2 – Le numérique et la
connaissance de soi
Mais d’abord quelle est exactement la nature de
ce bouleversement ? En premier lieu, je souhaiterai pointer du doigt une
nuance de termes par rapport à la question de l’initiative de l’échange. Dans la
vie courante, vous « lancez » une conversation, vous tendez la main à
quelqu’un, vous entrez dans une boutique, mais dans tous ces cas de figure,
vous faites advenir quelque chose qui n’aurait pas vu le jour sans vous :
une tractation, un dialogue, une rencontre. Mais dans toutes les modalités de
communication par le numérique, vous surfez
sur le net, vous naviguez sur la
toile, vous vous insinuez dans un
réseau, bref vous ne déclenchez pas la procédure d’un échange, vous vous
insérez dans le tissu extrêmement dense d’un échange perpétuel qui existait
avant vous et existera après. Vous profitez de l’impulsion d’un flux d’échange
d’informations en vous laissant porter par sa vague mais vous ne pouvez plus
avoir la prétention de créer le mouvement. Même quand nous créons un blog, nous
participons, en le faisant, à ce que l’on pourrait appeler le phénomène global
d’une écriture bloggeuse où chacun accepte d’être seulement l’une des infimes
variables d’une incroyable production de « données de soi » en ligne.
Peut-être essayez-vous vraiment de vous connaître vous-mêmes en construisant un
agencement d’images, de textes, de photos qui vous correspondent mais vous le
faites sur le fond d’un flux continu de constitutions parallèles de soi
entreprises par d’autres sur le net qui finit par composer une espèce de
cacophonie informative dans laquelle la question « qui ? » perd
beaucoup de son sens. En d’autres termes, on participe au travail de
connaissance intime de soi de tout le monde. Il est absolument impossible de se
constituer là comme un « dedans » parce que la modalité même
d’expression choisie est déjà du « dehors », c’est-à-dire de la
publication à flux tendu sur une place publique énorme, illimitée où tout est
potentiellement consultable, à tout moment, de tout le monde.
Cela nous met sur la piste d’une seconde
caractéristique tout à fait essentielle : il y a dans le numérique quelque chose qui nous empêche absolument
d’y être nous-mêmes sans être en même temps personne et d’y être personne sans
être repérable en tant que nous mêmes. En effet, l’une des caractéristiques
les plus fascinantes des réseaux sociaux et des forums en ligne c’est
d’illustrer une réalité dont certaines expressions faisaient déjà signe alors
même qu’ils n’existaient pas encore. Les jugements et commentaires qui
circulent dans les réseaux numériques, c’est ce qui donne un vrai contenu au
terme « courante » dans
l’expression « opinion courante ». Nous bénéficions d’une sorte
de modélisation en temps réel de ce qui bouge dans l’opinion, de ce qui ne
cesse d’interagir en elle pour la constituer, à cette nuance prés qu’il n’est
pas vraiment possible de prendre de la distance pour en évaluer la tendance, le
mouvement d’ensemble parce qu’il ne cesse jamais de s’alimenter de nouvelles
données. C’est comme un fleuve immense et débordant de cette globalité qu’est
le « tout » de ce que « tout le monde en pense » qui se
déverse sur la toile en continu. Par conséquent, personne ne peut y dire « je » sans participer d’un
« on ». Il y a dans la pensée transitant par le numérique ce fond
d’anonymat qu’est la constitution d’un « on pense » d’aujourd’hui ou
d’un « tout le monde en parle ». Aussi originale que soit notre
remarque, aussi personnelle que soit notre prise de position, elles ne se
différencie pas de celles des autres sur la toile, elle « s’y
indifférencient ». C’est comme
prendre l’autoroute vers le Sud et contribuer au mouvement global de Paris à
Marseille. Il semble donc évident que si, par se connaître soi-même, on entend
se définir comme personnalité distincte, le réseau numérique apparaît comme le
milieu le moins propice à la reconnaissance de soi qu’on puisse concevoir.
Mais si l’on ne peut pas être soi sans être
personne sur le web, on ne peut pas non plus y être personne sans être repérable
en tant que soi. Il y a quelque chose de la modalité d’échange d’informations
en quoi il consiste qui fait du numérique une
redoutable machine de traçabilité. Il est très intéressant de remarquer que
les instruments même que nous gratifions de ce bénéfice de nous rendre plus
libres de nos mouvements sont ceux-là mêmes par lesquels nous nous livrons
pieds et poings liés à la surveillance d’une société de contrôle. Les cartes
bleues, les appels de portable, les connexions par internet constituent les
moyens les plus efficaces de savoir où se trouve une personne et ce qu’elle est
en train de faire ou d’être. Il n’est pas complètement stupide de regarder
votre ordinateur branché sur le net comme ce témoin silencieux qui enregistre
tout et qui pourrait un jour plaider en votre défaveur. Bien sûr, il existe une
commission « informatique et liberté » censé protéger le citoyen
contre les abus de ce pouvoir de surveillance mais elle est marquée par l’effet
de limitation propre à toute restriction de
droit sur ce qu’une technologie rend possible en fait. Récemment le « Patriot Act » aux Etats-Unis, en
rendant légales les écoutes téléphoniques de tout citoyen suspecté de connivence
avec des terroristes, nous rappelle que toutes nos transmissions sont
potentiellement enregistrées. Si donc nous ne sommes pas repérable en tant que
singularité, que pensée personnelle, nous le sommes en tant que donnée chiffrée
évoluant sur le fond de données toujours chiffrables.
Mais alors que suis-je en tant que surfeur sur
le net ? Je suis la variable
décodable d’une équation codée à une inconnue. Rien ne circule sur le net autrement
qu’en tant que production et reconnaissance de codes, comme si tous ces mots,
toutes ces images, toutes ces données ne pouvaient apparaître sur nos écrans
qu’au terme de tout un processus de compatibilité entre des formules chiffrées.
C’est en ce sens que l’on peut se considérer, en tant qu’utilisateur, comme
« masqué », protégé par l’anonymat du chiffre, mais en même temps,
c’est paradoxalement cet anonymat là qui nous rend si facilement identifiable.
On n’y est pas « quelqu’un », en ce sens que notre contribution au
réseau se réduit à des échanges entre des suites. Bref dans le numérique, on
est un numéro et c’est dans ce statut qu’en fin de compte, nous déclinons de
nouvelles modalités de rapport avec les autres et avec nous-mêmes.
Notre efficience de chiffre nous permet de
faire des expérimentations identitaires que l’on aurait peut-être tort de
qualifier tout de suite de « mensongères ». Elles consisteraient
plutôt à jouer de la forme d’anonymat que notre existence numérique nous permet
de revêtir : « et si moi qui suis laid, je devenais beau, et si moi
qui suis un homme je devenais une femme, et si moi qui suis sinistre, je
devenais drôle, et si moi qui suis solitaire, je m’entourais de tout un cercle
d’amis ? » jusqu’à ce que nous
découvrions que cette identité que nous pensions fixe, inamovible, cadenassée par
des qualificatifs et des étiquettes indétachables, constitue finalement un
matériau d’expérimentation, une pâte à modeler que je peux informer à ma guise
et jeter dans une arène sociale virtuelle dans laquelle elle va encore subir
des mutations au fil de rencontre avec d’autres chiffres se livrant sur
eux-mêmes aux mêmes expérimentations que moi. Ce que le numérique change donc à
l’identité c’est la possibilité de
passer d’un tout donné, constitué à l’infini d’un « tout devenir »
constituable. Je ne suis plus limité par ce que je suis, je fais
l’expérience d’être « moi » dans le travail trouble et continu d’expérimentation
de tous les profils dont je tisse la texture sur la toile. Le fait d’exister se
détache de la contrainte d’être un moi pour devenir la puissance en exercice
d’explorer la multiplicité d’être autre, tout autre
Une grande quantité de maximes du bon sens
populaire sont ainsi atomisées, invalidées par l’émergence du numérique.
« on est comme on est, on peut pas se refaire », « chassez le
naturel, il revient au galop », « ça je ne peux pas le vivre à ta
place », etc. Si ! Contre tous ces préjugés, le numérique constitue
une plate forme d’échanges à laquelle, en un sens, on ne peut pas s’intégrer
sans se vivre comme ce matériau anonyme, fluctuant, mutant, indéterminé, ouvert
à tout parce que non repérable comme nom (du moins pas tout de suite), comme
apparence physique, profession, milieu social, genre, etc. Le numérique, c’est donc la possibilité offerte par des
processus de compatibilité de suites chiffrées d’une fabrique stylistique de
soi.
Il est clair que ce n’est pas forcément sa face
la plus visible et quiconque visite certains forums, certains commentaires de
l’actualité ou autres plate-forme d’échanges peut percevoir le net comme le
prétexte à l’exposition des points de vue les plus racistes, les plus
homophobes, les plus sexistes, autrement dit les plus figés, les plus enracinés
dans un marécage d’idées reçues, énoncées avec aplomb comme des vérités
indépassables. Mais c’est justement sur ce point que se fait la différence
d’utilisation du numérique entre le défouloir et la fabrique stylistique de
soi. Cette nouvelle modalité d’échange creuse encore le fossé entre deux
conceptions opposées de l’identité : celle qui consiste à tenir que nous
sommes seulement ce que nous avons été et celle qui tient que nous consistons
dans ce que nous sommes en train de devenir. Dans le dialogue Phèdre de Platon,
Socrate dit : « Je m’examine
moi-même, et je cherche à savoir si je suis un monstre plus entortillé et plus
fumeux que Typhon, ou un animal plus doux et plus simple qui tient de la nature
une part de lumière et de divinité. » On perçoit bien que pour
Socrate, on n’en a jamais vraiment fini avec la tâche de savoir qui l’on est,
et il ne serait pas complètement absurde de recomposer cette citation à la
lumière actuelle du numérique en se demandant dans quelle mesure il ne consiste
pas à nous faire passer par l’épreuve
rendue possible d’être un monstre, une espèce de sphinx avec un corps de lion,
des ailes d’oiseau, une tête de femme en vue de saisir cet animal plus doux
qui, aux prises avec l’expérience d’être un monstre, désignerait, comme la
manifestation la moins faussée du fait d’être nous-mêmes, ce jeu de rôles, de
séquences stylistiques insistantes et comme ritualisées.
Mais on peut aussi considérer que notre
identité est figée, que nous sommes ce que nous sommes et vivre alors se
réduira dans une incessante défense de soi, de ses valeurs, de ses a priori, de
ses caractéristiques de classe sociale dans une sorte de camp retranché
n’aspirant qu’à condamner et exclure tout corps étranger. L’absurdité d’une
telle attitude réside dans le fait qu’elle est tellement obsédée par sa défense
qu’elle ne s’aperçoit pas qu’il n’y a rien à défendre parce que ce n’est pas
elle-même qu’elle protège mais une image sur laquelle elle se braque pour ne
pas avoir remarqué ces processus constants de conditionnements familiaux,
sociaux, idéologiques qui s’empressent de donner une certaine coloration à
notre « moi », histoire de dissimuler le scandale de son absence. La
vérité, en effet, c’est qu’il n’y a pas de « moi » mais juste des
façons d’être, des styles d’existence, des manières différentes d’aborder cette
grande affaire que l’on ne peut pas contourner : « exister ». La vérité, c’est que l’on n’est pas
quelqu’un mais juste la production d’un certain effort pour être
« maintenant » (Spinoza).
Or, on peut soit utiliser cette plate-forme
d’échanges anonymes que rend possible le numérique pour s’enferrer dans l’illusion
d’une identité fixe, auquel cas le net ne sera appréhendé qu’en tant que « déversoir
à flux continu d’idées reçues et souvent nauséabondes », soit comme
l’instrument idéal d’un investissement plus affûté dans la production anonyme
de cet effort pour être maintenant, effort qui, n’étant plus soumis à
identification, pourra jouir d’un effet de « démultiplication », de
la même façon qu’une bombe à fragmentation éclate et se disperse, sans pour
autant cesser d’être elle-même, puisque c’est justement en cela qu’elle
consiste. En ce sens, et sans jeu de mots, on ne peut que s’éclater sur la toile, y disperser les flux multiples et continus
d’une identité toujours à faire parce que l’on aura enfin accédé à cette vérité
qu’à aucun moment de sa vie on est vraiment quelqu’un et tant mieux !
« Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne
sais rien » disait Socrate mais il suggérait ainsi qu’il y a toujours
quelque chose dans le fait de se savoir ignorant dont on perd le bénéfice quand
on se prend pour un savant, et c’est aussi de cela dont il est question dans le
fait de se prendre pour quelqu’un. Ce que je sais de moi c’est qu’il n’y a rien
dans tout ce fatras d’informations, dans ce « tout à trac » de
données dont je pourrai me définir comme le spécialiste, a fortiori le
propriétaire ou le titulaire nominatif. L’anonymat du numérique peut nous
donner la possibilité de découvrir en nous ce point de vulnérabilité qui est
aussi un point de fuite par le biais duquel tous nos faux savoirs se dégonflent
parce que nous réalisons, une fois détaché de nos repères familiaux, sociaux ou
professionnels, que rien ne nous donne la garantie d’un « avenir ».
Il n’existe, en effet, pas une seule microparticule de connaissance, de
prévision, ou de programme qui puisse nous donner l’assurance d’un instant
encore à vivre après celui-là, et je ne parle pas seulement de notre mort
personnelle mais aussi de la structure même du temps et de l’efficience d’un
univers à venir. Nous n’existons
vraiment que dans la réalisation de cette fragilité là et le fait pour nous
d’être dégagé de l’obligation de nous comporter de façon conforme à notre nom,
notre naissance, notre appartenance à tel milieu social ou bande de copains
nous permet d’approcher de plus prés de
la conscience intensive d’un tel présent. « Connais-toi toi-même »,
cela veut surtout dire « reconnais-toi maintenant », « ne
tourne pas le dos à la chance que t’offre le présent de t’y incarner comme une
présence » parce que rien d’autre ne nous est offert que cela et les gens
qui ne cessent d’évoquer ce qu’ils ont
fait dans leur passé ou ce qu’ils feront dans
leur futur ne sont pas de vrais vivants mais des petits vivants qui, à
force d’économiser sur leur temps de vie ne vivent pas.
Pour le dire en d’autres termes, il y a dans le
numérique un véritable étalonnage des conditions données pour tenter l’aventure
de l’existence avec justesse, avec une exactitude neutre, c’est-à-dire sans nom
à couvrir de gloire, de renommée, de reconnaissance, et c’est bien, d’une
certaine manière, à partir de cette neutralité là que Socrate renvoie aux faux
savants le reflet illusoire de leur image. Ne te prends pas pour quelqu’un, expérimente la joie de te multiplier dans
le présent anonyme et foisonnant de n’être personne . Il est
certain qu’on peut à juste raison objecter que ce que l’on vit dans Face Book
c’est tout le contraire de cette neutralité. Ce petit jeu d’étiquettes, de
genres et d’images de soi qui nous fait constamment passer les uns à côté des
autres dans la vie sociale réelle, c’est ce que nous retrouvons, décuplée par
la possibilité ouverte de la dissimulation de son apparence physique, ou de son
vrai nom, dans la vie sociale virtuelle. Cette remarque est juste, imparable
mais on peut néanmoins lui opposer qu’elle cible là une certaine utilisation du
numérique et aucunement ce qui constitue le propre du numérique, soit l’échange
d’informations par séquences codales chiffrées. Ce que Face Book nous donne à
voir, c’est l’utilisation actuelle et globale par une mentalité sociale donnée
d’un instrument dépassant complètement, par ses possibilités, le cadre exclusif
de cette tendance, laquelle renvoie aux facteurs sociologiques de l’époque et
aucunement à la nature de son support.
Le problème de nos relations avec les autres,
c’est que nous voulons tellement nous imposer à eux comme des
« dedans », comme des « quelqu’un », comme des intériorités
définies fermées sur elles-mêmes que nous ne prenons jamais le risque de nous
ouvrir au dehors. C’est exactement cela que Socrate a combattu aussi à sa
manière en essayant de convaincre ses concitoyens que la fermeture de nos
connaissances en ensemble clos assignables à des spécialistes était non
seulement fausse mais ruineuse pour son supposé propriétaire. La vérité de soi,
c’est l’exposition au dehors, par laquelle justement on réalise qu’on ne
consiste pas dans un « soi ». La plupart d’entre nous ont tellement
peur de ce dehors qu’ils ne communiquent que par le biais d’échanges d’images
codées lesquelles constituent aussi des clichés. Ce n’est plus de la rencontre,
c’est du travail de reconnaissance et de
classement dans des images claniques stéréotypées. Se faire des relations,
c’est jouer au jeu des sept familles, dans la famille des gothiques, je demande
le fils, dans la famille des jeunes cadres dynamiques, je demande le père, etc.
Or, il y a dans le fait que ces codes d’images échangées sont des stéréotypes
quelque chose qui empêche celui que je suis en train de devenir de voir le jour
parce que ce jeu de clichés renvoie nécessairement à des références anciennes,
normatives, figées, prédéfinies.
3 – Le rapport du numérique
au biologique : vivre est un échange d’informations codées
Il est évident que l’on peut utiliser le
numérique comme le support de cette
mystification sur le fond de laquelle finalement notre société se constitue
mais le numérique, lui, fonctionne comme un échange de codes qui ne sont pas faits d’images, de clichés, mais de
chiffres. Cela signifie donc que son travail incessant de production et de
reconnaissance de séquences s’effectue, non seulement sans jugement, mais
surtout sans autre norme que celle de la conformité à la suite numérique
enregistrée. En d’autres termes, la norme de certification par laquelle un code
est reconnu suit l’infini des possibilités combinatoires des codes chiffrés et
non la rigidité des codes idéologiques ou sociaux en vigueur à tel moment dans
la société. Si rien n’est plus figé, arrêté, que ce jeu subtil de
reconnaissance de code agissant dans la société en fonction de l’image de soi projetée,
rien n’est plus ouvert et fluctuant que celui du numérique en tant qu’il
s’effectue sur la base d’un langage infini de suites numériques possibles. On
peut se faire une idée de cette infinité quand, se pesant sur sa balance, on
réalise que le cadran est limité et que si l’on avait un instrument
d’évaluation plus perfectionné avec un cadran illimité, on atteindrait des
unités de mesure tellement précises qu’on finirait peut-être par voire figurer
sur l’écran l’infime variation du poids que l’on est en train de perdre ou de
prendre en direct.
Les codes de clichés que nous échangeons dans
la société ne peuvent se concevoir qu’en termes d’intégration ou d’exclusion
alors que les codes de chiffres s’échangeant par le numérique procèdent sur la
base de variable dans la suite numérique. Si ces deux processus fonctionnent
tous les deux par identification, c’est, pour la vie en société réelle par le
biais d’une identification par le genre, la norme assignable alors que pour le
numérique, nous avons affaire à une identification par la variable. Dans les
règles de grammaire il y a de l’invariable, dans le numérique, il n’y a que de
la variable, ce qui rend sa dimension ouverte au contraire de l’orthographe,
soit à tous les mouvements d’hybridation
graphique que l’on peut voir fleurir sur le net dés qu’on est un peu
attentif à ce qui s’y passe vraiment.
En d’autres termes, le principe qui régit les
procédures de reconnaissance à l’œuvre dans notre vie sociale réelle est celui
du « être ou ne pas être des nôtres » alors que celui qui œuvre dans
le numérique est toujours celui du « plus ou moins » et c’est
d’ailleurs exactement la raison qui explique que le net soit une dimension par
rapport à laquelle le droit a toujours un temps de retard. Il est facile de
désigner du doigt celui qui ne suit pas les règles quand celles-ci sont fondées
sur des normes impératives, traductibles dans les termes génériques d’une loi
mais celui qui joue sur les limites fluctuantes de normes de reconnaissance
chiffrées ouvertes sur un infini de possibilités combinatoires est, d’une part,
beaucoup moins repérable et d’autre part, moins identifiable en tant que
délinquant.
Si la loi est obligée de faire jurisprudence
dans de nombreuses affaires de délit informatique, c’est parce qu’il y a dans
le numérique quelque chose d’existentiellement, de fondamentalement
« jurisprudentiel », pénalement inédit, et ce quelque chose a à voir
avec ce que l’on pourrait appeler la réponse à la
question : « combien ? », c’est-à-dire avec le
quantique. Le code pénal et le code social sont déstabilisés, emportés par la
lame de fond du code numérique. Imaginons
que l’on ne nous demande plus « qui nous sommes » mais « de
combien nous sommes ? » et nous pourrons nous faire une juste idée du
bouleversement que le numérique est en train de causer au « connais-toi
toi-même ! »
Or il se trouve que cette question n’est pas
sans faire écho à une conception tout-à-fait nouvelle de la solitude et de la
rencontre que l’on retrouve dans la philosophie de Gilles Deleuze. Selon lui,
nous n’existons vraiment qu’au sein de solitudes peuplées de rencontres. Vous
n’avez jamais rencontré Mozart, ou Radiohead puis vous écoutez un jour telle ou
telle de leurs compositions et vous êtes littéralement subjugué par un surcroît
d’existence qui vous vient d’une rencontre avec une musique mais cela peut-être
aussi un tableau, un film, une écriture, brefs des intensités envoyées vers
vous par des foyers d’émission. Le numérique, parce qu’il consiste dans ce
processus continu de reconnaissance de séquences chiffrées, constitue un
support probablement incomparable de diffusion de ces intensités là, intensités
troublantes dans la mesure où elles brouillent complètement nos codes habituels
de reconnaissance de nous-mêmes en tant que « quelqu’un ». Nous nous
sentons débordés par un flux d’identités ingérables, foisonnantes, dans
lesquelles se mêlent les créations d’autres personnes sans que nous discernions
clairement ce qui vient de nous et ce qui vient d’elles. C’est exactement ce
processus que Deleuze appelle « peupler sa solitude ». Le numérique contient ce potentiel
d’effacement des lignes de partage entre les individus au profit d’une
redistribution identitaire s’effectuant au gré des intensités.
Pour expliquer en profondeur la nature de ce
potentiel, il faudrait probablement se poser tout net la question de savoir pourquoi il y a des chiffres. Comment
cette idée est-elle venue aux hommes ? Or peut-être ne peut-on concevoir
de meilleure réponse que celle de ce pléonasme inversé selon lequel l’existence
du chiffre vient de la puissance de chiffrer l’existence, ce qui signifie que
celle-ci ne vient pas à nous comme un tout « pré-composé » mais comme
une somme de variations intensives lesquelles constituent finalement déjà du
chiffre. Ce qui du numérique bouleverse le jeu d’images de la reconnaissance
sociale, c’est précisément le fait d’être ainsi en prise avec ce grand dehors qu’est l’existence perçue comme somme de
variables intensives, composition et décomposition à l’infini de nouvelles
séquences chiffrées.
Or tous les
bio-généticiens nous disent précisément que la vie, dans son acception
biologique, organique, procède exactement comme cela, c’est-à-dire par ce
processus de composition et de déchiffrage de séquences de code d’acide désoxyribonucléique c’est-à-dire d’ADN et alors
tout s’éclaire : si le numérique bouleverse les codes de reconnaissance
sociaux, c’est parce qu’il est en rapport avec le processus même du vivant
alors que ces petits jeux d’identification par l’image auxquels nous nous
prêtons si complaisamment n’ont aucun rapport avec elle, ce qui revient à dire
qu’ils sont mortifères, non pas seulement du temps perdu, passé à ne rien faire,
mais du temps mort passé à ne pas vivre.
Le numérique déborde déjà du cadre de l’utilisation que les réseaux sociaux en
font parce qu’il est, dans sa structure même, en contact avec les processus
d’agencement les plus profonds de la vie, ce qui signifie que les désirs des
utilisateurs de s’y constituer des « moi » comme des cellules
compactes et closes sur elles-mêmes sont déjà lettre morte, voués à l’échec,
tout simplement parce que, pour reprendre dans un autre sens, ce terme de
cellules, ce ne sont pas les cellules
qui font les échanges mais les échanges qui font les cellules et que rien
dans l’univers ne se constitue autrement que sur la base de ce processus de
production et de reconnaissance de codes. Le philosophe Leibniz a écrit que « l’homme
vit dans un monde où rien n’est comme une île dans la mer ». Nous
retrouvons bien ici ce caractère commun du numérique et du « connais toi
toi-même » : l’expérience d’un grand « dehors ».
Mais il convient ici de détailler l’analyse.
Peut-être certains d’entre vous ont-ils entendu parler de ce que l’on appelle
les maladies auto-immunes comme la sclérose en plaques. Ces pathologies
reposent sur le fait les cellules organiques de notre corps ne reconnaissent
pas d’autres cellules qui pourtant appartiennent aussi à ce corps et qu’elles
se comportent à leur égard comme si elles étaient étrangères en les combattant.
Notre équilibre physique repose donc sur des échanges d’informations de nos
cellules qui se déroulent au fil d’un travail de reconnaissance de séquences
codées. Il se produit constamment certaines erreurs de reconnaissance mais elles
sont généralement compensées, la maladie auto-immune apparaît lorsque un
certain seuil d’erreurs de reconnaissance est dépassé. On peut utiliser ici une
image dont la comparaison va peut-être plus loin qu’il y paraît. Si l’un de vos
amis vous envoie par mail un document que votre ordinateur ne parvient pas à
ouvrir, c’est que vous ne disposez pas du bon logiciel pour lire le code dans
lequel est écrit le document. Imaginons maintenant que vous disposiez du bon
logiciel mais que celui-ci ait de plus en plus de peine à reconnaître le code
des documents envoyés peut-être parce qu’il y en a trop « pour lui »,
et vous aurez une idée exacte de ce qui constitue organiquement une maladie
auto-immune.
Or des bio-généticiens ont récemment émis
l’hypothèse que les maladies auto-immunes résident dans des processus de
vieillissement précoces de nos cellules, c’est-à-dire que la dégénérescence
cellulaire à laquelle nous sommes tous soumis tiendrait à notre incapacité
graduelle de tenir le seuil d’erreurs de reconnaissance de codes accepté. Si
vous êtes devant moi aujourd’hui, jeunes et en pleine santé, c’est parce que les
logiciels de vos corps parviennent sans problème à décrypter le code de tous
les documents qu’on leur envoie. Vieillir c’est crouler sous le poids de données
informatives dans le flux desquelles on ne parvient plus à mener à bien le
processus de reconnaissance et de composition de nouvelles séquences codées.
Le fond de pertinence insoupçonnable du
« connais-toi toi-même » de Socrate, c’est qu’il décrit à la
perfection le fonctionnement de toute intelligence cellulaire du vivant. C’est comme ça que la vie dure. Nous
vivons en perpétuel danger de non reconnaissance parce que nous sommes comme la
boîte mail d’un ordinateur bombardé de messages et de documents mais, si nous
« tenons », c’est parce que nous disposons de logiciels performants
capables d’en déchiffrer les codes. Nous sommes informés numériquement dans les
deux sens du terme, c’est-à-dire que nous sommes renseignés selon une modalité
numérique mais nous sommes aussi
organiquement constitués dans du numérique c’est-à-dire dans un
« tissu » d’échanges d’informations codés. Le tissu se déchire
quand nous ne sommes plus aptes à nous connaître nous-mêmes, c’est-à-dire à
reconnaître les séquences avec lesquelles nous pouvons constituer de bons
agencements. On ne se connaît soi-même que par l’aptitude à constituer du
« notre », et constituer sans cesse de nouvelles combinaisons de
« notre », c’est vivre. Avoir un corps revient à être constamment
traversé d’une multiplicité de flux d’informations génétiques, lesquels sont
autant d’occasions de malentendus, de mésententes entre les données et les
logiciels adaptés à la lecture de leur code, le bon fonctionnement de notre métabolisme réside dans notre aptitude
numérique au déchiffrement et à la recomposition des séquences codées de
nouvelles données informatives.
On ne peut pas s’empêcher d’être troublé à
l’idée que ce que nous considérons aujourd’hui comme le secteur en pointe de
nos connaissances, celui dans lequel nous voyons se constituer une nouvelle
définition de la culture ne fait après tout que suivre le cours de la plus
vieille et, en même temps de la toujours actuelle histoire du monde :
celle du vivant, comme si le
numérique marquait, par le biais d’un
processus interne de réalisation, la
prise de conscience humaine d’une efficience biologique originelle, instante et
universelle.
Conclusion
Le « connais-toi toi-même » ne s’est
donc jamais mieux porté qu’à l’ère du
numérique parce que c’est grâce à elle que l’homme explore aujourd’hui
avec un degré de justesse, de précision, et de lucidité inégalé le travail
infini et constant de composition avec l’autre dans lequel seulement il
consiste. Il faut croire au démon de Socrate, c’est-à-dire croire au génie
improvisé de se composer soi-même tel que nous ne nous sommes jamais connus
parce que c’est là que nous nous tenons au plus prés de ce que nous sommes
vraiment : des inventeurs de codes, c’est-à-dire des émetteurs de signes
de vie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire