ». 

Pourquoi? Parce que l’on ne voit pas un visage et que le personnage qui dit: « je verrai toujours vos visages », c’est justement cela qu’il dit: je n’en finirai jamais de voir vos visages parce que l’accès au visage d’autrui est une ouverture vers de l’infini. revenir du mal que l'on a commis, c'est nécessairement reprendre contact avec le visage, parce que le visage c'est cette ouverture vers cet infinitude des expressions de sens par le biais de laquelle l'autre humain est d'abord un humain AUTRE.

  • Voir un visage?
  • Oui infiniment (on n'en finit jamais de voir un visage qui, dés lors, n'est jamais "vu")

C’est d’ailleurs exactement ce que dit le mot visage, par opposition à vision. La vision est une action finie. Le visage est l’acte de voir tel que nous n'en avons pas fini avec lui. Une figure est  envisagée, visée, en tant qu’il est possible d’en faire un visage mais quelque chose de ce visage désamorce radicalement toute possibilité de transformer la figure en une chose vue.  Le visage c’est l’acte de voir ce qui résiste à être vu et c’est pour cela que le visage est toujours ce que c’est que voir ce que l’on ne peut pas voir, ce qui résiste au pouvoir de voir, ce qui s’impose comme possibilité d’être seulement envisagée (puissance). La figure d’autrui s’expose à mon visage c’est-à-dire à la tentative que j’entreprends de la visualiser mais sans succès en tout cas sans aboutissement de telle sorte que devant un visage je suis toujours devant une puissance qui résiste à mon pouvoir de faire de la réalité vue, y compris les personnes un « chose ». 




Nous avons vu, dans le traitement de la question: « peut-on se mentir à soi-même? » que finalement l’une des réponses envisageables était « on peut ne pas se mentir à soi-même ». L’aidôs , c’est-à-dire la retenue (pudeur) nous permet de libérer la puissance de résister à l’exercice d’une domination sur une situation mais comment trouver en autrui un point d’ancrage qui nous permettrait de susciter en nous cet appel, cette réalisation de l’aidôs? 

Emmanuel Lévinas répond:  « par le visage d’autrui » et il n’y a rien dans cet accueil  qui soit à « produire », à forcer. Il suffit de se rendre sensible à des évidences, à une présence qui ,de fait, est « là » et s’impose à nous comme un fait accompli. Nous avons l’habitude de penser que l’éthique, le fait de se comporter « correctement », d’une façon droite et respectueuse implique une forme de résolution, d'acquisition, de respect des règles, de conventions, de principes, comme si nous avions à nous imposer à nous-mêmes de façon un peu stricte d’agir adéquatement, avec justesse. Une femme se fait harceler en notre présence et nous croyons que pour agir et lui venir en aide, il faut se sermonner un peu, se stimuler, sortir d’un réflexe premier de « laisser faire », parce que la plupart des autres personnes ne font rien ou bien parce que cela rompt avec la routine habituelle, parce qu’il nous faut rompre avec le confort du mutisme, du silence, de la dissimulation dans le décor. Nous sommes dans les backgrounds de toute situation et pour agir il faut en sortir. 

Mais c’est justement l’idée même de ce « forçage » qu’Emmanuel Lévinas réfute. Il y a une évidence du visage de l’autre qui nous impose sans nous forcer son respect, son accueil, son écoute. Quelque chose se dit au travers du visage d’Autrui, mais en même temps, ce n’est pas exactement comme un discours, notamment parce que la teneur du discours s’offre immédiatement à une compréhension de ce qui est dit. Le visage est un « dire » premier, originel qui ne nous dit pas quelque chose de bien compréhensible et qui, en même temps, nous « convoque », nous réquisitionne, nous enrôle dans une démarche qui consiste à répondre de lui, à nous ouvrir à cette ouverture.  En d’autres termes, le visage de l’autre nous installe d’emblée sans médiation dans une dimension éthique.

Mais qu’est-ce que cela veut dire et comment cela s’opère-t-il? Comment la prise de contact avec une partie du corps de l’autre peut-elle nous prédisposer à reconnaître une démarche au regard de laquelle autrui n’est pas une chose, autrui est « plus » qu’une réalité purement physique? Comment une donnée physique (puisque le visage est là, que je peux le toucher, le voir,  voir le frapper) peut-elle nous installer, nous transporter ailleurs que là dans cet espace physique où nous sommes et me faire saisir qu’il y a en lui quelque chose de sacré, d’intouchable, de « transcendant »? 




Il est un mot intéressant que l’on peut citer, c’est le terme « égard ». Ce terme vient de l‘ancien français "esgarder" qui désigne l’action de considérer une chose ou une personne avec un soin particulier. Nous la retrouvons dans l’expression eu égard à….qui signifie en rapport à….Nous retrouvons le « vis-vis de… ». Le visage n’est pas ce que l'on voit, ce l’on visualise, ni même ce que l'on regarde mais ce que l’on esgarde,  ce que l’on respecte avant même de savoir ce que c’est et finalement ce dont on ne saura jamais vraiment ce que c’est, ce que l'on ne peut vraiment enfermer dans aucune définition. Tout visage défie notre intelligence classificatrice, définitionnelle. Je sais bien qu’autrui est là et qu’il est là en tant qu’autrui mais par le visage s’instaure une distance qui se se résorbera jamais, même si je noue des relations très intimes avec cette personne. Le visage nous tient toujours à distance, comme un champ magnétique entre deux aimants inversés. Le visage est là comme une énigme ayant droit à des égards, m’imposant ces égards et même si je peux choisir d’agir à l’encontre de ces égards en insultant autrui,  en l’agressant, je n’en aurai pas moins nécessairement perçu cette dimension éthique au regard de quoi je sais parfaitement que mon comportement d’agresseur n’est pas éthique et surtout qu’aucun respect de soi n’en résultera.  Je serai alors en train de brouiller la droiture, la sincérité de ce rapport authentique avec moi à partir duquel, me mentant à moi-même, je me méprends, je me méprise, je perds toute consistance éthique.

Ce que nous allons décrire ici en suivant cet extrait d’Ethique et infini est en réalité efficient à chaque rencontre du visage d’autrui. Cela se produit et personne ne peut le nier ni le remettre en question. Qu’il ne cesse de se produire, pourtant des actes d’incivilités, d’agression, de meurtre de viol, de négation et de mépris de la personne d’autrui apparaît de ce point de vue, étrange, mais en même temps comme Lévinas le fera remarquer dans un autre passage, l’effet dissuasif du visage à l’égard de toute agression et surtout du meurtre (tu ne tueras point - Selon Lévinas chacun.e de nous porte ce commandement par son visage) va de pair avec sa vulnérabilité. Le visage est, dit Lévinas, la peau la plus offerte, la plus dénuée, la plus nue. Nous savons toutes et tous que paraître en public c’est d’abord pour nous subir cette étrange épreuve du visage. Il n’est pas du tout ici question de la supposée beauté plastique d’un visage. C’est même le contraire absolu de ça. Il n’est pas question de s’offrir au jugement de valeur esthétique d’autrui (même si cela peut être ça « après »). Tout jugement revient à une chosification de la personne jugée et ce qui se passe ici est justement l'impossibilité de la chosification. 




Mais alors de quoi s’agit-il? De faire face, d’être cette « face », ce visage, de se présenter physiquement à une assemblée de personnes en étant visage, en s’offrant à un processus qui est l’action d’être dévisagé. L’expression est particulièrement juste: dévisagé comme si apparaître en tant que visage était « créer chez les autres la tentation de nous retirer ce visage ». A peine sommes nous maintenant et ici ce visage que déjà tout est joué: Les personnes présentes sont mises en demeure de me respecter en tant que visage, ce qui éveille en elles la tentation du pouvoir de ne pas le faire. Mais ici comme ailleurs la puissance est première. Le magnétisme de tout visage est originel, efficient avant toute chose et de fait la puissance de sens du visage est ce avec quoi nous entrons initialement en contact. Nous savons bien qu’en fait en osant apparaître en tant que visage, nous imposons quelque chose qui est infini parce que notre visage n’est pas décryptable et qu’il incite continuellement à l’interprétation. Nous- mêmes incitons à cette décryptation par la contenance que nous allons essayer de donner à ce visage: si nous paraissons pour donner une conférence, nous allons très vite être sérieuse.x, si c’est une fête entre amis, nous allons adopter le masque du sourire et de la joie, si c’est un enterrement de la tristesse, etc. Et pourtant aucune de ces contenances, de ces mimiques codées par les situations sociales n’épuisera jamais l’infinité des significations possibles, c’est-à-dire la pure puissance de tout visage à libérer du sens. C’est pour cela que l’accès au visage est d’emblée éthique.

Bien sûr on peut disséquer le visage d’autrui, l’autopsier en le découpant, comme si un visage était la somme d’éléments comptables, dénombrables: des yeux, un nez une bouche, un front, des rides, etc. Mais ce faisant vous êtes en train de nier quelque chose, quoi? 




Un vouloir dire mais un vouloir dire très étrange parce que vous ne pouvez pas le réduire à un dit, un vouloir dire sans dit, une puissance pure. Une chaise aussi est un vouloir dire sauf que son vouloir dire lui a été imposée par sa forme même, par sa plasticité,  par sa fonction, et qu’elle se réduit à « assieds-toi! », aucune ambiguïté dans cette adresse donc! Le vouloir dire du visage est beaucoup plus compliqué: ça signifie quelque chose. Ce n’est pas une chose close dans sa matérialité et même lorsque, comme l’ont fait les nazis, on s’efforce de réduire le visage à cette peau parcheminée, affamée, non nourrie jusqu’à ce que l’os perce au travers du visage, cela reste un visage qui « parle ». Un visage de mort parle comme finalement l’attestent les masques mortuaires. Les visages ne cessent de parler. Ils envoient des paroles d’une langue incompréhensible qui pourrait bien être une sorte de langue première à tous points de vue, celle de l’eccéïté sacrée de tout ce qui s’offre à la vue, aux sens, à la perception brute (mais Emmanuel Lévinas ne serait pas forcément en accord avec l’efficience exhaustive de cette langue là. Il n’évoque ici que le visage humain étant entendu selon lui que cette perception du sacré s’effectue là dans l’humain et pour lui, limitation qui peut être sujette à discussion à objection)


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