- Langage et origine: la langue maternelle
Lorsque un enfant naît on dit qu’il « vient au monde », mais ce n’est pas tout à fait vrai, voire franchement « faux » si l’on comprend bien ce que le philosophe Alain (de son vrai nom: Emile-Auguste Chartier 1868 - 1951) écrit dans cet extrait de son livre « propos ». Quelque chose va se glisser entre le bébé et le monde qui va avoir un impact définitif sur son immersion dans « l’extérieur ». A proprement parler, ce n’est pas tant une chose qu’une certaine façon de l’accueillir, qu’une façon de « connoter » chacune ses manifestations de telle sorte qu’elle sera investie d’une dimension humaine, quasiment sociale. L’enfant qui naît ne voit pas le jour dans un monde « brut », physique, extérieur mais toujours déjà dans un certain « vis-à-vis » humain, dans un rapport humain préalable.
Tout être humain naît d’une femme, de la mère. Elle n’a pas cessé de le nourrir depuis neuf mois par le cordon ombilical, de participer à sa croissance, en tant que foetus. Le bébé va sortir de son ventre, le cordon va être rompu et il va connaître sa génitrice de l’extérieur, lui qui jusqu’à maintenant n’a vécu qu’en elle, par elle, lié, nourri par le cordon. L’enfant ne naît pas d’un autre corps que de celui qu’il a été durant toute la gestation. Il a été abrité dans la poche des eaux, baigné dans le liquide amniotique et sa naissance est finalement d’abord, non seulement le passage de l’élément liquide à l’élément « air » mais aussi la transition d’un corps abrité et intérieur à un corps perçu et extérieur. L’être humain naissant passe donc de la poche des eaux aux bras de sa génitrice. Il passe d’une intériorité humaine à une extériorité humaine, à ce que c’est qu’être en présence de l’humain mais de « l’extérieur ».
Quand nous parlons de condition maternelle biologique ou de génitrice, nous évoquons finalement cela: cette aptitude du corps féminin à engendrer un rapport à autrui dans l’intimité originelle d’un être à soi. C’est dans l’être à soi que va se constituer et émerger un type de rapport à l’autre, mais en même temps quelque chose va presque immédiatement tisser un autre lien, un lien fondamental d’une importance extrême et ce quelque chose, c’est déjà le langage.
Le langage n’est pas la même chose que la langue: autant une langue est composée de mots, autant le langage désigne une faculté symbolique, c’est-à-dire une aptitude à investir une chose d’une fonction de relais, de rapport à autre chose. J’agite la main mais agiter la main est autre chose qu’agiter la main, c’est dire « au revoir », ou plutôt c’est le signifier. C’est d’abord cela le langage. A la relation physique, intérieure et nourricière de la mère durant la période de gestation se substitue désormais et finalement très brutalement une relation signifiante. C’est exactement cela qui va s’insinuer dans le rapport entre le nouveau né et le monde extérieur et qui va s’imposer de telle sorte que finalement ce n’est pas au monde extérieur pur que l’enfant va être confronté et cela jusque dans sa toute première manifestation.
Physiquement, objectivement, l’enfant passe d’un élément à un autre élément, de l’eau à l’air. Il a déjà tout ce qu’il faut pour respirer mais « plié ». Les poumons n’avaient pas encore pris contact avec leur élément de prédilection, celui avec lequel ils vont échanger durant toute la vie à venir: l’air. Ce premier contact est douloureux puisque ces poumons sont encore dans ce que l’on pourrait appeler leur condition fœtale et qu’il sont maintenant très brusquement sommés d’entrer en interaction avec l’air. Ils doivent se déployer ici maintenant, urgemment et c’est douloureux. Donc le nouveau-né crie.
Ce cri pourtant que l’on peut parfaitement concevoir comme une réaction « pure », brute, explicable en termes rigoureusement scientifiques avec des causes qui ne sont QUE physiques ne sera pas du tout accueilli comme tel. La mère qui n’est plus reliée à son enfant par le cordon ombilical (en fait lorsque l’enfant est immédiatement placé dans les bras de la mère, le cordon est toujours là) est déjà en relation signifiante avec son enfant. Elle instaure cette relation ou plutôt on pourrait dire que le signe, le signifiant s’installe déjà c’est-à-dire que la mère qui sait parfaitement à quel point ce cri est naturel, causé par des nécessités physiologiques évidentes ne conçoit pas un seul instant de donner à cette explication le moindre poids. Elle a déjà dans ses bras un petit humain auquel il faut « répondre » comme s’il avait dit quelque chose, comme si ce cri avait voulu dire: « prends moi dans tes bras parce que j’ai mal ».
Ce qui se passe alors est d’une importance à tous égards première, originelle, fondatrice: à un rapport réel, brut de cause à effet (air / déploiement des poumons / cri) la mère substitue un message humain (douleur / vouloir dire / autrui). Elle transforme ainsi un pur ressenti en appel. « Tu ne le sais pas encore mais tu es en train de vouloir me dire à moi que tu as mal et tu attends que je réponde à cette souffrance. Tu me signifies ton ressenti. » Elle n’est pas dupe, elle sait bien qu’en toute rigueur c’est faux, mais ce n’est pas pour autant un mensonge, ou bien il faut convenir que c’est un mensonge qui va devenir réalité, porteur d’une réalité autre que physique, une réalité signifiante, un message, un signe, une adresse. Dans cette perspective, l’enfant n’est pas né dans un monde physique et naturel de forces en action mais dans une société humaine à l’intérieur de laquelle il est déjà systématiquement intégré (et nous allons voir que cet adverbe: « systématiquement » n’est pas à prendre à la légère). A bien des égards, ce à quoi nous assistons ici, c'est à la naissance du zoôn politikon d'Aristote.
(Il y a une réserve à insinuer ici: l'enfant naît dans le foyer familial. Celle qui lui donne naissance est sa mère. Nous sommes donc dans la famille. Or quand Aristote affirme que l'homme est un animal naturellement politique, il veut justement dire que l'être humain n'est pas seulement le membre d'une famille mais au-delà de ça, de la CITE. Ceci dit, et même si Aristote ne l'a évidemment pas formulé ainsi, la mère, en accueillant d'emblée son enfant dans "le signe", c'est-à-dire dans le présupposé d'une intention signifiante qui n'est pas du tout efficiente en réalité, du moins pas encore, l'installe aussi dans le "déjà-là" de la communication. Il ne cri pas dans la solitude de sa détresse, il est déjà dans une sorte de place publique où il "déclare" une parole, il exprime un message de détresse. En ce sens il est un "zoôn politikon.")
Les poumons sont enveloppés dans la cage thoracique ils vont se déployer dans la poitrine de l’enfant humain. Le fœtus était enveloppé dans le ventre maternel, il se développe dans un autre ventre bien plus vaste (mais qui n’en est pas moins ventre) à savoir la société des humain.e.s. Le terme qui doit ici nous venir à l’esprit est « expression ». Est exprimé, en son sens le plus littéralement physique ce dont l’être ou la nature est issu d’un mouvement de pression hors de…Le corps du nouveau-né, donc est exprimé hors du ventre maternel par ce processus que l’on appelle le travail de l’accouchement et l’expulsion du bébé à l’air libre. La mère qui a été jusque là la génitrice, le milieu nourricier, matriciel de l’enfant comme le cordon ombilical et finalement le nombril en témoignent substitue immédiatement à ce rapport physique qui va cesser (avec la rupture du cordon) un autre type de rapport fondamentalement distinct et et structurellement linguistique. Le nouveau-né exprimé devient un sujet qui s’exprime et évidemment ce n’est pas du tout le même sens des terme « expression » comme d’ailleurs le souligne assez la forme réfléchie du verbe: le nouveau né s’exprime: il extrait de soi un geste, un mouvement, une pensée mais d’abord ce « cri » qui sans vouloir dire est pourtant déjà du vouloir dire, un « vouloir dire qui échappe, pour l’instant, à la conscience de son auteur, à son libre arbitre.
Nous ne comprendrons rien à la profondeur de ce passage (et ce serait dommage comte tenu de tout ce qu’il est susceptible de nous faire comprendre concernant une multiplicité de questions que nous nous posons sur l’origine, que ce soit celle de notre être, de notre rapport au monde, aux autres, aux premières idées) si nous n’élucidons pas d’abord cette notion d’intention, de « vouloir dire », parce qu’il est bien évident que l’enfant ne « veut » rien dire mais qu’à son corps défendant, il dit bel et bien pourtant. Il « dit » alors même que son cri n’est pas articulé, ce qui pourtant est la condition même de toute parole. Et pourtant son cri est quand même déjà une parole, la parole d’un sujet, séparé du corps dont il vient de naître puisque, de fait, le cordon ombilical est rompu et qu’un autre: celui de la langue maternelle est déjà en train de se tisser.
Il ne viendrait à l’esprit de personne d’affirmer que c’est de son propre mouvement que l’enfant naît. La décision ne vient pas de lui. Le terme même de « décision » est impropre dans la mesure où le temps de gestation, la capacité protectrice et régulatrice du liquide amniotique, tous les processus de nutrition du fœtus à l'intérieur du ventre maternel etc, ont une durée limitée. Philosophiquement nous pourrions ici emprunter à Arthur Schopenhauer la notion centrale pour lui de « vouloir vivre ». Mais de quoi s’agit-il?
Le vouloir-vivre chez Schopenhauer désigne la force fondamentale, métaphysique et aveugle, qui anime toute vie. C’est la volonté irrépressible et inconsciente qui pousse à exister et à persister à travers les êtres vivants. Selon lui, la vie n’est que la matérialisation de cette volonté, qui est éternelle et se manifeste à travers des individus qui naissent et meurent, mais elle-même ne cesse jamais de vouloir vivre. Ainsi, le vouloir-vivre n’est pas une simple volonté consciente, mais une force primitive et fondamentale qui veut la vie absolument et à jamais. Il est une force qui ne cesse de se vouloir et qui était déjà présente dans l’acte sexuel à partir duquel l’enfant est. Que ce soit dans la croissance d’un brin d’herbe, dans l’appétit d’un prédateur, dans le développement d’une cellule, ou dans l’attirance sexuelle des animaux qui se reproduisent, "le vouloir vivre se veut". Ce désir primordial des êtres vivants est le moteur aveugle et fondamental de toute existence et explique pourquoi l’enfant naît comme prolongement de cette force vitale. Il est absolument impossible de donner un sujet à cette force à moins d’entendre « la nature » ou la vie. Le plaisir sexuel ne vient pas d’une autre origine que celle d’un ressenti par lequel le vouloir vivre nous envoie comme un assentiment, comme une confirmation de ceci que nous abondons dans son sens en désirant le ou la partenaire.
Aujourd’hui la contraception nous permet de vouloir ou pas des enfants mais à l’origine la force qui œuvre dans la sexualité et dans la reproduction n’a vraiment, selon Schopenhauer, rien à voir avec une volonté individuelle. Est-ce que les parents savent vraiment ce qu’ils font quand ils font un enfant? Nous sommes conditionnés à répondre socialement, moralement, légalement « oui » mais fondamentalement, du point de vue de Schopenhauer, la réponse est NON. Quiconque désire est inconsciemment l’agent d’une puissance chaotique, aveugle et absurde qui est le vouloir-vivre.
A fortiori, donc, le bébé n’est certainement pas l’initiateur du mouvement par le biais duquel il naît. Il y a « du vouloir vivre » à toute occasion, en tout temps en tout lieu. Ce qui intéresse Alain (qui n’est vraiment pas un schopenhauerien), c’est comment l’enfant va concevoir ses premières idées, ses premiers actes, des mouvements qui pourraient dits « les siens »? Comment un sujet conscient volontaire et libre va-t-il pouvoir voir le jour alors même qu’au début, il est quand même assez difficile de nier ce que Arthur Schopenhauer avance. Personne ne naît, ne vient au monde spontanément, de son propre mouvement sous l’effet de sa volonté propre, mais toujours sous l'impulsion d'un vouloir vivre sans limite spatiale ni temporelle. Il n'est absolument rien de tout ce qui est qui puisse se développer autrement naturellement que sous l'effet de cette force de croissance.
Mais alors d'où peut venir son intention propre à "lui", en tant que personne? C’est justement à cette volonté personnelle que la mère travaille consciemment ou pas en lui prêtant une intention qu’il n’a pas: « mais il est aussitôt compris par sa mère ». Alain va même plus loin: l’enfant n’a aucune idée précise de ce qu’il veut dire quand il dit « maman » mais il va évidemment constater qu’à chaque fois qu’il dit ses deux syllabes un être en particulier, celui qui lui est le plus proche va « répondre » de quelque façon à son pseudo appel. Les enfants en bas âge tâtonnent et les adultes font semblant de prendre l’effet pour la source. « C’est moi que tu appelles, pas vrai? ». La mère met déjà des catégories et des marqueurs grammaticaux, sémantiques, linguistiques: « toi, moi, tu, appeler, etc. » dans ce qui, en réalité, à ce moment là, n’en contient absolument aucun mais un processus d’acquisition est déjà en activité ici. Et peu à peu l’enfant va effectivement vouloir dire "mama"n avec une volonté qui sera la sienne.
Bref, nous sommes en train de passer du vouloir vivre de la vie au vouloir dire du sujet parlant. Mais comme nous le fait comprendre Alain, nous raterions quelque chose si nous ne réalisions pas qu’il y a un autre vouloir entre ces deux là: nous pourrions l’appeler « un vouloir faire signe » mais pas « faire signe » au sens de « faire coucou! », mais faire de toute chose, de toute réalité, un signe, un symbole. Quelle est exactement la teneur profonde de la façon qu’a la mère d’accueillir son enfant?
- Tu ne le sais pas mais, en criant, tu ne fais pas que crier. Ton cri est un signe, mais de quoi? De ta détresse, de ton appel. Il se trouve que le milieu dans lequel tu cries fait déjà de ce cri autre chose qu’un pur bruit, qu’une réaction physique à la douleur que tu éprouves et, du coup, en l’éprouvant tu me l’adresses, tu attends de moi une réponse, même si tout cela n’est pas encore efficient dans ta pensée. Je t’apporte donc la réponse à une demande que tu n’es pas conscient d’avoir formulée de façon à ce que tu finisses par faire le lien. Ce lien est celui qui te reliera à moi, mais aussi à ta communauté linguistique et finalement à l’humanité (en tant que porteur de symbole)
On pourrait dire que l’enfant qui naît est finalement déjà un zôon politikon au sens aristotélicien du terme, ou, du moins, que le processus par le biais duquel l’adolescent sortira de son oïkos est déjà en train de s’amorcer ici parce que l’enfant est déjà pris, accueilli comme un sujet parlant (et Hannah Arendt utilise toujours l’expression: « par la parole et par l’action » pour évoquer la naissance d’un authentique citoyen)
(Parenthèse: Ici je ne peux pas m’empêcher de faire une toute petite digression: nous faisons des recoupements très glissants, ne serait-ce que parce qu’évidemment Aristote n’affirmerait jamais que l’enfant qui sort du ventre de la mère est déjà un zôon politikon, même si le zôon politikon c’est justement l’idée qu’un être humain l’est pas naturellement mais par éducation, par socialisation, et en un sens la mère est déjà en train de socialiser son enfant - Ce qui est intéressant c’est qu’il ne fait guère de doute que nous vivons en ce moment, et notamment en Europe, une dépolitisation de l’être humain, une éradication programmée, absurde, terrifiante, déshumanisante et malheureusement parfaitement consentie de la part de nos dirigeants du zôon politikon. Si nous allons au bout de ces recoupements, il apparaît clairement que ce que nous vivons est une sorte de régression de l’être humain jusqu’au stade foetal. L’hyper-consommation et le délire transhumaniste nous apparaissent alors sous leur vrai visage: celui du retour à la sécurisation du ventre maternel, de la régression de l’humanité jusqu’à un stade de minorité (au sens kantien) hallucinant qui revient à désirer réintégrer le giron matriciel, le lieu hyper protégé de la non responsabilisation à l’état pur….Bon!…. Et si nous leur achetions une peluche! (à Ellon Musk, Donald Trump et Peter Thiel) et retournions à notre seule véritable affaire: venir au monde en tant que zôon politikon?)
Nous sommes ainsi en mesure de suivre parfaitement les trois étapes de ce processus au terme duquel l’enfant « parle » de sa naissance à l’adresse volontaire et revendiqué d’un signe à quelqu’un. Il y a:
- le « vouloir vivre » par le biais duquel l’enfant naît et crie (sans vouloir rien dire)
- Le « vouloir faire sens » par le biais duquel tout ce qu’il fait est déjà investi de la valeur d’un signe (il ne peut pas juste crier de la même façon qu’un être humain qui tape sur une table ne peut pas juste vouloir faire du bruit mais dire qu’il n’est pas content ou que « ça suffit »)
- Le « vouloir dire » grâce auquel le cri va être posé comme une manifestation volontaire et consciente du bébé qui déjà s’affirme comme un sujet d’énonciation.
Le passage de la phase 1 à la phase 2 mérite vraiment toute notre attention parce que quiconque veut comprendre comment nous venons au monde doit exactement saisir ce qu’il s’y passe. « Le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe. Quel est donc l’enfant à qui on n’a pas montré les choses et d’abord les hommes? Où est-il celui qui a appris seul la droite et la gauche, la semaine, les mois, l’année ? J’ai grande pitié de ces philosophes qui vont cherchant comment la première idée du temps a pu se former par réflexion solitaire. Êtes-vous curieux de connaître les idées du premier homme, de l’homme qui n’est jamais né? » Alain ici est très ironique: on ne comprendra rien de ce que c’est que penser tant que l’on n’aura pas d’abord éclairci le vrai milieu dans lequel l’être humain naît qui n’est pas un monde physique mais déjà un monde de signes, parce que déjà la mère a installée l’enfant dans une certaine disposition de corps et d’esprit au sein de laquelle les sensations premières, comme la douleur et la réaction physique à la douleur n’étaient pas que douleur reçue mais déjà douleur exprimée.
Un corps sort d’un ventre et puis voilà que soudain un sujet dit à un autre sujet « j’ai mal. Prends moi dans tes bras! » Comment un tel miracle est-il possible en si peu de temps? Il ne l’est pas…..pas vraiment, en tout cas, sans la compréhension de cette seconde phase qui ne se réalise pas sous l’effet d’une personne, ni d’un Dieu mais qui constitue exactement le titre de notre chapitre: c’est cela le langage. Ce « vouloir faire signe » ne saurait être mis au crédit de quoi que ce soit. Cela n’est ni plus ni moins qu’une aptitude à faire de n’importe quoi le symbole de n’importe quoi d’autre mais de façon systématique et organisatrice. Il semble bien toutefois qu’il y ait dans cette émergence quelque chose qui a rapport au logos (C'est un terme grec très important qui signifie langage et raison en grec) et à l’être humain, à la réalité sociale de tout être humain. Toutefois il faut se garder de se rallier trop vite à cette idée selon laquelle nous serions en prise à une réalité exclusivement humaine car il semble bien qu’il y ait aussi dans cette orientation première à faire sens, à donner du sens à tout donné quelque chose qui présente une certaine familiarité avec le sacré. Nous sommes peut-être en prise à la même donation mystérieuse que celle du Monolithe de 2001 odyssée de l’espace.
De la même façon, il n’est pas possible que le visage soit ici devant moi sans que je lui prête une attention, un respect empreint de l’évidence d’un sens, d’un signifiant, même si ce signifiant, je ne sais pas ce qu’il veut dire. Religion, art, science, philosophie, mythologie ont, au-delà de toutes leurs différences fondamentales, cette origine commune: l’univers se donne comme une réalité énigmatique avec laquelle nous ne nous situons pas sur un plain pied de compréhension. En même temps, nous ne voyons pas comment toutes ces pratiques humaines auraient pu voir le jour sans ce questionnement sur le sens de ce qui nous est donné.
Il n’est pas de naissance, d’accouchement humain qui ne soit à la fois une réalité physique et déjà un phénomène social, voire politique, un accueil dans une communauté qui est en train d‘activer un processus « d’embrigadement ». Ce terme péjoratif n’est pas nécessairement excessif, comme nous le verrons, même s’il ne correspond pas à l’intention d’Alain qui n’exprime aucune réserve à l’égard de cette procédure. Comment le pourrait-on, en un sens, puisque, de fait, il y a beaucoup à voir entre cette détermination interprétative et pré-linguistique ou déjà linguistique du cri des nouveau-nés et le phénomène humain.
L’enfant humain est toujours déjà humain parce qu’il est toujours déjà en train de signifier à sa mère qu’il crie, même si telle n’est pas son intention. Même quand le cri n’est pas articulé, il est reçu comme s’il l’était. On peut d’ailleurs rappeler que c’est exactement au cri articulé qu’Aristote fait référence dans le passage sur le zôon politikon. Nous naissons d’abord dans le langage, dans l’adresse à l’autre, dans l’efficience première d’une communication avant de venir au monde de telle sorte que le monde que nous éprouvons est toujours déjà préalablement indiqué, désigné par « le signe ». Nous sommes des animaux symboliques au sens étymologique. Symbole vient du grec σύμβολον / súmbolon qui signifie ce qui est lancé, jeté devant ensemble (sym) et il désigne un objet coupé en deux dont le raccordement des moitiés permettait à des personnes de se reconnaître, de se rassembler (comme un signe de ralliement entre les membres d’une association secrète).
« Non pas monde de choses mais monde humain »: une remarque d’importance s’impose ici, qui reprend un peu l’affirmation d’Alain, à savoir que c’est justement parce que nous naissons toujours dans un monde préalablement humain que nous vivons dans ce qui nous apparait seulement après comme un monde de choses distinctes, d’objets et d’éléments séparés. Il nous est difficile de nous faire une idée de ce que cela pourrait être: "naître dans une réalité physique" puisque en un sens, nous ne l’avons pas vraiment vécu.
Peut-être la meilleure représentation que nous pourrions nous en faire serait-elle dans la toile du peintre Edvard Munch. Ce qu’elle décrit, c’est justement et précisément le contraire de ce qu’Alain définit et justifie dans ce texte. Munch peint le cri dans l’univers physique. Sa toile est plus scientifique que bien des théories qui revendiquent de l’être. Nous crions dans les forces, et ces forces ne font que se resserrer davantage autour de nous sous l’étau oppressif de ce cri. Nous crions de trop crier (et le pire c'est que cela se rajoute au cri des choses, à cet étau des éléments qui enserre la silhouette centrale). Mais ce qui est le plus notable dans cette toile, c’est l’absence de choses distinctes, silhouettées, (à l’exception de la rampe du pont). Venir au monde physique et non au monde humain, c’est être pris dans les filets d’une conspiration incessante et chaotique de forces telluriques, gravitationnelles, atmosphériques, sonores, thermiques, lumineuses, éoliennes, magnétiques, etc. Le monde naturel est tissé dans le réseau d’une telle multitude d’interactions, d’inter-dépendances, d’intrications, de connexions, qu’il n’est pas possible en l’état d’y déceler des choses distinctes. Tout y est lié au contraire, comme un flux continu au sein duquel rien ne peut être dit « séparé ». A bien des titres, c’est bien cela l’expérience de la silhouette centrale de la toile de Munch.
Mais alors quand commence-t-il d’exister des choses? Quand l’intellect humain impulsé par le « vouloir faire signe de… » du langage impose ses grilles et ses catégories conceptuelles à ce flux continu que serait la nature sans « nous » (et qu’elle est encore aux yeux des artistes). Quel est donc l’enfant auquel on n’a pas imposé l’idée qu’il y avait des choses, des forces différentes, des éléments, des matières, etc? Alain a raison à un point qu’il ignore peut-être, ou du moins que l’on peut encore accentuer. Ce n’est pas parce qu’il y a des choses distinctes qu’il y a des signes différents, c’est l’inverse: c’’est ce vouloir faire signe de qui découpe notre perception des choses, des couleurs, des éléments, des forces, etc. On peut donc en un sens avoir « pitié » (même si cette perception n’est vraiment pas modeste de la part d’Alain) de ces philosophes qui font mine croire que des pensées nous viennent purement, isolément, dans le secret de notre intimité psychique, de notre « moi ». Ce n’est même pas qu’on puisse penser seul.e c’est que penser, c’est toujours déjà le rapport aux humains par le signe, par le langage. Nous n’avons pas à faire effort pour penser avec les autres humains parce que finalement penser est déjà l’immersion dans le monde humain du langage. Les idées que nous avons l’impression d’avoir par nous-mêmes n’auraient jamais vu le jour sans être tissées d’abord dans cette toile tendue (comme un piège) par la mère qui nous accueille (et nous plonge autoritairement dans le langage, dans le présupposé de vouloir faire signe de…
Êtes vous curieux de connaître les idées du premier homme, de l’homme qui n’est jamais né? Alain est ironique. Ce qu’il nous décrit ici est en un sens l’origine de l’humanité, de ce que c’est qu’être humain, de ce que c’est qu’être un animal naturellement politique, c’est-à-dire naturellement en phase avec les autres humains ou du moins né du contact avec eux, contact s’établissant par immersion, on pourrait presque dire « capillarité ». Puisque nous naissons en criant et que ce cri est d’emblée accueilli comme un intention signifiante, communicante (ce qu’en toute rigueur il n’est pas du tout), nous sommes accueillis par des êtres humains qui nous intègrent dans ce vouloir faire signe humain par le biais duquel une certaine interprétation du rapport au monde, aux autres, à soi-même est imposée, mais laquelle? Le symbolique, c’est-à-dire l’échappement vers le sens, le détachement à l’égard d’une perception littérale et brute du donné, l’impossibilité de poser qu’un cri soit juste un cri.
Le “vouloir signifier” viendrait alors comme une instance supérieure ou englobante, qui se réfère à la dimension propre du langage. Ce vouloir signifier n’est pas le simple fait de “vouloir dire” comme acte ponctuel, mais la force à l’origine même du système de signifiants, la capacité du langage lui-même à produire du sens. Cette instance implicite suppose un vouloir qui est plus abstrait, structurel, et moins directement lié à l’intention individuelle du locuteur.
Ainsi ta chaîne pourrait se développer ainsi :
1. Le vouloir vivre : poussée vitale animale, plurielle, originaire.
2. Le vouloir signifier, ou le vouloir faire sens : le phénomène linguistique fondamental, collectif et différentiel, qui fonde le langage comme système de signes,
3. Le vouloir dire : l’expression immédiate de la vie humaine naissante, un geste/son signifiant mais encore inédit, actant la naissance d’une présence signifiante et individuelle.
Le vouloir vivre est cet élan de la nature sous l’impulsion duquel tout ce qui est désire croître. Ce n’est pas du tout ce qui intéresse Alain. On pourrait même dire que cette force brute, naturelle, continue et surtout totale exhaustive (en ce sens qu’il n’est rien de l’univers qui y échappe puisque l’univers lui-même est cette poussée continuelle et instante) est pointée, désignée voire célébrée par des philosophes qui ne sont pas sa référence de prédilection, à savoir Descartes. En même temps, il est assez difficile de nier l’existence de cette puissance. On pourrait presque dire que c’est finalement celle qui détermine le bébé à naître, une force aveugle comme dirait Schopenhauer (le vouloir vivre, c’est bien le terme que l’on retrouve chez ce philosophe, mais elle était déjà présente chez les Stoïciens (le grand vivant , chez Spinoza (le conatus), et elle le sera chez Nietzsche (la volonté de puissance).
Le moment de lucidité d’Alain se joue plutôt dans la clarté avec laquelle il aborde la question de l’origine, principalement quand on met ce texte en perspective avec le duel que pendant prés de trois siècles les empiristes livrèrent aux innéistes. Il est question pour eux de savoir d’où viennent les idées, d’où vient que nous ayons des Idées: sont-elles toujours déjà présentes dans l’esprit des êtres humains, comme le pensent les innéistes (Descartes, Leibniz, dans la tradition de Platon) ou bien viennent elles plutôt de nos sens et de notre expérience première de la réalité (Locke, Bacon, Hume)? Il y a bien des idées premières, des bases dont il n’est pas possible de situer l’existence dans l’expérience sensible que nous en faisons (Descartes situe ici l’infini notamment) mais inversement nous voyons mal comment fonder l’existence de ces principes en nous sans les attribuer à une présence supérieure et transcendante comme Dieu. Or la présence de Dieu n’est pas fondée en raison.
Alain qui est un partisan de Descartes fait ici preuve de discernement et de profondeur en posant que l’on ne cessera de réfléchir dans le vide tant que nous ne prendrons pas en compte cette naissance de l’enfant dans une extériorité toujours préalablement signifiante. Cette explication renvoie dos à dos l’innéisme et l’empirisme ou plutôt les concilie. Pourquoi?
Ce que nous avons désigné comme vouloir faire sens, ou vouloir faire signe est « toujours là avant ». Il y a une antériorité structurelle du langage et de la langue. Aucun être humain ne peut venir au monde sans que le langage ne précède sa venue, ne s’interpose entre lui et cette extériorité radicale du monde ( que l’enfant, de ce fait ne connaîtra peut-être jamais, enfin à moins qu’il ne fasse preuve d’un courage singulier, et tous les êtres humains ne l'ont pas, mais ce n’est pas du tout ce qui intéresse Alain). Par conséquent, nous comprenons d’où vient le point de vue innéiste, non pas de Dieu ou d’idées présentes depuis toujours dans l’esprit des humains mais du langage.
De la même façon, cette immersion dans le signe est, quoi qu’on en dise, une expérience, une rencontre, une prise de contact. L’enfant est passif. Il est accueilli dans le toujours déjà du « vouloir faire sens » de la mère, laquelle ne lui laisse aucune alternative, pour son bien (puisque ainsi l’enfant va pouvoir jouer de toute la magie du signe, c’est-à-dire de la capacité à décrypter le monde en choses, en éléments, en catégories. Finalement il ne pourrait exister de cosmos (cosmos signifie en grec "univers ordonné par des lois") dans logos (langage e trationalité), c’est-à-dire qu’il n’y a de monde ordonné qu’aux yeux de celle et de celui qui a été immergé dans le signifiant. Le signe permet de résoudre l’un des problèmes les plus insolubles de la philosophie européenne du 16e au 18e siècle.
Du coup, il n’y a pas de « premier homme », parce que dans cette acquisition de ses premières idées, aucun être humain ne naît seul. Nous naissons au langage avant de venir au monde. Par conséquent, nous sommes toujours préalablement conditionnés à faire sens de tout ce qui se réalisent de nous de façon instinctive, naturelle, impulsive. Nous sommes des machines remontées et formatées pour convertir du vouloir vivre en vouloir dire, et si nous sommes exactement cela, c’est à cause du langage. Il y a bien une forme d’orientation ou de prédisposition qui s’opère par le canal des générations mais elle s’appuie sur une sorte de donne horizontale première qui est l’immersion dans la langue. La mère veut que son enfant soit dans cette étrange maison qui finalement n’existe qu’en tant qu’intériorité, que dedans, à savoir la langue qu’elle parle et pour se faire, il faut d’abord que l’enfant soit accueilli dans ce que l’on pourrait appeler « l’intention de l’intention », c’est-a-dire l’intention maternelle de plaquer le schéma intentionnel sur toute manifestation, et ce dés la toute première: le cri. L’enfant donc ne crie pas, il parle, même s’il ne sait pas qu’il parle. Ses poumons ne se déplient pas dans un pur environnement physique de douleur et de passage d’un élément à un autre (enfin scientifiquement si! Mais humainement non!)
Le point crucial ici est celui de la langue articulée (par « articulée », il faut entendre modulée, organisée, comme lorsque vous dites un « mot ». Le mot chat est articulé, ce n’est pas un hasard si la séquence sonore /ch/a/ déclenche en vous une image mentale de chat. C’est articulé) . Le cri n’est pas du tout articulé: il est pure sonorité, pure douleur sans intention. Il ne fait aucun doute qu’il EST cela (d’ailleurs nous serions incapables de transcrire ici le cri d’un nouveau né). Et pourtant il ne l’EST pas. Il est entendu comme s’il était articulé, c’est-à-dire déjà un mot, ou un appel, un SOS, avec un sens: occupez vous de moi! Ce n’est pas complètement vrai mais ce n’est pas non plus vraiment faux).
« Le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe »: mais d’où lui viendrait cette intelligence, cette simple idée de recevoir un phénomène non pas étant ce qu’il est, mais ce dont il fait signe si lui-même n’avait pas été d’abord considéré comme signifiant, comme symbole? Nous atteignons ici un certain niveau de justesse, d’évidence. On ne voit pas bien d’où ni comment nous pourrions contredire Alain sur ce point. Il n’est rien de la notion de « chose », « d’homme », de droite de gauche, de semaine, de mois, d’unités de temps qui « aille de soi ». Aucun être humain ne peut naître en ayant déjà ces idées là en tête. Et c’est particulièrement intéressant pour ce concept de « chose", « res » en latin.
Que nous naissions dans un monde au sein duquel il y a déjà des choses n’est pas du tout vrai. Ce n’est pas parce qu’il y aurait déjà des choses qu’il y aurait des signes pour les désigner, c’est parce qu’il y a des signes et surtout des mots qu’il y a des choses, c’est-à-dire que nous avons appris à découper dans une continuité confuse, indistincte et chaotique des « choses » avec des contours bien silhouettés. Il n’est rien dans la nature d’un arbre en terre qui pousse qui délimite ses racines plantées dans le sol, son sol lui-même, son tronc, ses branches ses bourgeons, etc. Tout ceci est lié (et c’est d’ailleurs pour cela qu’il pousse). Le vouloir vivre de la nature est un concept exhaustif, chaotique, total, immersif. Être est un tout. C’est exactement ce que veut dire le philosophe Spinoza quand il évoque l’unité de la substance (laquelle pour lui est finalement divine, c’est Dieu). Il ne peut exister qu’une substance. On ne croit pas si bien dire quand on affirme qu'on est « tout chose » mais en un sens ontologique fort. Être, c’est participer d’un seul et même « être chose ». Si nous ne naissions pas dans un monde de signes nous viendrons à un monde qui serait « ce que c’est qu’être chose », une seule et même chose. De substance, il ne peut en exister qu’une.
Et pourtant nous en voyons plein: des branches, des troncs, des brins d’herbe, des humains séparés, des animaux, le ciel, le soleil, des cours d’eau, etc. Dans l’unité de ce que c’est qu’être chose, nous découpons des éléments, des couleurs, des phases, des consistances, des êtres, etc. Mais comment faisons nous cela?
Nous pourrions utiliser ici l’image des pochoirs ou de moules revêtant des formes pré-dessinées et que nous appliquons à une réalité continue, exactement comme un cuisinier utilise des patrons qui ont la forme de tel ou tel motif pour découper une pâte à sablés. La synonymie en français du verbe voir et distinguer peut être ici à juste raison soulignée. Nous ne voyons dans la nature que ce que nous y distinguons par les signes. C’est toujours d’abord notre langue que nous voyons, que nous sentons, dont nous faisons l’expérience. Quoi que vous fassiez, viviez, pensez, c’est dans le ventre de votre langue maternelle que vous le vivez pensez, ressentez. Nous ne naissons jamais dans le tout de ce que c’est qu’être chose, UNE chose, UNE substance, UN monde, l’Être (ce serait le cas si le langage n’existait pas parce que le vouloir vivre est UNE force). Nous percevons des différences parce que déjà la langue fait pression sur nous de telle sorte que nous fassions entre des variations intensives de présence des différences entre des blocs d’espace-temps: ce que nous appelons « des choses ». Toutes les langues font ça, mais avec des critères de différenciation qui ne sont pas les mêmes de telle sorte qu’en fonction des langues que nous parlons, ce n’est pas le même monde que nous percevons, habitons.
Alain se reprend quand il affirme que tout humain a connu des signes avant de connaître de choses, mais on doit aller plus loin que lui: c’est justement parce qu’il connaît d’abord des signes qu’il connaît ensuite des choses et les choses qu’il connaît ne sont que celles que les concepts de sa langue lui ont permis de distinguer, donc de percevoir. Nous faisons l’expérience sensible de réalités que nous pensons extérieures mais c’est pourtant dans l’intériorité d’une langue maternelle qu’elles se manifestent à nous comme telles. On parle parfois de vision intérieure entendant pas là, une sorte d’hallucination mentale, d’intuition plus ou moins mystique et personnelle, de « délire », mais en fait il existe une intériorité perceptive, une interprétation sensitive, qui fait communauté et c’est celle de notre langue. Plus nous nous développons dans les repères conceptuels de ces principes distinctifs, plus nous enveloppons dans la langue.
Le bébé est enveloppé dans le tissu humain et il se développera le tissu linguistique de sa langue maternelle. Plus il s’y développe plus il s'enveloppe dans la langue et plus il "s’enveloppe linguistiquement", plus il se développe humainement mais finalement il existe une réalité hors de laquelle il ne lui pas donné ni permis de se développer vraiment c’est celle de cette substance unique, continue et chaotique (au sens de sans distinction ni ordre ni structure), c’est celle du vouloir vivre.
Mais précisément pour des philosophes comme les stoïciens, comme Spinoza, comme Nietzsche, Bergson et plusieurs autres, non seulement cette exclusion n’est pas possible, mais elle n'est pas souhaitable, et nous pouvons nous interroger sur l’art, sur la possibilité que l'art décrive précisément l’incroyable tentative de ce même nouveau-né de s’arracher à cet enveloppement dans le ventre linguistique pour faire l’expérience authentique de ce qu’est (ou serait) l’acte de venir à un monde sans mot. Cette description de l’art est exactement celle de Henri Bergson. C'est aussi ce qu'illustre la toile de Edvard Munch
Cela n’enlève rien à l’extrême pertinence de ce passage d’Alain qui finalement décrit ici une sorte de « pensée limite » de conception d’autant plus riche qu’elle se révèle hyper clivante. Il existe une multitude d’affirmations argumentées qu’il est impossible de contredire, notamment sur l’impossible origine, sur l’impossibilité d’une naissance solitaire de l’humain. En un sens, l’être humain ne crie jamais, il est toujours déjà parlant, déjà signifiant. Par conséquent il ne naît pas en ce sens qu'il n'a pas d'origine, de début. En tant que signifiant, il s’anticipe, il s’attend toujours déjà, comme une armée qui ne cesserait d’être à jamais à l’avant garde d’elle même et qui se précèderait elle-même en tout lieu, en tout temps. L’humanité n’existe qu’à partir de l’intérieur de ce qui la présuppose c’est-à-dire le langage. Il ne "veut" pas signifier mais de fait il crie dans un milieu à l’intérieur duquel son cri ne peut être qu’un signe, donc il parle. Tout fait sens dans ce ventre de la signifiance: que je tape sur la table, que je regarde fixement tel autre visage, que je me racle la gorge, ce sont des symboles qui veulent forcément dire autre chose que leur pure réalité physique, littérale. C’en est fini du littéral. En fait il n’y en jamais eu pour Alain. La vie humaine commence là où la littéralité physiologique , physique, des choses, des êtres et du monde finit , mais elle n’a jamais commencé.
Même quand l’enfant va dire « maman » sans vraiment savoir ce qu’il dit, un peu comme un étranger répète la séquence sonore du mot qu’il vient juste d’entendre dans la bouche des habitants natifs, il crée une réaction, il lance un pavé dans une mare de sens où déjà son « maman » résonne comme un vouloir dire qu’on lui prête mais qu’on lui a toujours déjà prêté. A voir se répéter l’effet, à savoir le rapprochement ému de la maman réelle, il va finir par comprendre la cause et de langue enveloppante qu’il subissait passivement il passe à la maîtrise développante de l’appel et de la désignation volontaire. De l’immersion dans les signes il va s’élever au statut de maître des choses et des êtres. Il s’éveille au pouvoir de dire. Mais a-t-il pour autant renoncé définitivement à la puissance de son cri? Ne resterait-il pas dans la parole, aussi articulée soit-elle par les règles strictes, grammaticales de sa langue, quelque chose de son cri?












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