3) Faire symbole ou faire signe ?
Toute œuvre d’art est donc cryptée mais la question se pose de savoir si c’est parce qu’il y a quelque chose « derrière » ou parce qu’il y a quelque chose « dedans ». L’artiste veut-il nous dire quelque chose ou est-il pris, capturé par l’évidence d’une réalité première et dynamique (intensités sonores, vibrations chromatiques, énergie cinétique, etc.) ? Le peintre par exemple a-t-il une idée derrière la tête ou bien est-il, au contraire l’archétype même de « l’homme sans idée » qui se contente d’être là, à « la croisée du chemin des forces » et qui alors fait « la seule chose qu’il y a à faire » à savoir agir sous la dictée de leur impulsion, jouer des variations de couleurs de la lumière, surfer sur la vague de cette plasticité du visible qu’il est étrangement le seul à voir ?
Nous percevons bien à quel point la question de savoir s’il faut être cultivé pour apprécier une œuvre d’art varie selon que l‘on se situe du côté de telle ou telle considération de l’œuvre. Si le cryptage de l’œuvre vient de l’artiste, c’est-à-dire d’un style qui serait son invention, la marque de sa liberté, alors il essaie de nous transmettre quelque chose. Il nous adresse un message stylisé et il y a bien quelque chose à comprendre, un sens auquel il nous faut accéder. Si, par contre, le brouillage de l’œuvre vient précisément de ce que l’artiste ne fait que capter des forces pures et dans le flux desquelles il compose son œuvre, alors il n’y a rien à attendre d’elle, juste la vivre telle qu’elle se donne parce qu’elle manifeste exactement le contact direct, « sans additif » de la sensibilité d’un homme à une dimension première de la présence du monde.
Toute la question est de savoir s’il existe un arrière fond de connaissances ou d’expériences ou de situations humaines à partir desquelles l’opacité de l’œuvre se dissiperait peu à peu révélant les traits humains, lisibles (et finalement réconfortants) d’un message, d’une dimension signifiante auquel cas la difficulté que nous éprouvons à assimiler l’œuvre vient de notre ignorance et nous pourrions dire que tout ceci reste une « affaire d’hommes ». Pour comprendre Mondrian, il faut connaître la totalité des œuvres de Mondrian, situer telle œuvre dans son œuvre, saisir l’évolution de son trait, la constitution progressive de son style. Mais ne sommes-nous pas en train de diminuer l’onde de choc de l’œuvre, de lui donner une caisse de résonance limitée parce la puissance d’impact de sa force de présence va bien au-delà du cadre d’un message qu’un homme adresserait à des hommes ? Mondrian ne nous adresse plus dés lors aucun message, il est seulement pris dans l’efficience d’un univers de couleurs et de lignes croisées qui simplement existe et que nous soyons « capables de faire la même chose » comme tant de gens ont envie de le dire devant ses toiles ne constitue en aucune façon un argument contre son statut d’œuvres parce que celle-ci n’a plus aucun rapport avec une question de performance humaine. Si son œuvre nous semble obscure ou ridicule voire malhonnête c’est parce que nous nous sommes mis en tête qu’elle avait à être « l’objet d’un jugement », qu’ici encore quelque chose de l’établissement d’une hiérarchie, d’une « appréciation » avait sa place, comme si les catégories humaines avaient à reprendre leurs droits sur ce qui fondamentalement leur échappait. Mais de quel « échappement » serait-il question dans l’œuvre ?
Pour bien répondre à cette question, il convient d’interroger la modalité de présence de l’œuvre par rapport à celle de nos objets familiers. La plupart des choses dont nous entourons sont pour ainsi dire « dématérialisées par leur fonctionnalité ». Nous nous sommes créés l’univers sur mesure pour des hommes d’action qui sont incessamment rappelés par leur environnement à la nécessité de choses à faire. Quelque chose de la société humaine réside fondamentalement dans le détournement de l’attention des hommes des conditions « données » de leur existence. Il faut qu’un avenir humain se profile à l’horizon de tous les éléments de notre décor et, de fait, ce stylo me fait signe de telle phrase à écrire, cette table de mes coudes à y appuyer, cette poignée de telle porte à ouvrir, cette voiture de tel trajet à effectuer. Ainsi une dimension fondamentale et exclusive de la vie se trouve-t-elle éludée, soit le fait qu’elle ne s’effectue qu’au présent. Nous nous sommes entourés d’objets qui constituent autant d’incitations fallacieuses à ne croire qu’au lendemain, qu’au futur immédiat de la tâche à effectuer, du plaisir à apprécier, du réconfort dont profiter, lesquels passent par la médiation d’un accessoire.
Le propre de l’homme consiste à s’être doté de l’attirail toujours perfectible de « la vie assistée ». Nous ne vivons pas, nous ne cessons de nous donner les moyens de vivre. Mais voilà qu’un objet, une suite de sons, une séquence de ressentis particulière parvient à trouer le voile de cette incessante « procrastination objectale » (remettre à plus tard le temps de vivre), voilà qu’un objet sans destination, sans « avoir à faire » s’impose brutalement à ma perception et la laisse désemparée. Mes yeux ont beau parcourir l’œuvre en tout sens, ils ne distinguent aucun biais pour y pressentir la moindre incitation à en faire quelque chose. C’est comme si le soufflé d’une existence humaine orientée, justifiée, impliquée dans la certitude d’un progrès à accomplir, d’un destin à réaliser retombait brusquement dans la consistance exacte d’une plasticité littérale, brute, sans lendemain. La musique de Mozart ne nous enchante pas parce qu’elle est « jolie », elle nous charme parce qu’elle est d’abord et seulement troublante, et ce trouble vient de ce que le son n’y est aucunement différé, détourné au profit de l’avenir humain d’une chose à faire ou à comprendre. La musique ne consiste qu’en une séquence de sons qui sont du son, la peinture est un jeu de lumière dans le crible duquel la lumière est en un sens seulement neutralisée, captée. Il ne s’agit pour le peintre que de décrire un schéma pictural révélant de façon neutre l’activation de ce que c’est pour la lumière que de consister dans une simple puissance d’irradiation. Nous ne nous extasions pas tant devant la subtilité d’un artiste ayant composé une œuvre que devant les modulations chromatiques dont la lumière est capable. L’artiste met le spectateur aux premières loges de cette effervescence continue des forces qu’il n’aurait pas su voir de lui-même et il est tout-à-fait exact qu’il fallait cet artiste là pour le révéler mais non pas à cause de son génie en matière d’innovation, plutôt celle d’une intensité perceptive particulière. Il n’y a vraiment pas à se demander où « l’artiste va chercher tout ça » parce qu’il ne le trouve nulle part ailleurs que là où c’est c’est-à-dire « là justement ». Picasso affirme : « je ne cherche pas, je trouve. »
Dans cette perspective, on pourrait dire de l’art qu’il consiste dans une "expérience-limite ", c’est-à-dire une saisie du réel au cœur de laquelle l’homme cesse de « faire l’homme ». Les objets fonctionnels dont nous entourons sont si présents et nous avons tellement tendance à les multiplier autour de nous qu’ils en deviennent suspects. C’est comme si nous souhaitions nous persuader de l‘évidence d’un temps humain toujours imminent, d’une continuité, d’une garantie de ce que la seconde à venir va en effet venir et la tâche à accomplir ou la promesse du résultat qui se profile dans l’ergonomie de l’ustensile entretient parfaitement ce mensonge. On pourrait dire familièrement que l’œuvre d’art, en comparaison, nous « laisse crever » mais qu’en même temps, elle nous dit la vérité, à savoir qu’aucune seconde à venir ne nous est garantie par la seconde présente. Elle nous fait donc sortir d’un décomptage du temps comme succession d’unités régulières pour lequel il va de soi qu’une seconde suit une seconde pour nous révéler l’existence dynamique d’un univers là dans lequel rien ne se continue que sous l’action de lui-même. La vie cesse de se déployer dans une dimension qui en garantit la continuité : le temps pour se concentrer sur le fait donné de cette seule évidence au gré de laquelle elle ne se déploie que d’elle-même, que de son propre mouvement. Ce n’est pas parce qu’il y a du temps que la terre tourne autour du soleil, c’est parce que la terre tourne autour du soleil qu’il y a du temps et rien, absolument rien ne m’assure que la terre va tourner dans la seconde à venir.
Toutes nos connaissances, toute notre culture, les avancées technologiques de notre civilisation, tout cela se limite à « maintenant ». Notre obstination à ne fonder que des spéculations, à nous entourer d’objets porteurs d’occupations futures ne trahit en réalité qu’une seule chose : l’intuition que chacun de nous éprouve au fond de lui qu’il n’existe aucun moyen de préjuger de l’existence de la seconde suivante, et ce n’est même pas de notre mort personnelle dont il est ici question, c’est plutôt de l’avenir en général ou plus exactement de l’illusion de l’avenir. Ce n’est même pas que nous ne savons pas de quoi demain sera fait, c’est que nous savons que le vocable « demain » ne recoupe pas la moindre réalité. Nous nous éparpillons tous en devoirs, en carrières, en foyer à fonder, en choses à faire, nous nous donnons toutes les apparences de personnages importants et occupés pour évacuer cette réalité que l’artiste nous met cruellement sous le nez : l’univers est ce qui a lieu maintenant : voilà le sens de l’expérience limite de l’œuvre d’art.
C’est aussi dans cette perspective que l’on peut dire de l’oeuvre d’art que sa modalité de présence consiste à nous « faire signe » et non à « faire sens ». Elles sont des intensités de présence « pleines » qui saturent le champ de notre perception. Elles ne sont « que là » et nous font sentir ce que c’est qu’être seulement « là », présence sans faille, sans ouverture à ces perspectives de diversion que constitue la promesse d’un « avoir à faire » ou d’un sens à déchiffrer. L'œuvre, nous dit Maurice Blanchot, n'est ni achevée ni inachevée: elle est. Ce qu'elle dit, c'est exclusivement cela: qu'elle est - et rien de plus. En dehors de cela, elle n'est rien. Qui veut lui faire exprimer davantage, ne trouve rien, trouve qu'elle n'exprime rien. » C’est en ce sens que nous pourrions dire de tout œuvre d’art qu’elle nous fait signe de vie, selon deux acceptions: d’abord pour nous dire qu’elle est là, ensuite pour nous signaler que, par elle, dans cette modalité de présence exclusive et totale, la vie « est ». Il n’est question pour nous que de renouer grâce à l’œuvre avec ce fond d’efficience animée qui travaille la réalité. Toute œuvre d’art consiste alors à faire émerger à la surface de notre attention la dynamique souterraine de ce « fond oeuvrant » qui ne cesse de travailler le réel comme le craquement d’une poutre nous rappelle à l’existence d’un mouvement de devenir du bois.
Notre conscience ne capte l’existence d’une présence qu’à partir de l’instant où elle la reconnaît, c’est-à-dire où elle peut la « nommer », mais il est alors tout un versant de la présence dont elle ne réalise pas l’efficience : celui d’un « être là » sans mot ni qualification : une modalité d’existence brute qu’on pourrait dire non encore sanctifiée, ratifiée, enregistrée par le sacrement du baptême linguistique. Le monde est toujours d’abord et seulement là « sans nom » et c’est de cette modalité de présence primitive et anonyme dont toute œuvre d’art nous fait signe. L’art est aphasique (perte de la faculté de s’exprimer et de comprendre le langage) et surtout quand il est d’écriture : « Tous les chefs d’œuvre nous dit Marcel Proust, sont écrits dans une langue étrangère ». Ce n’est pas le message contenu dans les œuvres de Flaubert ou dans les poèmes de Baudelaire qui nous touchent, ils ont été également exprimés par d’autres, par contre la musique de la phrase ou du vers, le rythme et la teneur des sonorités, portent la marque d’un style qui pointe vers cette aphasie de la langue par quoi on est d’abord, et finalement seulement, frappés, mobilisés. Il n’est aucunement question de comprendre le sens des mots écrits mais de percevoir la tonalité brute et physique de leur sonorité mentale.
De la même façon que Cézanne peint des modulations d’intensités chromatiques dans la plasticité d’un évènement et non des « choses » (ce qui marquerait déjà le travail de découpe du langage), nous sommes tous pris à l’écoute d’un poème par une phase primitive de prise de contact assez comparable à cette « bouillie de sons » étrange et fascinante que constitue pour nous la langue étrangère. Celle-ci ne nous est d’ailleurs étrangère que par son sens mais nous assimilons parfaitement sa plasticité phonique, de la même façon qu’à l’écoute du poème de Baudelaire : « il me semble parfois que mon sang coule à flots, ainsi qu’une fontaine aux rythmiques sanglots. Je l’entends bien qui court avec un long murmure, mais je me tâte en vain pour trouver ma blessure. », nous entendons la fontaine couler avant même de la réaliser conceptuellement. C’est de cette capacité de la modalité physique pure de la présence à toujours devancer celle du concept travaillé d’un langage humain qu’il est véritablement question de l’art. C’est en cela que l’art consiste et l’on mesure alors à quel point il n’est vraiment question pour apprécier une œuvre d’art que de se déculturer (se défaire de l’emprise du concept, de l’exigence de compréhension d’un sens). Une œuvre d’art ne s’adresse jamais à une personne, elle ne communique pas, elle fait signe d’une présence, d’un « être là » inhumain, asocial et anonyme : c’est la vie. Jamais nous ne nous trouvons en meilleure situation pour apprécier une œuvre d’art que lorsque nous nous débarrassons de ce fond de revendication à la compréhension d’un sens, à la révélation d’une signification, à la réduction d’une explication.
A l’opposé radical de cette conception dont nous retrouvons des échos dans la philosophie d’Henri Bergson (« notamment dans son livre « la pensée et le mouvant »), se situe la conception développée par Hegel pour qui l’art est un « besoin de l’esprit ». Loin de manifester notre sensibilité à une réalité première, brute et pré-consciente, l’art est, selon lui, l’une des manifestations de la conscience humaine. L’être humain, en effet, existe mais ce qui le caractérise tient dans le fait qu’il existe aussi « à lui-même » dans l’efficience d’une aperception de soi. Nous ne sommes pas seulement là, nous rapportons à nous-mêmes le fait de vivre de telle sorte qu’exister pour nous est toujours aussi référer à un soi-même, à un « je », le fait de vivre. On pourrait dire que le fait d’être, c’est ce que l’homme, en tant qu’homme appréhende toujours d’abord sur le mode de la conjugaison à la première personne. L’être humain existe « pour soi » avant d’exister « en soi ». A partir de ce présupposé, tous les mouvements de l’homme sont marqués, selon Hegel, du sceau de la nécessité d’arracher au fond de cette réalité dans laquelle il vit les moyens de fonder et d’accréditer l’effectivité de la reconnaissance de soi. C’est comme si vivre pour l’homme consistait dés lors à toujours faire advenir les modalités libres, inventées et artificielles d’une nouvelle façon de vivre « en tant qu’homme ». Le propre de l’homme est de conquérir pied à pied dans l’hostilité d’un milieu naturel qui ne lui fait pas « place » le territoire de son identification. Il ne fait aucune expérience du monde sans la transformer en travail de reconnaissance de soi. On pourrait parler d’un narcissisme anthropologique si ce mouvement, en tant que processus dynamique de reconnaissance du même, n’était celui de la Raison. En agissant de la sorte, l’homme ne fait, en effet, qu’œuvrer sous l’impulsion d’un processus de rationalisation de l’univers. En prenant de plus en plus conscience de lui-même par les transformations qu’il impose à la matière en lui donnant un visage humain (technique), l’être humain est ainsi l’agent d’une procédure de reconnaissance de soi de l’univers par lui-même. C’est donc d’un mouvement d’identification qui dépasse largement du seul cadre de « sa » reconnaissance que l’être humain est l’exécuteur. Oeuvrant à se reconnaître dans le monde, il participe à un mouvement éternel de reconnaissance de soi par le biais duquel chaque instant présent est le moment d’identification du Tout par lui-même. C’est exactement le sens de la célèbre formule du philosophe allemand : « tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. »
L’Art s’inscrit donc dans le cadre de cette rationalisation. Tout œuvre a, par conséquent un « sens », celui d’informer la matière brute, de la faire participer à ce mouvement de reconnaissance de l’esprit par lui-même. C’est cela qui, selon Hegel, nous émeut profondément dans l’œuvre : la manifestation de la spiritualisation d’une plasticité brute. On mesure ainsi à quel point cette conception s’oppose radicalement à celle de Bergson ainsi qu’à tout ce qui a été évoqué précédemment puisque Hegel définit l’œuvre comme étant l’opposé même de cette entreprise de perception, de neutralisation et de captation des forces brutes de l’univers.
Pour lui, apprécier une œuvre d’art nous impose de nous placer à son niveau d’élévation. Toute peinture, sculpture, musique, etc, consiste dans la cristallisation d’un mouvement par le biais duquel la Raison œuvre à se reconnaître, c’est donc en tant qu’esprit qu’elles nous sollicitent. Ce n’est pas seulement qu’il faille être cultivé pour apprécier une œuvre d’Art, c’est aussi et surtout que l’œuvre d’Art nous entraîne dans la globalité d’un mouvement cosmique de culture de soi. Le terme de « cosmos » qui peut ici sembler étrange ou injustifié est, au contraire, parfaitement fondé puisque ce terme désigne étymologiquement « l’univers tel qu’il est ordonné par des lois ». Toute œuvre d’art, en rationalisant le monde, en transformant la matière en support de l’esprit joue un rôle actif dans la reconnaissance de soi de la totalité du réel. Il est donc à ce titre d’autant plus nécessaire que nous la comprenions qu’elle s’inscrit dans ce que l’on pourrait appeler la perfectibilité d’une perfection : l’effectivité d’une totalité d’être qui non seulement comprend tout (au sens de contenir) mais se comprend dans l’acte de systématisation de tout inclure. Toute œuvre d’art nous élève donc vers l’acte universel par l’entremise duquel le réel se comprend, se rend rationnel à lui-même.
L’opposition entre la conception évoquée précédemment (dans laquelle se retrouve de nombreuses idées du philosophe français Henri Bergson) et celle de Hegel est donc complète. Toute la question est de savoir si l’œuvre d’art est un symbole d’une idée ou le ressenti de cette dimension brute à hauteur de laquelle le réel est « donné ». Sommes-nous élevés par une œuvre d’art ou ramenés par elle à « ce premier matin du monde » dans la lumière duquel parler n’a pas encore opéré l’effet dissimulateur de son « sens » ?
Que l’on prête un peu d’attention aux œuvres et quelque chose de sinueux, de labyrinthique, de « tangent » nous apparaîtra de façon manifeste : le mouvement d’un chaos joyeux qui pousse à l’ombre de la civilisation. Il n’est pas bien sur, au vu de l’actualité du dernier siècle que, comme le dit Goya : « le sommeil de la raison engendre des monstres » (au sens moral du terme) car peu d’entreprises furent plus rationnellement conçues que celles des camps de concentration. Il faut être aussi éveillé que Zoran Music pour percevoir, même là, le travail souterrain d’une plasticité corporelle dynamique et colorée. Cette incessante montée en puissance d’une réalité primitive, sauvage et rhizomique constitue exactement ce que nous avons appelé le cryptage de toute œuvre. Autant dire, par exemple, que le nom de Cézanne par la « Sainte-Victoire » marque moins le talent d’une personne que l’intensité unique d’une perception nue que nous ne pouvons pas ne pas avoir ressentie, précisément parce qu’elle est nue. Le S qui se dégage de la Sainte famille de Michel Ange, le serpent Chtonien des statues de Rodin, la virgule de la touche de Van Gogh, les ondes du cri de Munch ou les arabesques du Boléro de Ravel font également signe comme toutes les œuvres d’art de l’efficience heureuse et féconde d’une réalité « toute en lianes ». Pour percevoir (et seulement percevoir) l’efficience de ce chaos toujours à l’œuvre dans l’œuvre, il importe de se défaire de la pression de toute culture humaine et de jouir alors du mouvement de croissance de la Culture de la Vie.
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