1 - La spécificité du langage humain
a) La vie, le signe et le vouloir dire
Il y a donc, en effet, trois puissances qui se succèdent l’une à l’autre pour qu’un être humain dise quelque chose et qu’une autre personne comprenne ce qu’il dit. Il y a le vouloir-vivre que l’on pourrait définir comme pur élan vital sous la poussée duquel tout ce qui vit non seulement vit mais persévère dans le fait de vivre. Qu’un enfant naisse induit nécessairement l’existence d’une telle puissance: c’est la vie.
Mais l’être humain est « attendu » par une volonté signifiante, par un « vouloir faire sens » que l’on ne peut pas assigner à la volonté personnelle des humains mais qui, au contraire, détermine cette volonté ou l’englobe, ou encore constitue une sorte de fond sur la base de laquelle pourra se revendiquer une intention du sujet.Que cette puissance soit exclusivement humaine est faux (même si pour Alain, si! Ce n'est pas sa préoccupation). Plusieurs exemples valent la peine d’être mentionnés ici.
Nous avons déjà vu, grâce à Jacob Von Uexküll, que pour une tique, la température de 37 degrés ou l’odeur de l’acide butyrique sécrétée par la sueur des mammifères n’est pas que de l’acide butyrique, mais l’incitation à construire son biotope et à l’intérieur de ce biotope à devenir ce qu’elle est: à savoir une tique. Il y a de la biosémiotique et les animaux, les plantes ne sont pas moins que les humains (voire beaucoup plus qu’eux) des émetteurs et des récepteurs de signes. Mais ce ne sont pas les mêmes signes. Ce serait une erreur vraiment dommageable que de situer ce « vouloir faire sens » dans une perspective exclusivement humaine et, ici nous pouvons nous dissocier des thèses d’Alain, ou d'Emmanuel Lévinas (car finalement sur ce point nous ne sommes pas du tout éloignés de tout ce qui a été vu sur le visage et sur ce sens à lui tout seul qu’il évoque par rapport au visage humain).
Nous avons donc distingué trois moments, trois dimensions qui en un sens se succèdent à partir de l'exemple décrit pas Alain du premier cri du bébé, mais précisément il faut bien comprendre que de ces trois instances, il n'y a que la troisième qui soit exclusivement humaines:
- Vouloir-vivre : Cri du nouveau-né, pur réflexe biologique .
- Vouloir-faire-sens : Monde chargé de valeurs immédiates, partagé avec animaux (tique) et pré-langage humain.
- Vouloir-dire : Entrée dans la langue grâce à la mère, où le cri devient “j’ai mal” par compréhension mutuelle (enfin pas vraiment mutuelle au début).
De ces trois sphères c'est la deuxième qui est la plus difficile à comprendre: le “vouloir-faire-sens”. Il s'agit d'une phase où l’enfant (ou l’animal) perçoit le monde non comme chaos, mais comme ensemble de signaux chargés de valeur vitale – préfigurant le langage sans en être encore. Nous pouvons ici situer donc trois exemples qui vont clarifier ce vouloir faire signe: l'enfant, la tique et le visage
• Exemple enfant : Le pleur n’est plus seul réflexe ; il “signifie” faim ou malaise parce que la mère y répond comme tel, créant un cercle : geste → réponse → nouveau sens renforcé.
• Exemple animal : La tique ne détecte pas l’“acide butyrique” comme formule ; il signifie “sang comestible + survie”, un sens téléonomique (Propriété des êtres vivants, dont les structures et les fonctions biologiques obéissent à un mouvement de perpétuation de l'espèce sans que celui-ci constitue une cause finale - Il n'y a pas de but, d'orientation dans la nature mais toutes les espèces sont animées du désir de perpétuer leur être par la nourriture, la reproduction, etc.), partagé avec l’humain préverbal (le préverbal c'est le fait que l'humain comme l'animal sont prédisposés à donner du sens)
• Lien sacré : Chez Levinas, le visage n’est pas un objet neutre mais un appel éthique absolu (“ne tue pas”), sens surgi de l’Altérité infinie.
Mais, dans le passage de la seconde phase à la troisième, il y a une différence fondamentale par le biais de laquelle l'humanité suit une direction qui lui est propre. Là où l’animal et le végétal sont accueillis par une biosémiotique naturelle au fil de laquelle ils conquièrent à la fois son être et sa demeure, sa fonction, sa « partition », l’enfant humain est orienté vers une société au sens politique du terme. C’est bien ce qu’Aristote avait perçu: l’être politique du faire sens humain.
Montaigne, partisan d’un langage animal, va jusqu’à défendre ici l’idée selon laquelle un enfant qui n’aurait pas été élevé par d’autres êtres humains dans une société retrouverait probablement quelque chose de ce langage et de cette biosémiotique naturelles:
« Toutefois, je crois qu'un enfant qu'on aurait nourri en pleine solitude, éloigné de tout commerce (qui serait un essai mal aisé à faire), aurait quelque espèce de parole pour exprimer ses conceptions ; et n'est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux : car qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir de s'entr'appeller au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix ? »
On ne peut pas s’empêcher de penser ici à l’enfant sauvage que Jean Itard a recueilli et à propos duquel il a écrit un mémoire concluant exactement au contraire de ce qu’avance ici Montaigne: un être humain qui n’est pas élevé par ses semblables n’est pas humain. Il ne parle pas, il en reste au cri, un cri qui ne serait pas relié par une mère le guidant vers la langue maternelle. Ici, il n’est pas vraiment possible de trancher en faveur de Montaigne ou de Jean Itard car il est vraiment possible, voire certain que Jean Itard ne s’est pas du tout rendu sensible à cet autre langage que l’enfant sauvage aurait pu acquérir dans la nature. Comment cet enfant a-t-il pu survivre à tant d’hivers s’il n’avait pas compris certaines attitudes ou certaines réponses suggérées par son milieu naturel?
En fait, ce que nous sommes en train de poser c'est que Montaigne décrit le "vouloir faire sens" comme une faculté qu'un enfant humain aurait s'il était laissé dans la nature sans être jamais passé par le vouloir dire de la langue maternelle. C'est probablement ce qui nous fascine autant chez Miyazaki, ou dans toutes les histoires comme Tarzan et Mowgli: une sorte de zone d'expression et de compréhension commune à tous les êtres vivants. Nous retrouvons cela aussi dans l'idée selon laquelle des paysages ou des éléments naturels entrent en résonance avec nos états d'âme (c'est l'intuition de nombreuses œuvres issues du romantisme)
Nous mesurons ainsi toute la nature problématique et vraiment fondamentale de cette deuxième puissance du vouloir faire sens ou du vouloir faire signe. Mais une chose est certaine, c’est qu’elle ne saurait relever d’une sorte de volontarisme humain.
Nous pouvons recourir ici au concept heideggerien de "Zuhanden" (disponible, prêt à la main). Cette notion n’est pas limité à l’humain. Elle désigne le fait que des éléments naturels ne sont pas perçus, notamment par des animaux comme ce qu'ils sont plastiquaient littéralement:
- Le nid pour l’oiseau : Non un “tas de brindilles” (Vorhanden, neutre) ; il signifie “abri pour couver, protéger la progéniture”, référencé à un monde de becs, œufs, prédateurs – un Zuhanden vital, téléologique, surgi de l’être-oiseau-au-monde.
- La toile pour l’araignée : Elle n’est pas “fils de soie protéinés” ; elle fait sens comme “piège à proie, réseau de vibration pour chasser”, dévoilant l’Être comme prédateur artisan créateur de son Umwelt (écho à Uexküll).
- L’eau pour le poisson : Pas H₂O chimique ; elle signifie “milieu de nage, oxygénation, territoire”, un sens pratique enchevêtré dans l’être-poisson.
Ces exemples montrent le Zuhanden comme dévoilement originel : le monde “parle” à l’être vivant via des références mutuelles, avant toute conscience réflexive ou langue – sacré au sens heideggerien, où l’Être se donne dans une disponibilité fondamentale et créative.
La troisième force dont nous parle le texte d’Alain est sans aucune contestation possible exclusivement humaine. C’est celle du vouloir dire de l’enfant, celle où il apparaît comme un sujet maîtrisant par les signes de sa langue le réel qui se manifeste à lui et insistons bien sur le fait que le réel qui se manifeste à lui est toujours déjà celui de SA langue maternelle.
En résumé: à l'occasion de l'étude du texte d'Alain, nous proposons de le dépasser un peu, ou du moins d'insinuer dans son analyse (qui est déjà en soi, très pertinente), une autre dimension qui se trouve être aussi la plus difficile (la deuxième) . Selon Alain il y a la dimension organique (l'enfant crie) et la dimension sociale ou politique (l'enfant parle). Si nous avons intercalé la deuxième dimension: le "vouloir faire sens ou signe", c'est parce qu'elle apporte des éléments très riches, et très profonds à de multiples questions, notamment sur l'idée d'une langue commune à tout ce qui vit, ou d'un langage grâce auquel nous pourrions être en phase avec des données, des éléments ou des forces naturelles, même si nous, humains ne disposons pas de biotopes. Il est vraiment certain que nous recroiserons ces questions, et qu'il convient de les mentionner maintenant, à l'occasion de ce cours, parce que c'est vraiment un problème qui a rapport à la langue, à la communication, aux signes.
La position d'Alain serait très claire là-dessus. Sa filiation à Descartes (philosophe du 17e siècle qui refuse de prêter toute pensée aux animaux) suffit à le positionner en opposition totale à ce deuxième stade que le philosophe Heidegger donc désigne par le terme de "Zuhanden" (disponibilité, prêt à la main). Par conséquent tout ce que nous avons développé sur ce seconde étape se situe "hors texte".
En même temps, le vouloir faire signe n'est pas vouloir dire qui effectivement est exclusivement humain, social, culturel (et pas naturel). Par conséquent parler de "langue" de la nature ou des animaux ou des plantes est impossible. Évoquer le langage semble plus envisageable mais Heidegger lui-même évoque ici une étape pré-linguistique. Donner du sens à des données sensitives naturelles revient juste à en faire des signes, des signaux. Il y a bien une signalétique naturelle (ce que Von Uexküll appelle une biosémiotique naturelle (nous en reparlerons en b)
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L'homme y passe au travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards singuliers
C'est ce qu'écrit Charles Baudelaire dans son poème "correspondances" et toute la question est de savoir quelles sont ces "confuses paroles". Est-ce vraiment le terme qui convient? A parler strict, non! (mais c'est la licence poétique). Le terme symboles est plus juste et il rend compte de ces résonances qui ont tant plus aux auteurs romantiques et qui expliquent des ressentis assez incontournables: l'épreuve que nous faisons de lieux naturels avec lesquels nous sentons des affinités, des échos, des correspondances mais finalement un sens (non pas en tant que sensation mais signification), comme s'il était évident qu'il fallait qu'on soit ici maintenant! (évidemment on pourrait citer l'expression commune: "ça me parle!").
Que l'on soit végétal animal ou humain, on ne peut absolument pas "être là" sans investir cette présence et son "cadre", son "milieu" d'un sens. Pour les deux premiers cités, cet investissement d'un sens est favorisé par la notion de biotope. Pour l'être humain elle ne l'est pas et toute la question est de savoir comment ce sens va passer par les mots, les langues bref des signes d'un certain type: des signes linguistiques.
Mais avant cela il y a déjà quelque chose. L'être humain, en tant que Da-sein, ne bénéficie pas du même accueil (total) que l'animal avec les signaux. Il va donc falloir qu'il donne sens par lui-même à ce qui s'impose originellement à lui comme non-sens, nature froide, voire hostile, lui renvoyant sans cesse l'évidence de sa contingence. Être ne va pas de soi pour un être humain. Ce n'est pas naturellement viable mais c'est culturellement constructible.
Il faut néanmoins que quelque chose du "faire sens de la vie", de toute vie s'impose AUSSI à l'être humain, même si lui va en faire autre chose. Ce qui relie les humains et les animaux, c'est tout simplement l'impossibilité radicale d'habiter un chaos. Nous pourrions ici faire une référence à un héros mythologique utilisé par Albert Camus: Sisyphe est condamné à pousser son rocher, encore et encore, dans un cycle éternel et infernal de répétition. Mais nous dit Camus à la fin de son livre: "il faut imaginer Sisyphe heureux", c'est-à-dire capable de donner du sens à ce qui lui apparaît comme n'en ayant aucun. Il comprend que le sens, c'est justement ce qu'il lui revient de donner à ce cycle. Cela: l'animal ne le perçoit pas sous cette modalité, mais c'est bien du sens aussi. Tout est clair ici. Le sens de la présence est ce qu'il est affaire de capter pour les animaux et de constituer pour les humain.e.s. C'est là exactement ce qui distingue les signaux (biosémiotique) et les signes linguistiques (sémantique) mais, dans les deux cas, il y a "Sens" et sur cette ligne pure du sens, quelque chose comme une égalité, voire un échange est possible. Le rêve d'une langue édénique (première) dans la compréhension de laquelle les humains et les animaux pourrait communiquer est certes un rêve, une fiction, mais pas entièrement: une zone commune existe bel et bien: c'est le sens.
Ce "sens" est à maintenir pour les humains comme une dimension éthique à la hauteur de laquelle il leur revient de se maintenir. Il est donné aux animaux et aux végétaux (qui sont, sous cet angle, sont mieux lotis que nous). Or selon Heidegger il y a quelque chose de la parole qui est évidemment plus à même de nous faire tenir ce défi là, cette dimension éthique, tout simplement parce que la parole a gardé quelque chose du cri en étant "son", "acte", expression vive là où l'écriture s'apparente à de la langue "morte".
Finalement en reprenant la référence à Sisyphe, nous pourrions dire que dans la première phase, le vouloir vivre, il y a Sisyphe broyé par son châtiment, dans la deuxième (vouloir faire sens) il y a sisyphe heureux, et dans la troisième (vouloir dire humain, il y a "Sisyphe Camus" qui fait un livre et fait de Sisyphe un héros philosophique (Sisyphe devient le porteur d'un sens pour les humains qui comprenne ce que camus "veut dire").
b) La distinction biosémiotique / symbolique
Il nous faut revenir néanmoins sur la distinction entre langage biosémiotique et langage humain. Elle repose sur la différence entre les signes présents dans le monde vivant, qui relèvent d’une sémiotique non réflexive et non symbolique, et la spécificité du langage humain fondé sur des symboles et la réflexivité.
La biosémiotique étudie comment les êtres vivants interagissent et communiquent à travers des signes, même sans conscience ou langage articulé. Ces signes peuvent être des stimuli chimiques, des signaux visuels, sonores ou tactiles, transmis et perçus par les organismes dans leur environnement. Ils relèvent principalement d’une sensation (par exemple, une odeur, une couleur, un son indiquant une information sur l’environnement), et ne nécessitent pas l’existence d’un système symbolique structuré.
À l’inverse, le langage humain se caractérise par l’usage du signe au sens large, qui repose sur la convention et l’arbitraire et sur une capacité de réflexivité : l’humain peut penser et parler sur le langage lui-même (métalangage), produire des abstractions, manipuler des concepts, et anticiper des réponses en fonction de l’intentionnalité d’autrui. Ce langage implique un système de règles extérieures à l’individu, un critère social de communauté et la capacité de se distancier de l’expérience immédiate.
- La sémiotique naturelle est indexicale ou iconique (cela veut dire qu'il y a un lien physique, naturel entre le signal et sa signification: l'acide butyrique veut bien dire autre chose qu'acide butyrique mais il est quand même ce qui attire la tique tout comme les 37 degrés du sang, il s'agit bien quand même de boire du sang) , ancrée dans la matérialité vivante, sans visée réflexive.
- Le langage humain est abstrait, conventionnel, délibérément construit, et permet la réflexivité méta-linguistique
- La biosémiotique s’applique à toute forme vivante, tandis que la sémiotique linguistique est propre à l’humain, à ses structures sociales et culturelles.
Cette opposition éclaire la spécificité du langage humain comme mode de médiation symbolique, tout en situant la biosémiotique dans le registre des interactions naturelles et immédiates du vivant. La matérialité incarnée, souvent iconique ou indexicale, désigne des signes qui entretiennent un lien direct et physique avec ce qu’ils représentent. L’iconique est basé sur une ressemblance entre le signe et l’objet (comme une photo ressemble à ce qu’elle montre), tandis que l’indexical est basé sur une relation de cause ou de contiguïté (comme la fumée qui indique la présence du feu). Ces signes sont perçus directement dans le monde sensible, sans nécessité d’une représentation mentale.
Le signe dans la langue humaine est arbitraire et conventionnel. Il n’a pas de lien naturel avec ce qu’il signifie : le rapport entre le signifiant (forme matérielle, comme un mot) et le signifié (le concept qu’il évoque) est basé sur une convention sociale et culturelle. Le signe nécessite une représentation mentale et une capacité d’abstraction, car le sens n’est pas directement donné par la matérialité du signe mais construit par l’esprit humain.
En résumé :
- Matérialité incarnée (iconique/indexicale) : lien direct et sensible avec le référent, ancré dans la réalité physique.
- Signe linguistique : lien arbitraire nécessitant une convention et une représentation mentale; abstraction du sens par rapport au signe matériel.
Cette distinction met en lumière la différence entre une relation de continuité sensible et une relation de différence symbolique, propre au langage humain, qui permet de penser et communiquer au-delà du perceptible immédiat.
c) L’arbitraire du signe dans le langage humain
La finalité de ce cours est de se focaliser sur le langage humain. Or cela implique que nous approfondissions encore, grâce à Ferdinand de Saussure notre compréhension des notions de signe et de symbole. Ce texte contient vraiment tout ce qu’il faut à cet approfondissement:
« Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s—ö—r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b—ö—f d’un côté de la frontière, et o—k—s (Ochs) de l’autre.
Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c’est après bien des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe.
Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d’expression qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme la pantomime — lui reviennent de droit. En supposant qu’elle les accueille, son principal objet n’en sera pas moins l’ensemble des systèmes fondés sur l’arbitraire du signe. En effet tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d’une certaine expressivité naturelle (qu’on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu’à terre), n’en sont pas moins fixés par une règle ; c’est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l’idéal du procédé sémiologique ; c’est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d’expression, est aussi le plus caractéristique de tous ; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un système particulier.
On s’est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l’admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire ; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n’importe quoi, un char, par exemple.
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité. »
Ferdinand De Saussure - Cours de linguistique générale
Quiconque veut vraiment comprendre ce qui se passe quand un être humain parle ou écrit dans sa langue maternelle doit saisir la totalité de ce passage qui n’est pas si difficile qu’il paraît.
Mais il faut comprendre d’abord ce que c’est qu’un signe selon Saussure: il se compose de deux faces: le signifiant est ce qu’il appelle l’image acoustique. C’est la trace physique sonore ou graphique d’un mot. On pourrait le rapprocher du phonème. Je dis le mot « Sœur », j’émets un son particulier et pour être encore plus exact j’envoie une séquence de trois sons, trois phonèmes dans l’espace sonore: /s/oeu/r/. Parler c’est moduler du cri, par quoi ce n’est pas qu’un cri.
Le signifié, ce n’est pas du tout la sœur réelle, mais vraiment pas du tout et c’est très important. C’est une idée, un concept, c’est cela qui va expliquer l’entente (relative) entre deux locuteurs d’une même langue: l’idée générale de soeur (signifié relié à la séquence phonologique s/oeu/r. La sœur réelle, en chair et en os sera ce que ‘son peut appeler le référent. Dire que le signe linguistique est arbitraire revient à affirmer qu’il n’y a pas de rapport direct entre le signe et le référent. Il y a un rapport indirect. Si nous ne comprenons pas ça, nous ne pouvons pas expliquer pourquoi sœur s’utilise ici alors que là ce sera sister ou encore là « hermana ».
C’est ce que Saussure explique dans les deux premiers paragraphes. Le signe est arbitraire: cela signifie que c’est la langue et personne d’autre qui « décide ». Il n’y a pas de raisons qu’on puisse alléguer, et surtout pas un lien naturel (c’est justement toute la différence avec la biosémiotique). C’est purement conventionnel. Saussure insiste sur les implications de cet arbitraire en suggérant qu’en fait nous ne les réalisons pas vraiment.
Il a parfaitement raison. Dans la pièce de Shakespeare, Juliette réfléchit aux noms et dit: « ce que nous appelons une rose sous un autre nom sentirait tout aussi bon. » Dans un premier temps, on peut penser qu’elle réalise exactement ce que Saussure décrit. Il y a de l’arbitraire linguistique. La « rose » sent bon dans la nature et qu’on l’appelle rose ou rosa ne change rien à l’odeur. En fait la réflexion de Juliette porte sur Roméo et sur son nom propre: Montaigu, sachant que les Montaigu et les Capulet sont deux familles qui se détestent. Il y a des corps humains, des êtres humains et on leur colle un patronyme comme une étiquette. Roméo est aimable au sens de "susceptible d’être aimé", indépendamment de son nom. Ce n’est pas son nom qu’elle aime, c’est son être. En termes linguistiques, on pourrait dire qu’elle aime le référent du signe et pas le signe.
C’est là que l’on peut dire que Juliette sous-estime et finalement ne comprend pas l’arbitraire du signe. C’est parce qu’elle a raison dans un premier temps qu’elle a tort dans un deuxième. Oui La rose sent tout aussi bon quand on l’appelle en italien « rosa ». Toutefois sans cet arbitraire du nom, elle n’aurait probablement pas « repéré » la rose. Elle ne l’aurait pas distingué, et c’est exactement cela que Saussure veut dire quand il parle des conséquences innombrables et de l’importance primordiale du principe. La rose est dans l’herbe et l’herbe aussi a une odeur. En italien herbe se dit erba. Oui, c’est la même herbe que l’herbe française. Il n’y a pas plus de rapport entre le mot herbe en français et l’herbe réelle qu’entre le mot erra n italien et cette même herbe. Il est donc arbitraire d’appeler l’herbe herbe ou erba mais ce qui rend un français capable de reconnaître l’odeur de l’herbe, c’est la différence entre le mot herbe et le mot rose de la même façon que pour un italien ce sera la différence entre le mot rosa et le mot erba. Ce que cela signifie c’est que cet arbitraire fait système et que ce système c’est cela qui non seulement fait une langue mais explique que nous percevions l’odeur de l’herbe comme différente de l’odeur de la rose. Sans le mot rose et son étiquetage parfaitement arbitraire et conventionnel à la chose « rose », nous ne percevrions pas la rose réelle. C’est vraiment hallucinant mais indiscutable. C’est justement parce que le rapport entre le signe et le référent est arbitraire (et que le mot rose n’a aucun rapport naturel avec la rose réelle que je reconnais la rose, c’est-à-dire que je la « distingue ». Juliette a donc largement tort de dire que le nom Roméo est complètement indifférent car elle ne le reconnaîtrait pas sans son nom et comment aimer ce que l’on ne reconnaît pas? Que le nom Roméo Montaigu soit purement conventionnel est vrai, mais qu’on puisse l’aimer sans son nom est faux (même dans le détail c’est faux car son nom est celui d’une grande famille de Vérone et si elle l’a croisé c’est bien parce que son nom à elle aussi est noble et que le même milieu se retrouve dans les mêmes occasions et dans les mêmes endroits)
Il y a quelque chose que Juliette ne comprend pas, c’est que c’est justement parce que l’être de Roméo n’est pas du tout lié à son nom et que cet baptême est effectivement une sorte d’étiquetage parfaitement contingent que paradoxalement le lien fonctionne et que le nom une fois apposé crée l’effet de reconnaissance et de récognition. Nous vivons au milieu de corps humains qui se déplacent dans l’espace, bougent des objets, effectuent des gestes, changent et se transforment dans le temps, etc. Le principe d’arbitraire du signe est à mettre en relation avec un principe arbitraire de perception selon le critère duquel tel ou tel corps est reconnaissable, isolable de telle circonstance, de tel milieu, de telle gestuelle, etc. Ce que nous pouvons dire des choses nous pouvons aussi le dire des corps, à savoir que ce n’est pas parce qu’il y a des corps qu’il y a des noms mais parce qu’il y a des noms qu’il y a des corps. Il existe un niveau de perception du réel auquel nous ne parvenons pour ainsi dire jamais qui ne distingue jamais nulle part rien de rien. Et c’est sur la base de ce flux confus, continu, indistinct, chaotique, illimité, infini que nous allons poser des contours, établir des recoupements, une hiérarchie dans les séquences de sensations et distinguer des corps. Nous pourrions délirer sur le critère de cette distinction et imaginer par exemple un monde dans lequel ce serait les sentiments plus que les corps qui seraient les principes identitaires. Toute personne colérique ne composerait plus qu’une avec telle autre personne colérique et ne serait reconnue qu’en tant que participant à la colère. Ce qu’il y aurait ce serait LA colère comme personnage et le monde offrirait le spectacle étonnant de sentiments qui se fréquenteraient, s’opposeraient et il n’y aurait plus de « personnes », de noms propres. Qu’on y réfléchisse un peu et nous nous rendrons compte que ce monde existe « aussi » c’est juste une question d’interprétation et d’arbitraire linguistique. Comment les langues opposent-elles leur lignes distinctives?
Si cette interprétation nous semble « délirante », ce n’est pas parce qu’elle l’est mais parce qu’elle n’est pas du tout celle de l’arbitraire de nos langues humaines. L’arbitraire du signe saussurien – où le nom est un étiquetage contingent – s’applique et correspond avec une perception sélective du réel, transformant un flux indistinct en corps distincts via la reconnaissance linguistique. Rien ne nous empêche donc de formuler une hypothèse imaginative sur un monde régi par les sentiments plutôt que les formes corporelles. Evidemment cela nous apparaît comme n’ayant « aucun sens », mais c’est exactement parce que tout ceci conduit jusqu’à son terme la notion d‘arbitraire et transforme totalement notre conception du « vrai » (à un point que nous avons de la peine à imaginer: mais c’est exactement cela que Saussure veut nous dire quand il affirme: « Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient »)
Si nous le faisions (lui assigner la place qui lui revient) nous comprendrions le rapport entre l’arbitraire du signe et l’arbitraire perceptif à partir duquel, sans nous en rendre compte, nous imposons une certaine grille de « lecture » ou plutôt d’interprétation sensitive à ce flux constant d’informations esthétiques (esthesis: sensation). Ce qu’il y a originellement, fondamentalement, ce sont des sensations multiples, continues, chaotiques, sans ordre ni catégorie. Il est assez évident que cette réalité est probablement inhabitable, en tout cas par ce qu’il est convenu un animal humain, politique, socialisé, par l’enfant au cri articulé. Mais c’est bien là aussi que l’enfant humain a hurlé et que la silhouette de Munch crie. Est-ce que Juliette est vraiment prête à aimer Roméo dans cette toile là? Non! Elle se trompe donc quand elle dit qu’elle aimerait Roméo sans son nom.
C’est vraiment très intéressant: Juliette et Roméo étouffent littéralement dans une société au sein de laquelle le nom fait tout, absolument tout et de fait, s’il y a entre le nom des Montaigu et le nom des Capulet une affaire d’honneur qui remonte à loin et qui interdit absolument le rapport entre ces deux familles, il est en effet tentant de rêver et de poser qu’après tout le nom n’est qu’une convention et que le monde physique sensible dans lequel ils s’aiment et éprouvent des sentiments l’un pour l’autre existe. C’est tout à fait vrai mais en même temps, ce n’est pas tout à fait un monde au sens strict, au sens grec de cosmos, c’est plutôt un chaos primordial au sein duquel il n’est pas possible de dissocier nécessairement « l’un de l’autre ». Sans s’en rendre compte, Juliette critique ce monde où le nom fait tout à partir de lui-même, c’est-à-dire à partir de tout un processus de reconnaissance des corps par le nom dans lequel elle est née et a été éduquée. Cet arbitraire qu’elle critique, c’est l’arbitraire à partir duquel elle est elle-même Juliette Capulet, incluant évidemment tout ce qu’elle doit à ce nom, tout ce qui de son être est indissociable de son nom dans son histoire, sa classe sociale, sa construction personnelle, son itinéraire de vie.
C’est donc complètement contradictoire et « romantique » au sens le plus irrationnel et finalement insoutenable du terme. Mais en même temps, et c’est le génie de Shakespeare qui s’exprime ici, Juliette et Roméo sont déjà dans leur obstination amoureuse, voués l’un et l’autre à la mort. Les noms forment un mur, nous enferment dans une demeure au sein de laquelle, en un sens parfaitement saisi par Juliette, on ne peut aimer personne (c’’est toujours au-delà des mots que l’on aime vraiment quelqu’un: comment aimer seulement des lettres des sons, des phonèmes?). Mais en même temps, inconsciemment, c’est toujours déjà à partir d’un principe de différenciation nominale que nous reconnaissons la personne que nous aimons, laquelle donc était déjà présente, en tant que nom, dans notre sentiment. Nous ne pouvons aimer une personne qu’à partir de son nom, et en même temps, malgré lui. Aimer quelqu’un c’est aimer cet anonymat que l’on ressent derrière son nom, grâce à ce nom et comme justement n’étant pas son nom. Nous aimons le corps physique d’un nom que nous n’aimons pas en tant que nom mais que nous ne reconnaîtrions pas en tant que corps « uni » et identifiable sans lui. Pour ne pas avoir saisi cette ambiguïté jusqu’à son terme, Roméo et Juliette vont mourir. Il vont se rater, se malentendre pour avoir mal compris le rapport profond que nous entretenons avec la langue et l’arbitraire du signe.
Dans les trois paragraphes du début, Saussure décrit finalement ceci, même s’il se contente d’une allusion au fond de laquelle nous espérons être allés « voir » grâce à Juliette. Et voilà qu’il évoque au début du 4e « une remarque en passant ». En fait cette remarque vise à poser une distinction assez importante entre le signe et ce qu’il appelle le symbole, sachant qu’il évoque ici un sens précis du symbole, qu’on ne retrouve pas nécessairement chez tous les autres philosophes ou linguistes. Par pantomime, il désigne ces gestuelles codées ou ritualisées qui ont cour dans certains milieux de certaines sociétés. Ce sont bien des signes de respect, d’allégeance, des usages ancrés dans une étiquette quasi sacrée par le biais de laquelle on s’inscrit dans une tradition et on manifeste notre connaissance des conventions qui règlent des évènements humains ici plutôt que là. Ainsi par exemple, il est d’usage que le visiteur de l’empereur de Chine s’agenouille et touche le sol de son front neuf fois. Voici un « signe » de déférence extrême au souverain. On pourrait penser que nous ne sommes pas du tout devant une manifestation de l’arbitraire du signe linguistique. Pourquoi?
Parce que cela semble physiquement explicite et naturel. Quiconque voit ce cérémonial en saisit le sens. Mais Saussure ici nous dit le contraire: ce n’est pas du tout naturel, c’est culturel et d’ailleurs, comment justifier naturellement le chiffre neuf? Pourquoi neuf fois? Le rapport entre la gestuelle et son sens est exactement le même qu’entre les phonèmes /ch/a/ et le concept de chat. C’est de l’arbitraire pur. Par valeur intrinsèque il faudrait entendre le lien naturel entre la soumission et le front à terre, mais ce lien n’existe pas, selon Saussure. Par conséquent le rapport entre les signes et les mots est un peu ambigu: on peut affirmer qu’à la fois les mots d’une langue sont une sous partie de l’ensemble des signes et en même temps qu’il y a quelque chose de toute langue de mots qui influence tous les signes humains.
Il n’ y a qu’un seul type de signification qui échappe à l’arbitraire linguistique, c’est le symbole. Ce passage est un peu difficile parce qu’il y plusieurs sens au mot symbole: globalement on peut désigner par ce terme tout signe dans la mesure où par symbole on peut entendre très largement la capacité assignée à une chose de signifier toute autre chose.
Mais il existe un sens plus précis, plus affûté lorsque l’on dit que la balance est symbole de la justice. On pourrait d’ailleurs reprendre les trois symboles qui généralement se retrouvent dans les statues d’Athéna Diké, déesse grecque de la justice: le bandeau, le glaive la balance. Celle ci veut dire l’équilibre de la décision prise, le bandeau la partialité (elle ne voit pas qui elle juge et reste ainsi impartiale), l’épée tranche, comme une sentence qui une fois énoncée « décide ». Or de fait la balance est un instrument qui vise à équilibrer les poids, le bandeau à recouvrir la vue et l’épée à couper. Là, il y a bien ce que Saussure appelle un rudiment de lien naturel, c’est-à-dire que ce n’e’st pas culturel ni arbitraire. On peut comprendre ces trois symboles indépendamment de sa culture parce que le rapport est physiquement explicite. Insistons sur le fait que le terme de symbole est ici utilisé par Saussure en un sens très précis. C’est ce que l'on pourrait appeler « une distinction fine ».
Le style de Saussure est vraiment très allusif. Nous voulons dire par là qu’il évoque d’une façon presque désinvolte des points cruciaux, mais vraiment fondamentaux pour quiconque fait de la philosophie ou s’intéresse tout simplement au phénomène humain. Il s’agit ici de préciser cet « arbitraire ». Rappelons précisément ce que ce terme veut dire: est arbitraire une décision subjective qui ne prend en compte que les intérêts d’un seul des deux partis en présence. C’est ce qui dépend du bon vouloir d’une seule personne sans compte à rendre à qui ou quoi que ce soit. Affirmer que le signe est arbitraire signifie que c’est au système entier d’une langue que l’on doit le rapport du signifiant au signifié et c’est tout. L’institution de cette langue na de comptes à rendre à personne, à rien du tout. Pourquoi signifie t-on l’idée de chat par les phonèmes :ch/a/? Aucune raison, vraiment, c’est comme chat…Euh… comme ça!
Or cet arbitraire s’impose indépendamment de la nature et aussi indépendamment des sujets humains auxquels il s’impose comme une autorité indiscutable. Il arrive parfois que les enfants posent cette question et s’étonnent:
- Mais on aurait parfaitement pu appeler cette table chaise et cette chaise table???
- Oui, absolument mais c’est comme ça et tu dois t’y soumettre si tu veux être compris dans cette langue là.
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre les quatre conclusions fondamentales de cet extrait du cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure:
- Le signe linguistique est arbitraire
- Cet arbitraire linguistique se prolonge dans un arbitraire perceptif qui détermine une représentation du monde propre à l’arbitraire de cette langue là.
- Dans les symboles (au sens strict) par contre il y a un lien naturel entre le signifiant (balance) et le signifié (justice)
- Cet arbitraire est absolument contraignant, comme en témoigne d’ailleurs, même si l’exemple concerne les noms propres (et non les noms communs) l’histoire de Roméo et Juliette.
2) Y-a-t-il mur des mots? langage, pensée et réalité
a) La chaîne signifiante: le primat de la valeur sur la signification
Les propositions de Ferdinand de Saussure suscitent une question simple: puisque toute langue est constituée de signes linguistiques (et non de symboles, au sens strict), cela veut dire que le rapport entre le signe (signifiant et signifié) et le référent n’est pas naturel direct, immédiat ou naturel. Il n’y a aucun lien entre le chat réel et le mot « chat ». Si en français l’arbitraire de la langue avait opté pour un terme nous serions en train de l’utiliser pour désigner ou évoquer tel félin qui miaule. Mais alors comment ça marche? Comment expliquer que lorsque j’émets ces deux phonèmes /ch/a/ toutes les personnes présentes, faisant partie de la même communauté linguistique française pense à un chat? Comment se fait-il que nous serons toutes et tous d’accord pour désigner cet animal qui passe devant nous dans la réalité du même nom? Bref comment les mots peuvent-ils désigner des êtres, des choses, des éléments réels s’il y a un arbitraire linguistique, c’est-à-dire si c’est finalement et exclusivement DANS la langue que ça se passe? Nous posons ici la question essentielle du rapport entre langue et réalité.
Nous avons mis à jour que Juliette ne perçoit que la contingence de l’arbitraire du signe et pas du tout son aspect contraignant. Elle dit que l’on aurait pu appeler la rose autrement sans qu’elle sente différemment, mais elle ne réalise pas à quel point c’est grâce au nom qu’elle sent l’odeur, qu’elle la reconnaît. C’est justement cela qui nous intéresse ici.
Juliette ne comprend pas que la langue est bien plus qu’un simple étiquetage des réalités ou des êtres. On pourrait dire qu’elle ‘tapas lu Alain et donc ne perçoit pas que le signe, le signifiant et la langue maternelle est toujours là Avant. Or la langue s’impose à nous comme un système clos sur lui-même et ce ‘n’est que de façon indirecte qu’il va correspondre à un référent, à un être ou une chose réelle. C’est l’ordre et l’organisation de la langue qui va nous faire réaliser l’existence réelle de la chose, en tant que chose ou de l’être, en tant qu’être.
Cette découverte vraiment troublante pour tout un chacun impose la compréhension de la distinction que fait Saussure entre la signification et la valeur. La signification correspond au lien entre le signifiant (la forme, par exemple le son ou la trace écrite d’un mot) et le signifié (le concept ou l’idée que ce mot évoque). Autrement dit, la signification est la relation spécifique qui relie une forme linguistique à son contenu conceptuel.
La valeur, quant à elle, repose sur la relation d’un signe avec les autres signes au sein d’un système linguistique. La valeur résulte des différences et des oppositions qu’un mot entretient avec d’autres mots DANS la langue. Elle est donc déterminée par la position qu’occupe un terme dans un réseau de relations avec les autres termes, ce qui influe largement sur sa portée et son emploi. Ainsi, la valeur ne se limite pas à ce que désigne un signe, elle inclut aussi ce qu’il exclut en se différenciant des autres. Il se produit ici une nuance vraiment fondamentale: je comprends le sens d’un mot non pas d’abord par ce qu’il signifie ni ce qu’il désigne mais par sa différence avec un autre signe, différence par le biais de laquelle je « cible » sa signification dans un second temps. Ce qui fait la valeur du français « rivière », c’est qu’il n’est pas le mot « fleuve » Je comprends ce qu’il inclue par ce qu’il exclue, à savoir tous les cours d’eau qui se jettent dans la mer.
Il faut réfléchir à tout ce que cela suppose, sachant que l’anglais par exemple ne fait pas du tout cette différence. Il utilise le terme river pour qualifier la tamise alors que pour nous c’est un fleuve. Si nous ne raisonnions que dans les termes de la signification, nous ne pourrions pas du tout expliquer qu’un français ne voit pas la même chose qu’un anglais quand il est devant un fleuve. Cela démontre absolument que ce n’est pas du tout la réalité qui impose en elle-même ses propres critères aux langues mais que c’est au contraire les langues et les nuances entre les signes différents qui imposent aux personnes utilisant cette langue un certain découpage du réel. Pour la langue française, il y a un motif à créer une distinction entre deux signes dans le fait qu’un cours d’eau se jette dans un fleuve (c’est une rivière) ou qu’il se jette dans la mer (c’est un fleuve). La langue anglaise ne voit pas là motif à distinction de signes. Si c’était réellement "la même chose", comment expliquer que le français voit deux réalités différentes là où l’anglais n’en perçoit qu’une? Ce n’est pas la réalité qui détermine la langue mais la langue qui crée un certain découpage de la réalité et cela parce que la valeur prime sur la signification.
La lecture de toute l’oeuvre de Ferdinand De Saussure prend un tour particulier et beaucoup plus engageant, voire immersif lorsqu’on réalise que derrière des propositions assez ardues, abstraites qui ne cessent d’évoquer des termes et un registre lexical linguistique assez technique, on réalise qu’il y a toujours une implication corollaire avec la perception. Saussure n’opère pas ce transfert. Il suit son plan qui consiste à faire de la langue (et pas de la parole) son objet, une science et il y parvient magnifiquement. Tout au plus, nous trouverons dans son oeuvre le terme « plan du contenu » pour souligner la difficulté dans une langue à exprimer des réalités qui n’ont pas de mot. Wilhem Von Humboldt au 19e siècle (donc avant Saussure) avait déjà pointé cette prédétermination de notre perception du réel par notre langue maternelle: « la pensée ne dépend pas seulement de la langue en générale, mais dans une certaine mesure, de chaque langue individuelle déterminée. » et Wittgenstein ira encore plus loin en affirmant: « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. » Ceux qui ont vraiment développé cette notion du relativisme linguistique de nos perceptions du monde sont néanmoins les linguistes Edward Sapir (1884 - 1939) et son élève Benjamin Lee Whorf (1887 - 1941). Le film de Denis Villeneuve « premier contact » illustre à la perfection (en allant très loin) cette thèse là.
Toutefois l’idée selon laquelle on est toujours dans sa langue avant d’être au monde, idée qu’Alain développe dans le texte vu au début de ce cours se prolonge très efficacement et très scientifiquement chez Saussure. Dés lors si nous souhaitons comprendre vraiment ce qui détermine nos sensations et notre perception du monde, il faut aller au plus prés de la structure de nos langues maternelles.
b) Il n’y a pas de signe linguistique isolé: la notion de « système »
"Dans la langue il n'y a que des différences. [...] Qu'on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système. Ce qu'il y a d'idée ou de matière phonique dans un signe importe moins que ce qu'il y a autour de lui dans les autres signes. La preuve en est que la valeur d'un terme peut être modifiée sans qu'on touche ni à son sens ni à ses sons, mais seulement par le fait que tel autre terme voisin aura subi une modification. […]
Un système linguistique est une série de différences de sons combinées avec une série de différences d’idées ; mais cette mise en regard d’un certain nombre de signes acoustiques avec autant de découpures faites dans la masse de la pensée engendre un système de valeurs ; et c’est ce système qui constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et psychiques à l’intérieur de chaque signe. […]
Les synonymes craindre, redouter n'existent que l'un à côté de l'autre ; craindre s'enrichira de tout le contenu de redouter tant que redouter n'existera pas. Il en serait de même de chien, loup, quoiqu'on les considère comme des signes isolés. […] Un signe appelle l'idée, (dépend) d'un système de signes (voilà ce qui est négligé), tous les signes sont solidaires. Un signe ne peut être défini que par ce qui l'entoure. Deux synonymes ne vivent que l'un vis-à-vis de l'autre, par rapport à l'autre. Même allons plus loin : chien désignera le loup tant que le mot loup n'existera pas. Le mot, donc, dépend du système ; il n'y a pas de signe isolé.
[...]
Si vous augmentez d'un signe la langue, vous diminuez d'autant la signification des autres. Réciproquement, si par impossible on n'avait choisi au début que deux signes, toutes les significations se seraient réparties sur ces deux signes. L'un aurait désigné une moitié des objets, et l'autre, l'autre moitié. »
Ferdinand De Saussure
« La langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique ». Les idées de la langue ce sont nos idées tout court. Saussure affirme donc ici qu’il ne peut pas exister d’idées ailleurs ni autrement que dans et par la langue. C’est rigoureusement la conséquence directe du fait que la valeur prime sur la signification. Si le rapport entre un mot et ce qu’il exprime vient du rapport qu’il entretient avec un autre mot, alors, en effet, ce sont les mouvements et les différenciations oeuvrant DANS la langue qui vont faire naître les différents entre les idées. Il y a le mot chien dans ma langue et si le mot « loup » n’existe pas dans cette langue, il ne fera aucun doute qu’un loup sera un chien tant que le mot loup n’apparaîtra pas. On ne touche pas à la signification du mot chien ni à ses phonèmes :/ch/ien/.
Mais voici que le mot loup « surgit » dans la langue. Il ne faut aucun doute qu’un loup n’est pas un chien. Pourquoi? Parce que le loup est sauvage et pas le chien? Parce que le loup vit en hordes alors que le chien domestique vit avec son maître? Toutes ses explications aussi pertinentes soient-elles ne verront le jour « qu’après ». Nous avons ici envie de dire qu’un loup n’a jamais été un chien, mais tant que les différences n’auront pas « cristallisé » dans la nécessité de faire un AUTRE mot, ces différences pourtant criantes ne seront pas « relevables ». Le mot cheval a un sens non pas parce qu’il désigne un être propre au cheval mais parce qu’il s’oppose dans la langue française à jument, âne, poney, etc. Jusqu’où faut-il que des différences soient relevées pour qu’un nouveau mot apparaisse? Ces différences elles-mêmes ne seront perçues que pour autant qu’elles seront désignées par des termes qui s’opposent entre eux. Nous commençons à comprendre tout ce qu’il s’ensuit de la lotion d‘arbitraire de la langue. Ce n’est pas parce qu’il y a des différences dans la réalité qu’il y a des mots différents dans la langue, c’est parce qu’il y a des mots distincts dans la langue que nous réalisons les différences dans la réalité. C’est le sytème de la langue et le jeu de valeurs qui s’instaurent entre les signes dans ce système qui fondent le rapport entre phonème et idée dans chaque signe (signifiant et signifié). Le rapport entre :/ch/ien/ et concept de chien ne se constitue que dans la langue et si aucun autre signe ne vient s’imposer dans la langue pour contrebalancer l’hégémonie du chien et pour faire place au loup, quand nous verrons un loup, nous verrons un chien.
La langue est donc fondamentalement un champ de tensions au sein duquel la négation prime sur l’être. la valeur prime sur la signification, car ce qui définit un mot n’est pas son rapport à une chose ou à une essence, mais le réseau de différences qui l’oppose aux autres signes. Cette structure négative — fondée sur la différance et la tension — fait de la langue un champ de forces, un espace où le sens ne se donne jamais positivement, mais toujours par écart. Ainsi, la langue se déploie comme un jeu de négativité, où l’être du monde se trouve continuellement ajourné par le fonctionnement du signe. Dans cette perspective, elle opère un oubli de l’être, au sens heideggérien : elle substitue à la présence originaire du monde un tissu de renvois et de substituts. Cet oubli est aussi un oubli de la vérité comme alètheia (définition de la vérité comme sortie de l’oubli), c’est-à-dire de la mise en lumière de l’être, car la langue enferme la pensée dans la médiation du signe plutôt que dans la révélation de ce qui est. Heidegger voit précisément dans ce processus la marque de la métaphysique occidentale : la domination du discours, du logos, sur l’expérience originaire de la présence — autrement dit, la victoire du langage comme système de relations sur la parole comme dévoilement de l’être.









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