mercredi 18 avril 2012

"Faut-il attendre de l'Etat qu'il assure le bonheur des citoyens?" (2)


2) Il n’y a pas de bonheur sans Etat (Thomas Hobbes)
L’état est donc une machine et l’homme ne construit jamais aucun ustensile artificiel sans que la nécessité de le faire ne se soit imposée à lui de l’observation d’une situation donnée. Dans le Léviathan (chapitre 13), Thomas Hobbes décrit la fiction d’un état de nature antérieur à l’état civil afin de faire signe sur un mode chronologique de ce fond de nécessité « ontologique » (« ontos » : être, il s’agit de poser la cohérence propre d’un concept valant par lui-même, d’être lui-même) de l’état. L’état de nature définit une période dans laquelle aucune structure, aucun état ne s’interposerait dans les relations entre les hommes. Or, selon Hobbes, deux mouvements fondamentaux, donnés entrent nécessairement en contradiction dans cette situation de cohabitation inorganisée : le droit naturel (qui n’a pas pour Hobbes, le sens que lui donneront la philosophie des lumières et la déclaration des droits de l’homme) et la loi naturelle. Le droit naturel définit la puissance dont jouit un être pour faire advenir tout ce qu’il estime être nécessaire à sa conservation. La loi naturelle désigne plutôt un principe de précaution commandant d’éviter tout ce qui pourrait contrarier la conservation de sa vie. Finalement la contradiction entre ces deux notions est assez subtile pour délimiter deux conceptions différentes d’un même énoncé que l’on pourrait formuler comme suit : il s’agit de « faire tout ce qu’on peut » pour vivre, mais autant le verbe pouvoir signifie, pour le droit naturel, exercer toute la puissance dont on est capable sans limite imposée par des considérations morales ou altruistes, autant pouvoir prend, pour la loi naturelle, une connotation restrictive : on ne fait « que » ce qu’on peut étant entendu que tout reste soumis à cette injonction biologique première : « rester » en vie.
Si la loi naturelle ne venait pas limiter les ambitions du droit naturel, nous resterions tous dans un état de nature au sein duquel nous n’aspirerions qu’à voler, tuer, nuire à notre « prochain » dans la violence d’une cohabitation structurellement conflictuelle et criminelle. La loi naturelle qui s’appuie sur la peur que nous avons de mourir, constitue donc ce qui assure, selon Hobbes, le passage de l’état de nature à l’état civil, c’est-à-dire ce qui nous conduit à appeler de nos vœux la domination d’un Etat. Celui-ci réside finalement tout entier dans ce moment de rupture, de « crise » à partir duquel les hommes accordent à l’existence considérée comme pur maintien d’une efficience vitale une valeur supérieure à celle de la jouissance de tout ce que la vie leur permet d’acquérir. L’état est donc le produit de cette restriction par le biais de laquelle la nécessité de survivre a définitivement pris le pas sur le pouvoir de jouir du fait d’être vivant. C’est un peu comme si vivre était passé du statut de cette efficience libre, totale et dépourvue de toute autre limitation que celle de ma puissance naturelle à celui d’un de « bien » dont la valeur exige maintenant d’être garanti par un échange, une tractation, un prix dont il va revenir au citoyen de payer le montant. Si, par bonheur, nous entendons la possibilité de libérer de nous toute la puissance dont nous sommes capables, il est clair que l’état marque la fin de la jouissance du bonheur. Mais si par ce terme, nous voulons signifier cet attachement au fait d’être en vie qui nous permet d’évoluer dans un environnement suffisamment cadré, aseptisé, protégé pour n’avoir plus à craindre les agressions des autres, alors le bonheur ne saurait se concevoir sans Etat.
Finalement, l’état, dans la perspective de Hobbes n’est pas seulement une machine abstraite, un « Léviathan » qui nous permet de créer de toutes pièces l’artifice heureux d’une vie sociale sécurisée, il marque surtout l’instauration de ce passage crucial à partir duquel il n’est plus rien qui, du simple fait d’être humain, ne devienne l’objet d’un processus d’abstraction. Ce n’est pas seulement que les hommes aient décidé d’en passer par l’Etat pour pouvoir vivre ensemble, c’est surtout que l’acte de vivre, en lui-même, n’est plus, à partir de l’Etat, abordable, c’est-à-dire vivable qu’ « abstraitement ». En d’autres termes, cela signifie que l’Etat est bien plus qu’un artifice opérant la transition de l’état de nature à l’état civil, il est l’artifice à partir duquel rien de ce qui est humain ne peut être autrement qu’ « artificiellement ». Il ne constitue pas « l’arrangement » permettant aux hommes de gérer une situation délicate, il est ce qui impose à toute situation humaine le « sceau » structurel de « l’arrangement ». L’Etat est donc cet artifice de l’homme par l’entremise duquel l’homme est devenu un artifice, au double sens de constructible et de non naturel. Ce n’est pas tant qu’il soit « bien » qu’il y ait l’Etat que le fait qu’il n’y a de bien qu’à partir de l’état et c’est cela qui prévaut pour Hobbes. Il n’y a par conséquent aucun sens à parler de bonheur avant l’instauration de l’Etat. Avant, on pourrait dire que l’homme « vivait », à partir de lui, l’homme sait qu’il veut vivre, il sait pourquoi (même si la réponse est redondante : « pour vivre ») et surtout il sait comment : par la médiation continuelle de l’Etat. Celui-ci ne consiste donc que dans un jeu de perspective programmée du fait de vivre par le biais duquel l’acte d’exister se projette dans un futur garanti. Vivant, l’Etat me garantit le bonheur de vivre encore même si je dois pour cela sacrifier le plaisir de « pleinement » vivre. Il atténue l’intensité au profit de la durée.
On perçoit alors à quel point la philosophie de Hobbes répond doublement « oui » à la question. Non seulement il nous donne la possibilité de jouir de la certitude de vivre dans un milieu sécurisé mais on pourrait dire, dans une optique un peu plus ironique mais toute aussi pertinente, qu’en tant qu’instrument de cette conversion de l’intensité à la durée de vie, il consiste dans l’instauration de cette modalité artificielle par le biais de laquelle être heureux « s’attend ». Si l’Etat donne vie au bonheur, c’est par le mouvement qui réside dans le fait d’en étirer l’efficience dans la durée. Si donc, on ne peut être heureux que dans l’Etat, on ne peut vivre ce bonheur que dans l’attente de l’obtenir, de la même façon qu’on ne jouit du fait de vivre qu’au sein du cadre de ce « contrat de garantie » nous permettant de le prolonger. Il faut donc attendre de l’Etat l’assurance du bonheur dans la mesure où c’est précisément lui qui a marqué le mode de vie de l’humanité du sceau existentiel de l’attente. La nuance d’optimisation du terme de « bien » dans le « bien-être » consiste donc dans ce que nous pourrions appeler un acte de certification. Le « bien-être » que nous gagnons dans l’Etat civil réside dans une existence reconnue, investie désormais du « droit d’être ». Ce qui me fait vivre est le contrat par le biais duquel tous mes semblables ont adhéré, comme moi, à l’instauration de ce monstre constitué de toutes les libertés individuelles des citoyens. C’est l’attachement que chacun de nous « universellement » porte à « son » existence (loi naturelle) qui explique la sortie de l’Etat de nature et c’est à ce fond d’efficience universelle que nous devons la notion de loi civile. Par conséquent, le bonheur résultant de notre adhésion au pacte civil ne peut se concevoir que « général », commun, prescrit.
3) L’Etat assure la liberté des citoyens mais pas leur bonheur (Emmanuel Kant)
Or, cela cadre assez mal avec la nature imprescriptible du bonheur telle que nous la concevons : « A l’individu, dit Nietzsche, dans la mesure où il recherche son bonheur, il ne faut donner aucun précepte sur le chemin qui mène au bonheur : car le bonheur individuel jaillit selon ses lois propres, inconnues de tous, il ne peut être qu’entravé et arrêté par des préceptes qui viennent du dehors. » A l’opposé du plaisir, le bonheur ne saurait se concevoir comme le fait « d’avoir » mais seulement par le fait « d’être ».Cela signifie qu’aucun bien ou aucune condition extérieure ne saurait suffire à provoquer notre bonheur. On ne peut être heureux qu’à partir de ce mouvement d’être qui ne saurait se concevoir qu’en soi-même. Cela ne contredit pas la thèse de Hobbes dans la mesure où c’est de lui-même que chaque individu se montre suffisamment attaché à son existence pour renoncer à son droit naturel. Mais cela ne saurait pour autant éluder le fait qu’en adhérant au pacte qui ratifie l’existence de l’Etat, c’est de sa nature même que ce mouvement de « bien » être se défait. Que le bonheur de prolonger et de garantir de soi-même sa durée de vie aboutisse à l’Etat, c’est justement ce qui fait que ce n’est plus en tant que mouvement de soi ne visant qu’à se protéger soi-même que l’on devient citoyen d’un Etat. Ce que j’accepte de faire de moi-même et pour moi-même, c’est précisément ne plus exister de moi-même mais grâce à l’accord et la reconnaissance des autres du fait que j’existe. Contracter, c’est accepter de poser que l’on n’est plus légitimé à exister par soi mais sur la base contractuelle de l’accord des autres. Vivre, être heureux, c’est ce qui ne se conçoit plus que sur la base d’un acte de reconnaissance contractuelle.
En d’autres termes, le champ d’application du contrat ne se limite au cadre des seuls relations extérieures des citoyens entre eux, mais elle insinue dans le rapport que tout citoyen entretient avec lui-même une rupture radicale avec son droit naturel, c’est-à-dire avec l’efficience de sa capacité de libération de puissance, avec son « envie » propre d’exister. On pourrait dire que, de l’état de nature à l’état civil, on passe de ce mouvement d’expansion de soi qui consiste à « tenir à vivre » à un mouvement de restriction, de conservation qui réside dans l’acte de tout faire pour que vivre « tienne ». Cela veut dire que le contrat renouvelle de fond en comble la nature de notre ancrage à la vie qui n’est plus celui, physique, affectif, donné de existence propre mais celui, contractuel, abstrait, concerté et rationnel de notre citoyenneté exactement de la même façon qu’une pierre ne peut tenir sa place dans une clé de voûte qu’avec la pression des autres pierres pour configurer l’arc de cercle. Dans tous les sens du terme, vivre ne va plus de soi mais ne se conçoit qu’avec les autres.
On comprend ainsi pourquoi Rousseau, contrairement à Hobbes, définit l’état de nature comme une sorte d’âge d’or dans lequel les hommes sont d’autant plus heureux qu’ils vivent isolés les uns des autres. Tous les problèmes des hommes viennent de ce qu’ils ont inventé des moyens d’existence les rendant dépendants les uns des autres. Ce n’est pourtant pas à ce niveau malheureux de la vie collective qu’il convient selon lui de faire remonter l’Etat. Celui-ci pourrait, au contraire, se concevoir comme la tentative de « correctif » visant, par l’instauration d’une volonté générale à orienter les hommes vers l’idéal d’un bien commun. L’homme produit et invente des outils afin de maîtriser son milieu mais cette intelligence technique le conduit bientôt à insuffler à la nature des liens qu’il entretient avec les autres le mode opératoire de l’instrumentalisation, hérité de son aptitude technique. Le philosophe allemand Emmanuel Kant considère l’Etat comme la matérialisation de notre disposition à contrarier le mouvement de cette instrumentalisation, disposition innée par le biais de laquelle chacun de nous conçoit naturellement que l’utilisation d’une autre personne à notre bénéfice va à l’encontre d’un « donné » : la faculté de tout homme d’être à lui-même son propre législateur, ce qui ne signifie pas que chacun de nous peut n’obéir qu’à ses propres lois mais que nous possédons tous la capacité à soumettre nos actions à des principes. La liberté ici ne consiste pas du tout à faire ce que l’on veut mais à ordonner nos actes en fonction de ce que c’est que « vouloir ».
Or l’acte de vouloir est universel et c’est en cela qu’il a davantage à voir avec la liberté que le bonheur. Il faut attendre de l’Etat qu’il participe à notre liberté parce qu’il consiste dans cette décontextualisation du fait d’être qui ne va plus de soi mais « des autres », c’est-à-dire de l’humanité. Contrairement à Hobbes qui ne considère cette décontextualisation que dans les termes d’une contrainte imposée par la pression agressive de l’existence de mes semblables, Kant la perçoit comme une disposition innée à l’universel. Il y a ce que nous sommes et ce que nous voulons. Toute la spécificité de la philosophie de Kant réside dans l’affirmation de la forme universelle, humaine de la volonté. Vouloir est comme le fond commun et « donné » de l’humanité. On pourrait dire que le contrat que Hobbes définit comme une rupture, un passage, est finalement, pour Kant, toujours préalablement posé par nous, entre nous, du simple fait de notre appartenance à l’espèce humaine. L’Etat, au même titre que les lois, peut se concevoir dés lors comme la concrétisation de ce préalable. Toute la vie d’un homme, en tant qu’il est homme, consiste, selon Kant, à réaliser, par ses actes, l’universalisation dont il est d’emblée porteur en tant que sujet de volonté. L’Etat constitue donc une médiation importante dans cet accomplissement. Etre heureux ne saurait constituer un but pour l’espèce humaine tout simplement parce que nous n’y tendons pas en tant que sujet libre et universel mais plutôt sur un mode personnel.
La distinction que fait Hobbes entre le droit naturel et la loi naturelle est fondamentale parce que si le droit naturel manifeste la pure jouissance éprouvée par un être dans l’acte de libération de toute la puissance dont il est porteur, la loi naturelle fait signe d’un prix, d’une valeur accordée à sa vie propre et justifiant que l’on fasse tout pour la conserver. C’est ainsi que point dans cette dernière la distance d’une « considération » de l’existence qui, même si c’est par le biais d’une modalité forcée, contrainte voire craintive, fait déjà droit à l’existence des autres, ou du moins la préfigure. Emmanuel Kant est davantage le continuateur de Rousseau en ceci qu’il fait reposer la naissance de l’Etat sur une autre base que celle de la nécessité imposée à tout homme du fait de la menace que constituent les autres hommes de se maintenir en vie. Cette base est l’efficience d’une sociabilité toute aussi primitive et spontanée que l’insociabilité qui se trouve être comme son corollaire naturel. Tout homme est sujet de volonté. Cela signifie que tout être humain, en tant qu’être raisonnable, est doté de la capacité à s’arracher à la passivité de ce qu’il éprouve et ressent pour « agir », c’est-à-dire donner à ses actes la forme active d’une loi universelle fondée sur la raison et non sur le sensible. L’état est contenu en germe dans cette prédisposition. Nous sommes donc d’autant plus fondés à attendre de l’Etat qu’il nous rende plus libres que nous n’avons rien d’autre à attendre de nous-mêmes que de donner son plein épanouissement à cette liberté dont chacun de nous se trouve universellement porteur. Mais le bonheur est un idéal de la sensibilité et non de la raison. Il n’est pas conceptualisable et ne saurait donc, à ce titre, constituer d’aucune façon la finalité de l’Etat.

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