vendredi 27 avril 2012

"Connais-toi toi-même" à l'ère du numérique (1)


Se connaître soi-même au milieu des autres n’est pas chose facile. Plutôt que d’être compris par notre entourage tel que nous sommes, au risque de ne pas être accepté, nous préférons être reconnus par lui pour ce que nous ne sommes pas, au risque de ne pas être compris.  C’est ainsi que nous jouons sans cesse dans la vie courante un ou plusieurs rôles auxquels nous finissons par croire. Or le numérique change totalement la donne des rapports sociaux en accélérant et facilitant les échanges sans que l’on saisisse forcément la nature de ce qui est échangé, ni le sens de qu’est « échanger » . Cette transformation épouse-t-elle le mouvement de cette imposture qui régit la plupart de nos rapports avec les autres ou bien réunit-elle les conditions nouvelles favorisant le retour à ce mot d’ordre très ancien : « Connais toi toi-même ! » ?

1 – L’image et les « quiproquos » de l’identité

On peut évoquer, pour commencer, une situation que vous avez nécessairement déjà vécue puisque elle met en scène des élèves et un professeur. Lorsque un être humain qui exerce le métier d’enseignant voit pour la première fois d’autres êtres humains qui se trouvent être les élèves de sa classe, peut-on vraiment dire qu’ils font connaissance en tant qu’êtres humains, qu’ils se découvrent les uns aux autres tels qu’ils sont, pour ce qu’ils sont ? Evidemment non, parce que cette rencontre se passe dans un lycée et qu’elle ne se produit qu’à partir de certains principes ou présupposés qui « vont de soi » pour les uns comme pour les autres. C’est ainsi que l’enseignant va nécessairement aller se placer derrière le bureau, ou, en tout cas qu’il va l’occuper et que vous allez vous asseoir à vos tables. Il n’a l’air de rien ce bureau, pourtant il signifie quelque chose de très important. C’est un endroit « stratégique » dans l’espace de la classe, comme une colline dans le champ de bataille qui oppose deux armées et dont la possession donne un avantage décisif à celui des deux camps qui a su la conquérir, à cette différence importante prés qu’il n’y a pas de bataille, parce que le bureau, vous en tant qu’élèves, vous l’avez toujours déjà perdu. Mais pourquoi ?
Parce que le véritable objectif du bureau est de tracer dans la salle une ligne virtuelle de séparation ente celui qui transmet une connaissance qu’il a et ceux qui reçoivent une connaissance qu’ils n’ont pas encore. Derrière le bureau, il y a « le savoir », devant, « une ignorance qui attend de devenir un savoir ». Toutefois, ce n’est pas parce que les rôles sont fixés à l’avance que le professeur va pouvoir complètement se reposer et s’appuyer sur le statut que la société lui a donné. Nous savons tous qu’un professeur est, sans cesse, soumis à cette contrainte de faire la preuve qu’il en est un, comme c’est le cas pour toutes les professions, et cela va se jouer notamment, principalement, face à vous. Autrement dit, il va falloir qu’il se fasse reconnaître de vous comme étant exactement ce qu’il est censé être, c’est-à-dire « quelqu’un qui sait ». Or, c’est à ce moment là qu’il se produit parfois un processus sournois, destructeur, anti productif et qui va au cœur du problème posé par l’identité, soit l’image. Il n’est pas facile de se connaître soi-même parce que l’image que nous envoyons de nous aux autres pour nous faire accepter d’eux, tels que nous sommes censés être, brouille la donne de la réalisation simple de celui que nous sommes vraiment. Nous avons du mal à nous connaître parce qu’ils nous faut toujours d’abord nous faire reconnaître. Et cela peut donner lieu à des situations tout à la fois absurdes et malheureusement « courantes ».
Ainsi, il n’est pas rare qu’un professeur ayant à se faire admettre comme savant aux yeux d’élèves qui ne savent pas encore, consacre, sans même s’en rendre compte, toute son énergie à maintenir cette ligne de distinction entre son savoir et l’ignorance de ses élèves plutôt qu’à la faire disparaître. Il utilisera donc dans son enseignement, c’est-à-dire dans l’acte de transmettre, toutes les ficelles possibles pour conserver son image de « savant » parlant devant des « non savants », en utilisant notamment un langage érudit, incompréhensible de spécialiste, en faisant comme si « il allait de soi » que tel ou tel théorème, chapitre, référence était déjà bien connus d’eux alors qu’ils n’en ont jamais entendu parler, bref en situant son « niveau » à un tel degré de « non transmissibilité » qu’il gagnera auprès de ses élèves la reconnaissance de son statut à faire précisément tout le contraire de ce pour quoi il est là : transmettre, donner. Cette confusion peut éventuellement jouer avec tellement d’habileté sur certains complexes d’infériorité des élèves par rapport au savoir qu’on en arrivera à cette situation absurde dans laquelle un élève dira après une séance : « C’était sûrement un très bon cours. La preuve ? Je n’ai absolument rien compris. »
Ce genre de malentendu ne profite, sur le fond, pas davantage aux élèves qui n’ont rien appris, qu’au professeur qui, ayant perdu son temps à travailler son image auprès de sa classe, n’a pas progressé d’un pouce dans son domaine de recherche, alors qu’il aurait peut-être pu le faire avec ses élèves si, plutôt que d’insister sur son savoir, il s’était présenté à eux comme étant marqué, voire préoccupé par son ignorance, c’est-à-dire justement par l’impression authentique de n’en avoir jamais fini avec son domaine de prédilection, comme si finalement ce qui faisait vraiment de lui un enseignant, c’est-à-dire un être humain possédé du désir de savoir, résidait d’abord et seulement dans sa certitude d’être un ignorant.
On pourrait dire que cette conception du savoir selon laquelle un savant est quelqu’un qui sait n’est pas logique ou évidente mais qu’elle est plutôt une image, qu’elle décrit un processus de certification conforme à un cliché mais un processus faux parce que, ce qui définit le vrai savant, c’est plutôt de faire une affaire personnelle de son ignorance. C’est exactement ce que désigne le terme de « chercheur ». Un « chercheur », c’est évidemment quelqu’un qui ne sait pas, sans quoi il arrêterait de chercher. Tous les chercheurs qui travaillent dans des secteurs de pointe se caractérisent par leur capacité à se faire une idée très précise de ce qu’ils ne savent pas de telle sorte que, ce qui d’eux, est « à la pointe de ce secteur de pointe », c’est leur ignorance, cette partie à vif, non refermée de leur connaissance par laquelle il reste ouvert à l’inconnu. Pour les mêmes raisons un vrai professeur n’est pas quelqu’un qui expose, ni même qui transmet mais quelqu’un qui tient fermement ensemble les deux sens du verbe apprendre, c’est-à-dire qu’il n’apprend rien à ses élèves sans l’apprendre en même temps qu’eux, et cela revient à refuser le bureau et la ligne virtuelle qu’il trace.
Or, il se trouve que Socrate, philosophe né à Athènes en 470 avant JC et mort en 399, s’était fait comme une profession de raviver en chacun de ses concitoyens cette partie à vif de son ignorance de façon à ce qu’il ne tombe pas dans le même piège que ce professeur, soit se prendre et se vivre pour quelqu’un qu’il n’est pas. L’idée de Socrate consiste finalement à penser que c’est toujours par l’ignorance que l’on est phase avec soi-même. Exister vraiment, c’est mettre le nez dehors, sortir du dedans de ce que l’on sait pour se situer dans la justesse aventureuse et glaciale de ce dont on n’a pas encore idée. C’est un peu comme si, devant une personne qui vous donnerait sa carte de visite rempli de titres, de compétences, de signes extérieurs de réussite, vous lui répondiez : « aussi longue que soit la liste de vos mérites, elle ne définit pas ce que vous êtes capable de faire ou d’être maintenant mais seulement celui que vous avez été avant. Un curriculum vitae, une carte de présentation ne sont que des indicateurs qui éclairent la partie « has been » de la personne. Ce que je suis vraiment c’est celui que je suis en train d’être « maintenant ». C’est exactement la raison pour laquelle il appelait sa méthode d’interpellation des athéniens la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’accoucher, parce qu’il s’agissait pour lui d’extirper littéralement la vérité de la personne de tous les faux semblants, toutes les images dans lesquelles elle s’enfermait avant comme dans le ventre chaud d’une fausse matrice. Mieux vaut savoir que l’on est ignorant plutôt qu’ignorer qu’on n’est pas ce savant pour lequel on se prend. Il fit donc sienne la maxime du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ! »
Si l’on voulait donner une illustration moderne de cette maxime, nous la retrouverions peut-être dans le film Matrix  des frères Wachovski et notamment dans le personnage de Morpheus qui place Néo devant ce choix de savoir vraiment qui il est, en l’occurrence de la matière humaine cultivée sous serre et exploitée pour son énergie vitale, ou bien de continuer à se prendre pour ce personnage dont la matrice ne cesse de lui envoyer l’image, par le canal de stimulations neuronales programmées, et qui mène une fausse vie bien rangée.
Se connaître soi-même n’est donc pas du tout une invitation tranquille à revenir à une évidence première qui « irait de soi ». Ce qui va de soi, chez l’homme, c’est au contraire son ralliement à cette logique des images qui nous permet d’éviter tout contact réel avec la vie ainsi que toute vraie rencontre avec les autres. Nous aurions tort, en effet, de penser que notre exemple de départ, celui du professeur, ne fait que décrire une absurdité qui tiendrait à son contexte professionnel. Il suffit de jeter un regard un tant soit peu attentif sur le comportement de nos semblables et sur le notre pour y saisir toujours ce décalage par le biais duquel nous ne prenons jamais le risque de nous connaître au présent mais adhérons plutôt aux clichés de l’image connue, socialisée, du portrait type auquel nous voulons être « assimilé ».
Je vois cet adolescent dans la rue, devant le lycée. Il sort une cigarette, l’allume et fait sortir la fumée de sa bouche selon un rituel étudié. Mais ces attitudes se succèdent un peu trop facilement, mécaniquement, avec des gestuelles trop appuyées et trop démonstratives pour que tout cela ne tienne pas aussi d’une espèce d’art du « mime ». Il n’est pas vraiment en train de fumer, il est train de se signaler à tout son entourage comme fumeur, c’est-à-dire comme faisant partie de cette classe d’adolescent suffisamment adulte pour fumer. Il ne fume pas, il m’envoie le message codé de sa prétention à la maturité.
Considérons maintenant ce dragueur qui ne cesse de regarder ostensiblement une belle femme. Est-il vraiment en train de la « voir » ? Non, il essaie de lui faire comprendre qu’il la trouve jolie et qu’il fait partie de ces hommes qui sont toujours à la recherche d’une aventure, si possible courte. Si, en plus, il est avec des amis à lui, il fait « coup double » se donnant, à leurs yeux aussi, le visage du séducteur entreprenant et infatigable. Il ne voit pas cette femme, il lui signale qu’il la regarde, il est en plein travail codé de figuration de soi devant les autres.
Voici deux hommes à la terrasse d’un café qui dialoguent paisiblement, puis soudain leur discussion semble s’échauffer jusqu’à ce que l’un d’eux quitte la table et parte, énervé. En interrogeant l’autre, vous apprenez qu’ils sont père et fils et que ce dernier n’a pas supporté que son paternel lui « fasse toujours la leçon ». Que s’est-il vraiment passé ? A un moment donné, l’un d’eux s’est laissé envahir par l’image de ce qu’un père est supposé être ou dire, et à cette étrange mais commune intrusion, l’autre a répondu par ce qu’il est « d’usage » qu’un fils rebelle réponde à un père, de telle sorte que leur entretien ne s’est pas déroulé entre deux personnes mais entre deux images, suivant ce qu’il est convenu de dire ou d’opposer selon les codes de l’époque, dans le cadre d’une certaine situation. Il est finalement rare qu’une vraie discussion se tienne entre deux personnes, elle est toujours d’abord, et surtout dans les contextes familiaux, l’occasion d’un renvoi d’images au cours duquel deux êtres humains font absolument tout pour s’éviter, pour ne pas se rencontrer. Nous n’avons aucune idée de ce que cela donnerait : « une société d’hommes » parce que, jusque là, nous ne vivons que dans un collectif de portraits type dans lequel nous échangeons en fonction de notre « profil » les bons mots de passe, qui nous permettent de nous faire passer pour celui que nous sommes censés figurer en fonction des normes de comportement en vigueur dans le code de mentalités du moment. « Etant entendu que tu joues le rôle du père prêcheur de sermons, je joue la carte déjà ultra rabattue de l’adolescent rebelle qui quitte la table mais ce n’est pas vraiment parce que tu m’énerves en tant que personne, c’est juste parce que tu joues à être mon père ».
 Réalisons à quel point la famille pourrait être un milieu pacifié si n’y circulait pas la dynamique pesante d’un jeu de rôles. L’être humain est cette créature fascinante qui a mis au point un ensemble de règles, d’usages, de normes et d’images visant à élaborer la constante d’une stratégie d’évitement sous l’influence de laquelle jamais nous ne nous rencontrons vraiment, et même quand nous nous confions, nous le faisons à celui à qui nous avons collé l’étiquette du meilleur ami et qui va jouer sa partition de meilleur ami. Nous demandons chaque jour : « comment ça va ? » à des personnes dont la bonne santé nous indiffère complètement, en priant le ciel pour que surtout ils ne commencent pas à nous décrire les raisons qui font que ça ne va pas. S’ils le font d’ailleurs, c’est qu’ils n’ont pas bien compris les usages, en l’occurrence le « bien et toi ? »
On mesure bien la difficulté, voire la nature quasiment inopportune, indélicate, inappropriée de l’injonction à « nous connaître nous-mêmes » dans un monde social à l’intérieur duquel nous ne « sommes » jamais vraiment, mais nous figurons le fait d’être, nous créons une contrefaçon de ce que c’est qu’exister, et cette contrefaçon nous fait être ou plutôt paraître plusieurs. En effet, cette mécanique des images et des codes est très subtile. Elle requiert, quand on y pense, un doigté, un travail de précision et un sens de l’à propos particulièrement maitrisé. Sans même y prêter attention, nous ne nous trompons jamais dans la correspondance de l’image et de la situation. C’est comme si travaillait souterrainement en nous un processus très performant par lequel je ne suis « que fils » avec le père, « qu’élève » avec le professeur, « que mari » devant l’épouse, petit ami avec la petite amie, et nous ne serions pas très content que l’un de nos publics nous voit dans la composition que nous jouons devant un autre.
Ce qui pose donc un vrai problème par rapport à l’incitation de se connaître soi-même, ce n’est pas seulement le fait que l’on fasse semblant d’être, mais aussi que l’on se distingue ainsi en personnages bien distincts, bien lisses finalement dans chacun de ses rôles, puisque chacun joue en référence à une partition déjà écrite. Une question se pose donc : faut-il chercher notre authenticité, notre « nous-mêmes » dans le visage unique caché sous tous ces masques ou plutôt dans le brouillage de toutes ces images, dans la composition d’une nouvelle façon d’être qui consisterait à désorganiser ce que la vie réelle en société nous contraint à séparer en fonction de codes rigides ? Pour se connaître nous-mêmes, faut-il que l’on cesse de soumettre notre comportement à la tyrannie des codes ou au contraire que l’on se lance tête baissée dans une espèce de surcodage, en délirant le code, en opérant des connexions entre des registres de rôles tout à fait inattendus ? Ce qui gêne Socrate, est-ce le fait que le jeu des apparences de la société athénienne en fasse trop ou pas assez ? Dans le second cas, ce ne serait pas parce que notre vraie personnalité est recouverte de rôles à jouer qu’il exhorterait les athéniens à se connaître eux-mêmes mais parce qu’elle est maintenue par ces rôles dans certaines attitudes convenues et finalement limitées. Se pourrait-il que Socrate, après tout, suggère par cette maxime que l’on ne se connaît jamais mieux soi-même que lorsque on se vit au présent dans une totale absence d’idées reçues sur soi. Se connaître soi-même ce serait alors se faire exister tel que l’on ne se connaît pas encore, un peu comme un art de la fugue, une façon d’être seulement dans l’improvisation, un certain style de la fabrique impromptue de soi. Socrate n’hésite pas, de temps en temps, à évoquer un démon qui lui suggérerait de changer d’avis et qui se manifesterait à lui à chaque fois que son attitude ne serait pas vraiment la sienne. Il improvise alors un discours dans lequel c’est vraiment lui qui parle (Phèdre).
C’est à partir de cette question qui consiste à se demander si « se connaître soi-même » revient à retrouver en soi une sorte de caractère enfoui et authentique, stable, identique à lui-même, ce que l’on pourrait appeler un « moi profond » ou bien à se décontenancer soi-même en produisant de soi une incroyable et prolifique variété de visages inconnus que je souhaiterai aborder le bouleversement que constitue le développement du numérique dans notre vie quotidienne.

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