Se connaître soi-même au milieu des autres n’est pas chose facile.
Plutôt que d’être compris par notre entourage tel que nous sommes, au risque de
ne pas être accepté, nous préférons être reconnus par lui pour ce que nous ne
sommes pas, au risque de ne pas être compris. C’est ainsi que nous jouons sans cesse dans la
vie courante un ou plusieurs rôles auxquels nous finissons par croire. Or le
numérique change totalement la donne des rapports sociaux en accélérant et
facilitant les échanges sans que l’on saisisse forcément la nature de ce qui
est échangé, ni le sens de qu’est « échanger » . Cette
transformation épouse-t-elle le mouvement de cette imposture qui régit la
plupart de nos rapports avec les autres ou bien réunit-elle les conditions
nouvelles favorisant le retour à ce mot d’ordre très
ancien : « Connais toi toi-même ! » ?
1 – L’image et les
« quiproquos » de l’identité
On peut évoquer, pour commencer, une situation
que vous avez nécessairement déjà vécue puisque elle met en scène des élèves et
un professeur. Lorsque un être humain qui exerce le métier d’enseignant voit
pour la première fois d’autres êtres humains qui se trouvent être les élèves de
sa classe, peut-on vraiment dire qu’ils font connaissance en tant qu’êtres
humains, qu’ils se découvrent les uns aux autres tels qu’ils sont, pour ce
qu’ils sont ? Evidemment non, parce que cette rencontre se passe dans un
lycée et qu’elle ne se produit qu’à partir de certains principes ou présupposés
qui « vont de soi » pour les uns comme pour les autres. C’est ainsi
que l’enseignant va nécessairement aller se placer derrière le bureau, ou, en
tout cas qu’il va l’occuper et que vous allez vous asseoir à vos tables. Il n’a
l’air de rien ce bureau, pourtant il signifie quelque chose de très important.
C’est un endroit « stratégique » dans l’espace de la classe, comme
une colline dans le champ de bataille qui oppose deux armées et dont la
possession donne un avantage décisif à celui des deux camps qui a su la conquérir,
à cette différence importante prés qu’il n’y a pas de bataille, parce que le
bureau, vous en tant qu’élèves, vous l’avez toujours déjà perdu. Mais
pourquoi ?
Parce que le véritable objectif du bureau est
de tracer dans la salle une ligne virtuelle de séparation ente celui qui
transmet une connaissance qu’il a et ceux qui reçoivent une connaissance qu’ils
n’ont pas encore. Derrière le bureau, il y a « le savoir », devant,
« une ignorance qui attend de devenir un savoir ». Toutefois, ce
n’est pas parce que les rôles sont fixés à l’avance que le professeur va
pouvoir complètement se reposer et s’appuyer sur le statut que la société lui a
donné. Nous savons tous qu’un professeur est, sans cesse, soumis à cette
contrainte de faire la preuve qu’il en est un, comme c’est le cas pour toutes
les professions, et cela va se jouer notamment, principalement, face à vous.
Autrement dit, il va falloir qu’il se fasse reconnaître de vous comme étant
exactement ce qu’il est censé être, c’est-à-dire « quelqu’un qui sait ».
Or, c’est à ce moment là qu’il se produit parfois un processus sournois,
destructeur, anti productif et qui va au cœur du problème posé par l’identité,
soit l’image. Il n’est pas facile de se connaître soi-même parce que l’image
que nous envoyons de nous aux autres pour nous faire accepter d’eux, tels que
nous sommes censés être, brouille la
donne de la réalisation simple de celui que nous sommes vraiment. Nous avons du
mal à nous connaître parce qu’ils nous faut toujours d’abord nous faire
reconnaître. Et cela peut donner lieu à des situations tout à la fois absurdes
et malheureusement « courantes ».
Ainsi, il n’est pas rare qu’un professeur ayant
à se faire admettre comme savant aux yeux d’élèves qui ne savent pas encore,
consacre, sans même s’en rendre compte, toute son énergie à maintenir cette
ligne de distinction entre son savoir et l’ignorance de ses élèves plutôt qu’à
la faire disparaître. Il utilisera donc dans son enseignement, c’est-à-dire
dans l’acte de transmettre, toutes les ficelles possibles pour conserver son
image de « savant » parlant devant des « non
savants », en utilisant notamment un langage érudit, incompréhensible de
spécialiste, en faisant comme si « il allait de soi » que tel ou tel
théorème, chapitre, référence était déjà bien connus d’eux alors qu’ils n’en
ont jamais entendu parler, bref en situant son « niveau » à un tel
degré de « non transmissibilité » qu’il gagnera auprès de ses élèves
la reconnaissance de son statut à faire précisément tout le contraire de ce
pour quoi il est là : transmettre, donner. Cette confusion peut
éventuellement jouer avec tellement d’habileté sur certains complexes
d’infériorité des élèves par rapport au savoir qu’on en arrivera à cette
situation absurde dans laquelle un élève dira après une séance :
« C’était sûrement un très bon cours. La preuve ? Je n’ai absolument
rien compris. »
Ce genre de malentendu ne profite, sur le fond,
pas davantage aux élèves qui n’ont rien appris, qu’au professeur qui, ayant
perdu son temps à travailler son image auprès de sa classe, n’a pas progressé
d’un pouce dans son domaine de recherche, alors qu’il aurait peut-être pu le
faire avec ses élèves si, plutôt que
d’insister sur son savoir, il s’était présenté à eux comme étant marqué, voire
préoccupé par son ignorance, c’est-à-dire justement par l’impression
authentique de n’en avoir jamais fini avec son domaine de prédilection, comme
si finalement ce qui faisait vraiment de lui un enseignant, c’est-à-dire un
être humain possédé du désir de savoir, résidait d’abord et seulement dans sa
certitude d’être un ignorant.
On pourrait dire que cette conception du savoir
selon laquelle un savant est quelqu’un qui sait n’est pas logique ou évidente
mais qu’elle est plutôt une image, qu’elle décrit un processus de certification
conforme à un cliché mais un processus faux parce que, ce qui définit le vrai
savant, c’est plutôt de faire une affaire personnelle de son ignorance. C’est
exactement ce que désigne le terme de « chercheur ». Un
« chercheur », c’est évidemment quelqu’un qui ne sait pas, sans quoi
il arrêterait de chercher. Tous les chercheurs qui travaillent dans des
secteurs de pointe se caractérisent par leur capacité à se faire une idée très
précise de ce qu’ils ne savent pas de telle sorte que, ce qui d’eux, est « à
la pointe de ce secteur de pointe », c’est leur ignorance, cette partie à
vif, non refermée de leur connaissance par laquelle il reste ouvert à
l’inconnu. Pour les mêmes raisons un vrai professeur n’est pas quelqu’un qui
expose, ni même qui transmet mais quelqu’un qui tient fermement ensemble les
deux sens du verbe apprendre, c’est-à-dire qu’il n’apprend rien à ses élèves
sans l’apprendre en même temps qu’eux, et cela revient à refuser le bureau et
la ligne virtuelle qu’il trace.
Or, il se trouve que Socrate, philosophe né à
Athènes en 470 avant JC et mort en 399, s’était fait comme une profession de
raviver en chacun de ses concitoyens cette partie à vif de son ignorance de
façon à ce qu’il ne tombe pas dans le même piège que ce professeur, soit se
prendre et se vivre pour quelqu’un qu’il n’est pas. L’idée de Socrate consiste
finalement à penser que c’est toujours
par l’ignorance que l’on est phase avec soi-même. Exister vraiment, c’est
mettre le nez dehors, sortir du dedans de ce que l’on sait pour se situer dans
la justesse aventureuse et glaciale de ce dont on n’a pas encore idée. C’est un
peu comme si, devant une personne qui vous donnerait sa carte de visite rempli
de titres, de compétences, de signes extérieurs de réussite, vous lui répondiez : « aussi
longue que soit la liste de vos mérites, elle ne définit pas ce que vous êtes
capable de faire ou d’être maintenant mais seulement celui que vous avez été
avant. Un curriculum vitae, une carte de présentation ne sont que des indicateurs
qui éclairent la partie « has been » de la personne. Ce que je suis
vraiment c’est celui que je suis en train d’être « maintenant ».
C’est exactement la raison pour laquelle il appelait sa méthode
d’interpellation des athéniens la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’accoucher,
parce qu’il s’agissait pour lui d’extirper littéralement la vérité de la
personne de tous les faux semblants, toutes les images dans lesquelles elle
s’enfermait avant comme dans le ventre chaud d’une fausse matrice. Mieux vaut savoir que l’on est ignorant
plutôt qu’ignorer qu’on n’est pas ce savant pour lequel on se prend. Il fit
donc sienne la maxime du temple de Delphes : « Connais-toi
toi-même ! »
Si l’on voulait donner une illustration moderne
de cette maxime, nous la retrouverions peut-être dans le film Matrix des frères Wachovski et notamment dans le
personnage de Morpheus qui place Néo devant ce choix de savoir vraiment qui il
est, en l’occurrence de la matière humaine cultivée sous serre et exploitée
pour son énergie vitale, ou bien de continuer à se prendre pour ce personnage
dont la matrice ne cesse de lui envoyer l’image, par le canal de stimulations
neuronales programmées, et qui mène une fausse vie bien rangée.
Se connaître soi-même n’est donc pas du tout
une invitation tranquille à revenir à une évidence première qui « irait de
soi ». Ce qui va de soi, chez l’homme, c’est au contraire son ralliement à
cette logique des images qui nous permet d’éviter tout contact réel avec la vie
ainsi que toute vraie rencontre avec les autres. Nous aurions tort, en effet,
de penser que notre exemple de départ, celui du professeur, ne fait que décrire
une absurdité qui tiendrait à son contexte professionnel. Il suffit de jeter un
regard un tant soit peu attentif sur le comportement de nos semblables et sur
le notre pour y saisir toujours ce décalage par le biais duquel nous ne prenons
jamais le risque de nous connaître au présent mais adhérons plutôt aux clichés
de l’image connue, socialisée, du portrait type auquel nous voulons être « assimilé ».
Je vois cet adolescent dans la rue, devant le
lycée. Il sort une cigarette, l’allume et fait sortir la fumée de sa bouche
selon un rituel étudié. Mais ces attitudes se succèdent un peu trop facilement,
mécaniquement, avec des gestuelles trop appuyées et trop démonstratives pour
que tout cela ne tienne pas aussi d’une espèce d’art du « mime ». Il
n’est pas vraiment en train de fumer, il est train de se signaler à tout son
entourage comme fumeur, c’est-à-dire comme faisant partie de cette classe
d’adolescent suffisamment adulte pour fumer. Il ne fume pas, il m’envoie le
message codé de sa prétention à la maturité.
Considérons maintenant ce dragueur qui ne cesse
de regarder ostensiblement une belle femme. Est-il vraiment en train de la
« voir » ? Non, il essaie de lui faire comprendre qu’il la
trouve jolie et qu’il fait partie de ces hommes qui sont toujours à la
recherche d’une aventure, si possible courte. Si, en plus, il est avec des amis
à lui, il fait « coup double » se donnant, à leurs yeux aussi, le
visage du séducteur entreprenant et infatigable. Il ne voit pas cette femme, il
lui signale qu’il la regarde, il est en
plein travail codé de figuration de soi devant les autres.
Voici deux hommes à la terrasse d’un café qui
dialoguent paisiblement, puis soudain leur discussion semble s’échauffer
jusqu’à ce que l’un d’eux quitte la table et parte, énervé. En interrogeant
l’autre, vous apprenez qu’ils sont père et fils et que ce dernier n’a pas
supporté que son paternel lui « fasse toujours la leçon ». Que
s’est-il vraiment passé ? A un moment donné, l’un d’eux s’est laissé
envahir par l’image de ce qu’un père est supposé être ou dire, et à cette
étrange mais commune intrusion, l’autre a répondu par ce qu’il est « d’usage »
qu’un fils rebelle réponde à un père, de telle sorte que leur entretien ne
s’est pas déroulé entre deux personnes mais entre deux images, suivant ce qu’il
est convenu de dire ou d’opposer selon les codes de l’époque, dans le cadre
d’une certaine situation. Il est finalement rare qu’une vraie discussion se
tienne entre deux personnes, elle est toujours d’abord, et surtout dans les
contextes familiaux, l’occasion d’un renvoi d’images au cours duquel deux êtres
humains font absolument tout pour
s’éviter, pour ne pas se rencontrer. Nous n’avons aucune idée de ce que
cela donnerait : « une société d’hommes » parce que, jusque là,
nous ne vivons que dans un collectif de portraits type dans lequel nous
échangeons en fonction de notre « profil » les bons mots de passe,
qui nous permettent de nous faire passer pour celui que nous sommes censés
figurer en fonction des normes de comportement en vigueur dans le code de
mentalités du moment. « Etant entendu que tu joues le rôle du père
prêcheur de sermons, je joue la carte déjà ultra rabattue de l’adolescent rebelle
qui quitte la table mais ce n’est pas vraiment parce que tu m’énerves en tant
que personne, c’est juste parce que tu joues à être mon père ».
Réalisons à quel point la famille pourrait
être un milieu pacifié si n’y circulait pas la dynamique pesante d’un jeu de
rôles. L’être humain est cette créature fascinante qui a mis au point un
ensemble de règles, d’usages, de normes et d’images visant à élaborer la
constante d’une stratégie d’évitement sous l’influence de laquelle jamais nous
ne nous rencontrons vraiment, et même quand nous nous confions, nous le faisons
à celui à qui nous avons collé l’étiquette du meilleur ami et qui va jouer sa
partition de meilleur ami. Nous demandons chaque
jour : « comment ça va ? » à des personnes dont la bonne
santé nous indiffère complètement, en priant le ciel pour que surtout ils ne
commencent pas à nous décrire les raisons qui font que ça ne va pas. S’ils le
font d’ailleurs, c’est qu’ils n’ont pas bien compris les usages, en
l’occurrence le « bien et toi ? »
On mesure bien la difficulté, voire la nature
quasiment inopportune, indélicate, inappropriée de l’injonction à « nous
connaître nous-mêmes » dans un monde social à l’intérieur duquel nous ne
« sommes » jamais vraiment, mais nous figurons le fait d’être, nous
créons une contrefaçon de ce que c’est qu’exister, et cette contrefaçon nous
fait être ou plutôt paraître plusieurs. En effet, cette mécanique des images et
des codes est très subtile. Elle requiert, quand on y pense, un doigté, un
travail de précision et un sens de l’à propos particulièrement maitrisé. Sans
même y prêter attention, nous ne nous trompons jamais dans la correspondance de
l’image et de la situation. C’est comme si travaillait souterrainement en nous
un processus très performant par lequel je ne suis « que fils » avec
le père, « qu’élève » avec le professeur, « que mari »
devant l’épouse, petit ami avec la petite amie, et nous ne serions pas très
content que l’un de nos publics nous voit dans la composition que nous jouons
devant un autre.
Ce qui pose donc un vrai problème par rapport à
l’incitation de se connaître soi-même, ce n’est pas seulement le fait que l’on
fasse semblant d’être, mais aussi que l’on se distingue ainsi en personnages
bien distincts, bien lisses finalement dans chacun de ses rôles, puisque chacun
joue en référence à une partition déjà écrite. Une question se pose donc :
faut-il chercher notre authenticité, notre « nous-mêmes » dans le
visage unique caché sous tous ces masques ou plutôt dans le brouillage de
toutes ces images, dans la composition d’une nouvelle façon d’être qui
consisterait à désorganiser ce que la vie réelle en société nous contraint à
séparer en fonction de codes rigides ? Pour se connaître nous-mêmes,
faut-il que l’on cesse de soumettre notre comportement à la tyrannie des codes
ou au contraire que l’on se lance tête baissée dans une espèce de surcodage, en
délirant le code, en opérant des connexions entre des registres de rôles tout à
fait inattendus ? Ce qui gêne Socrate, est-ce le fait que le jeu des
apparences de la société athénienne en fasse trop ou pas assez ? Dans le
second cas, ce ne serait pas parce que notre vraie personnalité est recouverte
de rôles à jouer qu’il exhorterait les athéniens à se connaître eux-mêmes mais
parce qu’elle est maintenue par ces rôles dans certaines attitudes convenues et
finalement limitées. Se pourrait-il que Socrate, après tout, suggère par cette
maxime que l’on ne se connaît jamais mieux soi-même que lorsque on se vit au présent dans une totale
absence d’idées reçues sur soi. Se connaître soi-même ce serait alors se
faire exister tel que l’on ne se connaît pas encore, un peu comme un art de la
fugue, une façon d’être seulement dans l’improvisation, un certain style de la
fabrique impromptue de soi. Socrate n’hésite pas, de temps en temps, à évoquer un démon qui lui suggérerait de
changer d’avis et qui se manifesterait à lui à chaque fois que son attitude ne
serait pas vraiment la sienne. Il improvise alors un discours dans lequel
c’est vraiment lui qui parle (Phèdre).
C’est à partir de cette question qui consiste à
se demander si « se connaître soi-même » revient à retrouver en soi
une sorte de caractère enfoui et authentique, stable, identique à lui-même, ce
que l’on pourrait appeler un « moi profond » ou bien à se
décontenancer soi-même en produisant de soi une incroyable et prolifique
variété de visages inconnus que je souhaiterai aborder le bouleversement que
constitue le développement du numérique dans notre vie quotidienne.
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