Se pourrait-il qu’en détachant ainsi progressivement l’acte de se
restaurer de son socle traditionnel, de sa symbolique sociale et familiale, on
retrouve quelque chose d’une dimension première, simple, de la plasticité
ancestrale de ce que c’est que « manger » ? Nous ne déjeunons pas pour délimiter nos rôles, nos fonctions au
sein d’un groupe pas plus que pour nous remplir le ventre. Nous ne mangeons pas
pour survivre, nous mangeons pour « être », pour collecter des
ressentis et expérimenter ainsi ce qui pourrait bien constituer notre modalité
de consistance la plus authentique. Il existe une forme de poésie que l’on
retrouve au Japon et en Chine sous le nom de Haïku. Il s’agit de décrire en un
vers de treize pieds un simple ressenti : « odeur du foin sous mes
semelles de paille », par exemple. Il n’y a pas d’action, pas de
personnages et encore moins de morale. C’est, point par point, le contraire
d’une fable de La Fontaine. Le Haïku décrit « ce qui est » et déploie
un esprit de perception aussi fin que parfaitement « neutre ». La
pensée occidentale a des « choses à dire », des avis à formuler, des
prises de position à adopter, des jugements à énoncer. Le Haïku, à l’inverse,
observe dans le détail, les données les plus brutes, les plus immédiatement
présentes du fait d’exister et les exprime de la façon la plus courte possible.
Chacun
de nous peut ainsi se définir par ses actes, son nom, sa situation
professionnelle ou familiale, etc. ses caractéristiques seront toujours
« de seconde main » par rapport à l’efficience physique et instante
des ressentis dans lesquels, en cet instant, nous nous sentons exister. On peut
toujours se tromper (se flatter ou se déprécier) sur « ce que » l’on
est mais on ne peut se tromper sur « le fait qu’on est » parce que
cette certitude se vit dans la multiplicité des impressions dans lesquelles en
ce moment nous « prenons corps » comme un tissu dans
l’entrecroisement duquel nous insérons la combinaison unique de notre propre
jeu de maillage. Là où la poésie de La Fontaine veut « faire
impression », le haïku nous ramène à la simplicité de cette plasticité
première à hauteur de laquelle nous nous faisons au fil de nos impressions.
Ce que le narrateur du roman de Proust « A
la recherche du temps perdu » expérimente en mangeant une madeleine, c’est
l’efficience de cette consistance impressive. Entre la madeleine dégustée avec
sa grand tante Léonie quand il avait sept ou huit ans et celle qu’il mange au
moins trente ans plus tard, des années se sont écoulées mais elles
« tiennent » dans ce « coffret » qu’est la saveur de la
madeleine trempée dans du thé. Nous pouvons nous percevoir comme une succession
linéaire d’années dans lesquelles se sont passés des évènements déterminants ou
de façon peut-être plus littérale, brute
comme pris dans ce jeu de renvois incessants des impressions, absorbé dans ce
fouillis, dans cette marée de Haikai. Affirmer que nous mangeons pour
« être », dans cette perspective revient à réaliser que nous avons
saisi l’efficience de cette consistance. Nous
mangeons pour « faire corps » avec une réalité dont la nature est
fondamentalement « impressive ».
A chaque fois que nous goûtons d’un plat, nous
nous ancrons davantage dans le sol le plus authentique de notre présence au
monde, de notre efficience physique de « vivant ». Il ne s’agit plus
de se nourrir pour survivre mais de goûter pour se sentir exister, de percevoir
cet enracinement dans un flux de reconnaissances, d’habitudes et de nouveautés
gustatives, au travers desquelles quelque chose de cette structure unique
d’existence dans laquelle je consiste ne cesse d’affirmer et d’affermir le fait
physique de sa venue au monde.
On pourrait dire également que nous mangeons
alors pour nous « recueillir », pour sceller les retrouvailles avec
un « sol » esthésique, avec une donnée première de notre consistance
existentielle, comme une manière peut-être de retrouver quelque chose de
l’étonnement de la première pomme croquée, de l’éclatement dans le palais des
saveurs de la première mûre, de la première baie ou du premier champignon.
Nous pouvons maintenant revenir (de loin) à
l’image de l’électron libre gravitant autour de « l’ère » vaguement
délimité par le cercle d’amis, avec sa pasta box ou sa fajita. Dans l’efficience
de cette ambiance plus volatile, plus autonome et plus malléable, il semble
davantage évoluer dans le jeu infini de ces consistances impressives que
prendre place dans le rite social du repas. Tout dans l’évolution des couverts
et des supports de la restauration (dont il a déjà été question) semble pointer
vers cette esthétique de la collecte (de Haikai), du recueillement,
de la « conque », de la coque et de la cuillère, comme une manière de
faire dans l’autre sens le passage (que les anthropologues fixe au Néolithique)
de la cueillette à la plantation. Cueillir : « cueille le jour »
dit Horace (« Carpe Diem »). Les baguettes opèrent sur le sushi le
même mouvement de pince que les doigts sur la queue de la cerise. Cueillir, c’est
préserver l’intégrité de ce que l’on cueille, voire le célébrer, le désigner,
marquer le primat de la bouchée sur le remplissage. On réalise ainsi que le
fooding ou les habitudes du mangeur hypermoderne ne détruisent pas la dimension
rituelle, voire religieuse du repas mais transforment la signification et le
sens du sacré qui lui est propre en la rajeunissant.
Ainsi la cérémonie du thé pratiquée au Japon
célèbre dans un jeu de détails et d’ornements d’une précision codifiée inouïe,
l’harmonie entre le déroulement de la séance et l’extérieur (des chrysanthèmes
blanches doivent créer un effet d’échos avec
la neige – Les sandales de la maîtresse de cérémonie sont censées faire un
certain bruit sur la mousse pour accéder
au pavillon de thé, etc.) Il n’est plus question d’une ritualisation visant à
faire société entre hommes mais à ouvrir la réunion à un jeu d’interactions
avec la nature. Le rituel n'impose pas à la nature l'ordre d'une société humaine. Sa codification très stricte
semble toujours aller dans le sens d’une extrême attention à l’extérieur. Il ne
saurait être question ici de s’inspirer à proprement parler du déroulement de
la cérémonie de thé qui ne présente aucun rapport avec les nouvelles habitudes
du mangeur hypermoderne mais de la philosophie qui la sous-tend, de cette
pudeur du recueillement qui la caractérise : manger dehors avec des
accessoires pratiques, nomades, dépouillés, sobres, ne pas déranger l’endroit
dans lequel on déguste son plat et collecter les impressions nées de ce jeu
constant d’interactions entre ce que l’on mange et le lieu dans lequel on le
mange ou l’ambiance, le climat, l’atmosphère. Manger redevient ainsi une façon
sobre et dépouillée de simplement apprécier l’instant présent, de
« cueillir le jour », de s’insinuer dans les plis de cette
configuration unique du « maintenant », de se situer dans une posture
attentive et non « activiste », attentive à cette profusion discrète
de Haikai dans laquelle consiste finalement la trame première, la fibre de
toute réalité.
C’est également dans le champ de cette
perspective que l’on peut aborder le thème du lien jardin / cuisine dans la
mesure où ce retour, en-deçà des traditions, à une plasticité ancestrale de ce
que c’est que « manger » ne peut se concevoir sans que l’on réalise
qu’il n’y aurait pas de cuisine sans jardin. Manger n’est plus alors
l’aboutissement d’une chaîne mais la simple phase d’un cycle, une façon de
s’insérer dans cette fantastique usine de recyclage que constituent les forces
naturelles. L’homme cesse de se positionner à l’égard de la nature « en
situation de demande » pour
simplement jouir de « l’offrande ». C’est l’image de la manne céleste
que la tribu d’Israël recueille de l’Eternel lors de sa fuite dans le désert
pour échapper à l’esclavage, mais il conviendrait ici de considérer qu’elle
n’est pas réservée au « peuple élu » et qu’il y a quelque chose du
cycle naturel qui assure tout à la fois un travail de distribution et de
retraitement (considération de la nature qu’on ne retrouve ni dans l’ancien ni
dans le nouveau testament).
La manne
tombe du ciel et il convient de mettre ses mains en coupe pour en recevoir
l’offrande. Cela nous met sur la piste de la modélisation du corps qu’induit ce
retour à la plasticité ancestrale de ce que c’est que manger. Selon certains
anthropologues, il n’est pas exclu que la station debout nous ait été dictée
par l’acte de cueillir. Puisque c’est la fonction qui crée l’organe, les creux
et les pleins de notre corps portent en eux l’empreinte de cette plasticité
ancestrale de la cueillette et du recueillement. Creux de la paume, du poignet, du coude,
de l’aisselle, du ventre et de la hanche : tous participent évidemment, de
prés ou de loin, au recueillement et à
l’élévation de la nourriture vers la bouche, laquelle, une fois parvenue à ce
stade, n’en n’a pas fini de visiter des alcôves et des conques, ne serait-ce
que celle, primordiale, du palais. Il convient de suivre, de tracer le jeu
complexe du labyrinthe de la dégustation, de tout ce que « goûter »
suppose de postures, de détours, de flux, d’alternance de phases de chaleur et
de refroidissement jusqu’à modéliser, ainsi qu’on le ferait d’un alambic, cet
autre corps que celui, trop figé, de l’assemblage de nos organes, celui, plus
fluide, de nos intensités gustatives. Cette représentation pourrait se
concevoir dans la continuité de ce que Roland Barthes a qualifié de « limaille d’affects », évoquant
ces flux d’attention et de recueillement de Haikai dans lesquels selon lui
réside notre modalité la plus authentique de présence au monde.
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