jeudi 13 septembre 2012

La philosophie du "space monkey"


Commençons par une petite histoire: un condamné à mort doit être exécuté à Minuit et attend le dernier recours en grâce qu’il a formulé auprès du président. L’administration de la prison apprend quatre heures avant l’échéance que ce recours est refusé mais le personnel s’est pris d’affection pour ce prisonnier modèle et aucun des gardiens n’a le courage d’aller lui apprendre la nouvelle. Or il se trouve qu’il existe dans ce centre de réclusion un professeur qui jouit auprès des détenus d’une excellente réputation grâce à des conférences qu’il donne sur différents sujets. L’un des gardiens propose que l’on organise une séance et que ce soit l’enseignant lui-même qui, au terme du cours, se charge d’annoncer la nouvelle au condamné.
Tout le monde s’accorde sur cette idée et deux heures plus tard le conférencier parle devant tous les détenus de la nécessaire acceptation de la mort, de cette loi de nature par le biais de laquelle rien ne peut vivre sans mourir. Il interpelle tous les détenus sur ce point qui tous assurent au terme de la séance qu’ils ont bien compris qu’il faut accepter de mourir parce que de toute façon « c’est comme ça » et qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur. Lorsque la conférence est finie, il se dirige vers le prisonnier concerné et lui dit que c’est pour lui que cette séance a été organisée parce que le recours en grâce a été refusé et qu’il va être exécuté dans une heure. Le condamné se roule alors par terre et hurle qu’il n’est pas prêt à mourir, il se débat et tous les gardiens doivent l’immobiliser. Le professeur lui demande alors pourquoi il réagit de cette manière alors qu’il avait assuré dix minutes plus tôt qu’il ne craignait pas la fin de sa vie. Il répond :
« - C’est qu’à vous voir ainsi parler de la mort à tout le monde, il ne m’est pas venu à l’esprit que vous parliez de la mort de chacun. »
Cette petite histoire nous fait saisir la différence entre comprendre, admettre la justesse d’un fait ou d’un processus et réaliser qu’il se produit. Savoir et comprendre que je dois mourir n’a rien à voir avec le fait de réaliser que je vais mourir. On peut convaincre une personne de l’absolue nécessité théorique d’une réalité, ce n’est pas pour autant qu’on lui permet d’acquérir l’aptitude physique de l’affronter. Un maître nageur peut toujours m’expliquer hors de la piscine les mouvements qu’il faut faire pour nager, il ne me fera pas saisir pour autant les conditions réelles de la nage qui doivent forcément prendre en compte la densité de l’élément liquide, le fait que c’est dans l’eau qu’il faut mouvoir son bras et pas dans l’air. Il faut bien distinguer connaître et réaliser (c’est peut-être exactement ce qui sépare le savoir de la sagesse).
Mais d’autre part, cette histoire nous permet aussi de comprendre qu’aussi intelligent que soit le propos du professeur, il n’a pas atteint son but. Son discours n’a pas été capable de faire réaliser au condamné qu’il allait mourir et qu’il devait l’accepter. En ce sens, il marque un échec et peut-être aussi un manque, une erreur, quelque chose de « faux ». Son discours sur l’acceptation nécessaire de la mort était théoriquement vrai mais physiquement à côté de la plaque. Pourquoi ? Parce qu’il a expliqué ce qui justifie que l’on meurt. On est un prénom personnel indéfini et aucune personne réelle, existante ne meurt en tant que prénom personnel indéfini.
Mourir, c’est justement l’une de ces expériences qui nous fait sortir du « On », qui est peut-être à même de nous faire réaliser que la plupart du temps on vit en tant que « on » c’est-à-dire à côté de soi, comme un effet de miroir, en s’efforçant de renvoyer aux autres l’image de ce que l’on est censé être, de ce que l’on veut paraître. C’est exactement ce que veut signifier la réponse du condamné : « A force de vous entendre dire qu’ « on » était tous mortels, je n’ai pas compris que j’allais mourir. »  Dans l’imminence de sa mort « propre », le condamné saisit clairement le porte-à-faux de la plupart des discours qu’on lui a tenus, voire du regard qu’il a eu sur lui tout au long de sa vie. Il comprend que les hommes finalement ne se parlent jamais les uns aux autres parce qu’ils se soucient les uns des autres mais pour se faire reconnaître d’eux dans un vaste jeu d’étiquettes au sein duquel nous sommes tous soucieux de nous faire accepter en tant que ceci ou cela. La conférence du professeur était sûrement très belle, scientifiquement irréfutable, elle n’en visait pas moins en tant que dissertation générale sur la mort de tout le monde qu’à se faire reconnaître de ses auditeurs comme discours de celui qui possède un « savoir » sur la mort et non comme l’instrument d’un travail de réalisation visant à faire accepter à une personne qu’elle va mourir.
Or finalement quand on y réfléchit, on comprend que la plupart des personnes qui nous parlent ne s’adressent pas à nous, ne cherchent pas à nous atteindre mais s’efforcent de correspondre à l’image de celui ou de celle que l’on est supposé envoyer à la personne en telle situation, en tel contexte. On ne demande pas à quelqu’un que l’on croise si « ça va » parce que l’on se soucie de sa santé mais parce que c’est l’usage, parce que c’est ce qu’ « on » se dit pour se saluer et notre hantise c’est que l’autre prenne l’expression au pied de la lettre et commence à nous parler des oreillons de son fils ou de l’arthrite de sa belle-mère. On a alors envie de lui apprendre les usages du « monde », à savoir qu’il a juste à répliquer : « bien et toi ? » et à passer son chemin sans même se soucier de la réponse parce que la « tribu des hommes » a validé cette coutume compliquée qui veut que nous nous questionnions sans cesse sur l’état de notre moral sans en avoir le moindre souci authentique.
De la même façon, il n’est pas bien sûr que cette mère qui s’adresse à sa fille lui tienne un autre discours que celui que toute mère se doit, en tant que mère, d’émettre à l’attention de sa fille et que celle-ci lui réponde, en tant que fille ayant à correspondre à l’image de l’adolescente rebelle, dans les termes violents d’un conflit très conventionnel, de telle sorte que c’est précisément parce qu’elles sont liées par une relation mère fille supposée être de proximité qu’elles ne se parlent pas vraiment mais s’interpellent par le biais d’images qui instaurent entre elles une distance irréductible.
Pour les mêmes raisons, nous avons tous déjà fait la pénible expérience de la parole consolatrice qui, censée nous réconforter, nous fait éprouver une sensation intense de solitude. Plus la personne nous parle et nous dit qu’elle comprend ce que nous ressentons, plus nous avons la certitude qu’elle ne comprend rien du tout, qu’elle est en train de jouer un rôle, de laisser se déverser le contenu d’un compartiment qu’elle a ouvert parce que c’est ce qu’il convient de dire en pareille situation. Cet ami n’est pas vraiment en train d’essayer de vous réconforter, il essaie plutôt de justifier un statut, une place, de réciter une partition. Ce n’est pas que chacun de nous soit une personne exceptionnelle qui éprouve une émotion d’une valeur inestimable, c’est plutôt qu’aucun ressenti n’est jamais identique à un autre et que l’homme en inventant les mots a insinué l’idée que l’on pouvait faire des rapprochements entre des sensations, entre des intensités d’émotion et ainsi entre nous. Au lieu d’être réellement attentifs à ce que nous vivons, nous sommes immédiatement occupés à le qualifier à le commenter et nous entretenir avec les autres pour savoir si cela correspond bien au terme, à l’expérience « commune » baptisée d’un nom « commun ».
Ainsi naissent dans la communauté des hommes des troupeaux d’amoureux, des troupeaux de tristes, de nostalgiques. Nous ne savons pas ce que nous vivons mais nous nous satisfaisons de l’illusion partagée que nous le vivons ensemble. Nous créons une hallucination collective et c’est ainsi que se constitue le « on ». Nous pouvons entretenir une conversation avec des « profils » et dire que nous avons plus d’une centaine d’amis sur Facebook, la réalité, c’est que nous échangeons avec des inconnus qui n’ont aucune idée de ce dont nous parlons des propos sur des expériences qui, en aucune façon, ne peuvent être qualifiées de « communes ». Il est possible alors de dire qu’ « on » a des amis comme tout le monde sauf que ce « on » ne désigne à proprement parler personne. Ce que nous nous efforçons ainsi de dissimuler, c’est le fait que chacun de nous est continuellement passé au crible d’une multiplicité de sensations totalement uniques, incompréhensibles, incomparables, inédites et indescriptibles. En d’autres termes, vivre c’est être pris dans le flux d’un courant perpétuel de sensations toujours nouvelles, dynamiques et éphémères dont nous rendons compte par des termes identiques, statiques et répétitifs. Bref, nous nous parlons pour dissimuler le fait que nous n’avons rien à nous dire pour la bonne raison que les mots ne peuvent authentiquement rien transmettre de la réalité que nous avons vécu. Jamais les hommes n’ont pu profiter de davantage d’instruments de communication qu’aujourd’hui et pourtant jamais les hommes n’ont été plus seuls et individualistes qu’à notre époque.
Il existe donc « une dictature du On », comme l’a dit un philosophe allemand Martin Heidegger, qui nous fait vivre dans un malentendu permanent : « celui qu’on peut et qu’on doit s’entendre ». Nous passons ainsi notre vie entière dans le but de nous faire reconnaître, identifier et accepter par nos semblables et en payant cette intégration de ce prix pourtant exorbitant qui consiste à ne jamais saisir la réalité telle qu’elle est.
Il n’est pas question de se révolter contre cet état de fait, de traiter d’hypocrites toutes les personnes qui nous demandent si « ça va ». Il ne s’agit même pas de juger grotesque et ruineuse la procédure de cette hallucination ou de ne pas la suivre car après tout il est très intéressant de l’observer et nécessaire d’y consentir si nous ne voulons pas vivre perpétuellement seuls et détestés par nos semblables. Il importe, par contre, de percevoir qu’elle est une hallucination et de ne pas confondre l’image que nous envoyons aux autres de nous-mêmes et la réalité stricte, solitaire, unique, incommunicable de ce que nous vivons (parce que nous consistons dans ce que nous vivons). Ce condamné se roule par terre parce que finalement il n’a jamais envisagé le fait de mourir tel qu’il est. Le discours du professeur prolonge le discours habituel et généraliste sur la mort du « on ». Tout le monde sait qu’on meurt, personne ne réalise qu’il est mortel, lui et pas un autre, lui à la différence des autres. La vérité est que chacun de nous meurt et vit seul, « à la différence des autres ». Exister, c’est fondamentalement différer. Tout ce que l’on dira de contraire à cela sera probablement conforme aux usages de la vie en société mais aussi, pour cette raison même « faux ». Le prisonnier n’a pas réalisé sa condition de mortel de la même façon que l’écrasante majorité de la population est totalement victime de la dictature du On.
La philosophie est finalement née de la prise de conscience de certains hommes (Héraclite, Diogène, Socrate, etc.) de se connaître soi-même, de ne pas se fier aux images d’eux-mêmes renvoyées par la célébrité, la richesse, la réputation d’intelligence ou de bêtise, la vie en société (il faut noter qu’à la dictature du On, ces philosophes n’opposent pas la considération du moi mais la conscience de soi). Certains philosophes sont même allés plus loin en affirmant que l’essentiel n’est pas de savoir qui l’on est mais de savoir que l’on est ici et maintenant, parce que finalement nous avons tous fait l’expérience de la limitation fallacieuse de la vision de nous-mêmes que nos proches nous renvoient. Nous avons tous envie de dire à nos parents que nous ne sommes pas seulement leur enfant, à nos copains que nous ne sommes pas seulement leur copain. Nous savons tous que ceux qui croient nous connaître ne nous connaissent pas et nous-mêmes n’avons aucune idée certaine de ce que nous sommes capables ou pas d’être et de faire (nous sommes exactement comme Truman dans le film de Peter Weir : trompé par la mise en scène d’une émission de télé-réalité : la scène dans laquelle il parvient à vaincre sa peur de l’eau est fascinante de ce point de vue. Le metteur en scène avait gravé en lui cette phobie de façon à le maintenir dans les limites du studio, de la même façon qu’une mère peut graver dans l’esprit de son fils qu’il est maladroit parce qu’un jour il a renversé une pile d’assiettes, il sera pour toujours dans la famille « celui qui ne sait rien faire de ses dix doigts » (mythologie familiale aux conséquences gravissimes). Mais Truman démonte le mécanisme de cette fatalité et  prouve qu’il n’est au pouvoir de personne pas même de soi de savoir qui il est. Il brise son conditionnement. Trompé par tout le monde depuis toujours, il revient à la seule certitude sur laquelle chacun de nous peut définitivement et seulement s’appuyer : « je ne sais pas qui je suis mais je sais que je suis »).
Pour reprendre l’exemple cité au début, la philosophie n’est pas un discours ni à proprement parler une discipline, elle est une pratique qui viserait à donner à ce condamné non seulement cette aptitude à la réalisation de sa mort mais aussi l’attention à la réalité telle qu’elle, la conscience de la dictature du « on », de l’illusion dans laquelle nous entretient la nécessité de paraître aux yeux des autres. Pour quelqu’un qui a compris depuis longtemps que l’humanité est la condition qui fait de chacun de nous une bête enfermée dans une cage individuelle de sensations, la réalité de « sa » mort ne fait que prendre corps dans l’efficience habituelle d’une vie habitée, sentie, acceptée telle qu’elle est pour ce qu’elle est, mais la réalisation par tous les hommes de ce phénomène remettrait complètement en cause les principes de toute vie communautaire (communication, langage, lois, devoir, etc.). C’est la raison pour laquelle de très nombreux philosophes ont été pourchassés, exécutés par leur cité (comme Socrate). On s’est efforcé de donner de la philosophie une image de savoir théorique difficile, ardu, quand elle consiste en réalité dans une aptitude physique, simple, « donnée » : voir ce qui est tel qu’il est. C’est ainsi, par l’effet de puissance du On, du « qu’en dira-t-on » qu’une aptitude visant à ne se faire d’idées sur rien est passée pour la faculté de générer plein d’idées sur tout.
Le travail philosophique est un effort de dépouillement, pas de production gratuite de discours et la question qu’il faut se poser dans une dissertation n’est pas : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir trouver comme idée ? » mais « qu’est-ce qui s’impose de façon tellement évidente et certaine que je ne peux rien dire d’autre que ça ». Bref la philosophie n’est pas une assimilation de connaissances mais la réalisation de l’aptitude à percevoir la vérité telle qu’elle est. Nous pouvons toujours trouver la pensée d’un auteur « intéressante », nous la saisissons quand nous réalisons  qu’elle touche en plein dans la cible d’une expérience donnée que nous faisons même si parfois nous essayons d’oublier que nous la faisons.
C’est ainsi que certains philosophes comme Heidegger notamment aurait probablement parlé au condamné d’une façon différente que celle du professeur car s’il n’y pas lieu de craindre sa mort, c’est parce qu’on ne cesse jamais d’en faire l’expérience. On ne meurt pas à la fin de sa vie, on n’a pas cessé de mourir depuis le début. C’est exactement comme un escalator qui descend et que nous empruntons à contre-courant. Nous avons beau faire des choses, accomplir des actes, construire des carrières, nous constituons toujours quelque chose sur le fond d’un mouvement qui travaille toujours préalablement à le réduire, à l’atténuer, à l’amoindrir. Usain Bolt court le 100 m en moins de dix secondes dans l’efficience même d’un mouvement qui déjà œuvre à diminuer sa vitesse de stimulation musculaire. Quoi qu’on fasse, on le fait toujours dans l’effectivité d’un mouvement qui le défait. Je n’ai pas lieu de craindre ma mort parce que je ne cesse de la vivre et parce que c’est exactement en cela que nous consistons. Nous craignons comme une menace à venir l’efficience d’un mouvement sans lequel nous ne vivrions pas le présent. Vivre, c’est trop « mortel », comme dit l’expression. Pour que les mots aient un sens, il faut que vivre désigne le contraire de mourir, mais si nous faisons un peu de philosophie et essayons vraiment de voir la réalité telle qu’elle est, nous réalisons que vivre et mourir désigne exactement la même expérience et que quoi que je vive, je le « meurs ». La philosophie m’a permis de percevoir sous la caricature des contraires, la finesse irréfutable de la confusion.
Or cette confusion est difficile à avaler. Nous ne sommes pas tous prêts à en retirer les conséquences. La première d’entre elles consiste dans le fait qu’il y a toujours une dimension par le biais de laquelle tout ce que nous vivons, nous le vivons « à perte ». Gagner mes moyens d’existence en enseignant c’est aussi perdre un peu de ma vie en faisant cours, considération par le biais de laquelle il apparaît clairement que je ne fais pas que gagner de l’argent, je vis le moment unique d’un mouvement sans équivalent, ni comparaison, ni référence, moment de perte d’un instant de ma vie qui ne reviendra jamais tel quel. Au sens propre, « je me tue à faire cours ». Ce ne sont pas là que de belles paroles, c’est exactement le contraire de cela, c’est-à-dire ce que les paroles et les noms essaient de dissimuler sous le présupposé de banalisation, d’interchangeabilité et de répétabilité de leur fonction. Cela signifie que pour se situer à la juste hauteur de ce que tout moment de vie « est », il faut être prêt à en saisir l’intensité unique, inédite, originale, le dynamisme, le flux, le courant.
Le condamné à mort perçoit bien l’insuffisance d’un discours sur la connaissance de la mort que l’aumônier lui a transmise mais il n’est pas sûr pour autant qu’il soit prêt à acquérir cette aptitude à réaliser sa mort telle que Heidegger la décrit dans ses livres (l’être pour la mort). Il comprend bien qu’on le trompe en lui parlant de la mort dont « on » meurt mais peut-être préfère-t-il cette illusion réconfortante à la brutalité de la réalisation du fait qu’on ne cesse jamais de mourir en vivant et que la mort n’est pas tant là où il va que là d’où il vient (on ne vit qu’en étant toujours déjà mortel).
En cela il y a peu de différences entre lui et la plupart des élèves du secondaire. Pourquoi les lycéens donnent-ils dans leur majorité le sentiment d’un ennui profond quand ils viennent en cours ? Peut-être parce qu’ils perçoivent bien comme le prisonnier qu’on leur donne des connaissances générales quand ils ont besoin d’aptitudes. Ils n’attendent pas du lycée qu’il leur permette de savoir mais qu’il leur donne les moyens de pouvoir, la libération d’un potentiel dont ils se sentent définitivement bien que confusément porteurs. Mais en même temps, tous ne sont pas aussi mécontents qu’ils le prétendent de s’ennuyer. Il y a dans certaines classes une sorte de « dynamique de l’ennui », de mot d’ordre implicite, de dictature imposée à chaque membre du groupe afin qu’il se conforme à l’image de l’ado blasé qui a tout vu, tout connu. Plutôt que de se mettre en situation de réaliser une vérité, on se blinde contre tout effet de surprise, contre la montée en puissance de tout processus de révélation d’une évidence. Dans ce cas là, le lycéen se met en situation de contradiction : il critique le fait que le lycée ne lui transmet que des connaissances ennuyeuses et inutiles mais c’est parce qu’il a peur qu’une matière lui fasse directement affronter la question de ses aptitudes et peut-être aussi lui fasse comprendre qu’une personne ne consiste vraiment que dans l’effectuation réelle de ses aptitudes.
Or c’est exactement ce qui définit la philosophie : elle ne vise qu’à nous placer continuellement devant des expériences de vérité. Il s’agit de se percevoir soi-même en tant qu’aptitude et pas d’avaler des connaissances. Dans le film de David Fincher « Fight Club », Tyler Durden ne cesse de dire aux membres de son club : « vous n’êtes pas votre compte en banque, vous n’êtes pas votre appartement, vous n’êtes pas votre carrière, vous êtes des «  space monkeys », des singes de l’espace. Chacun de nous expérimente le fait de vivre à chaque instant, comme un singe de l’espace qu’on met dans la capsule Apollo pour voir s’il résiste aux conditions du décollage. Il convient de revenir à cette nudité là, à cette humilité là parce qu’elle est infiniment porteuse et créatrice. Il arrive parfois qu’un élève affirme en toute bonne foi qu’il a des difficultés à comprendre la philosophie alors qu’il a en réalité des difficultés à reconnaître qu’il a très bien compris, mais qu’il ne veut pas revenir à cette humilité. Ce mot vient du latin « humus » qui veut dire le sol. Se tenir au ras du sol, ne pas se faire trop d’idées sur la réalité mais la percevoir telle qu’elle est, même si cela m’oblige à avouer que je ne suis qu’un « space monkey ». « Comprendre » dans l’optique de la traduction anglaise du terme : « to understand », se tenir dessous.
Il existe dans le lycée comme dans toute communauté des usages et des codes de reconnaissance : si je veux être reconnu comme gothique, je vais me maquiller et porter du noir. Si je veux être accepté comme baba cool, je vais porter des vêtements larges et adopter ostensiblement une « cool attitude ». Si je veux être reconnu comme ado dans le coup je vais m’acheter toute la panoplie avec le jean juste délavé ce qu’il faut, les baskets surtout pas trop blanches, le lecteur MP3, le portable, etc. Tout ça est « donné », ce n’est ni mal, ni bien. On peut si l’on veut s’épanouir dans ce travail continuel qui consiste à être la caricature de soi. Le problème tient alors au fait que si l’on ne fait réellement que ça, c’est seulement en tant que « on » qu’on vit. On ne fait pas l’expérience pure et simple de vivre maintenant, de tester son aptitude effective à voir la vie telle qu’elle est, on n’expérimente pas le fait d’exister (« expérimentez, ne jugez jamais » - Gilles Deleuze). On est Truman dans le Truman Show (mais un Truman qui, tout en ayant relevé la supercherie, préfèrerait le confort de son studio à l’inconnu de la vie réelle).
Le cours de Philosophie est l’occasion qui nous est donnée de faire une parenthèse dans cet univers de banalisation et de caricature sans lequel aucune vie sociale n’est concevable. Cela ne veut pas dire que ces usages vont être moqués, décriés. Il s’agit simplement de les observer et de voir ce qu’ils essaient de cacher, de revenir un peu de ce jeu d’étiquettes et d’images auquel on ne peut échapper (et tant mieux) afin de percevoir la réalité à partir de la simplicité nue de notre condition de « vivants ».
Il existe une incroyable quantité de conditionnements qui ne fonctionnent que dans la caricature et dés lors ne fonctionnent qu’à vide. Ces conditionnements sont très souvent relayés et entretenus par le rapport entre la sphère médiatique et politique. Ainsi, par exemple, supposons qu’il y ait telle ou telle nuit une multitude de voitures brûlées dans la banlieue parisienne. Les journaux vont s’emparer de ce fait divers et créer un effet d’opinion négatif à l’égard des banlieues de telle sorte que les hommes politiques vont monter au créneau et prendre des mesures de répression et de surveillance (vidéosurveillance). Ces mesures ne peuvent que susciter l’exaspération des habitants de la banlieue, ce qui tôt ou tard aboutira à une nouvelle nuit de voitures brûlées. Tout le monde dans cet enchaînement réagit en tant que On. « On » brûle des voitures parce que c’est un élément d’intégration et de reconnaissance dans certaines bandes. Les médias font paraître ce fait divers pour que l’ « on » sache ce qui se passe et qu’ « on » affirme qu’il faut que l’ « on » fasse quelque chose, par quoi le politique très soucieux de satisfaire le « on » décide de prendre des mesures. Mais personne dans cet enchaînement de réactions du « on » n’aura effectué ce simple raisonnement qui consiste à prendre le problème « au ras du sol » et à faire remarquer que l’anomalie, le fait divers ce n’est peut-être pas les voitures brûlées dans la banlieue mais le fait physique qu’il y ait des banlieues auquel cas ce ne sont pas tant les politiques qu’il faut interpeller que les paysagistes et les designers d’espace.
On peut résumer cette tentative de définition de la philosophie en trois points :
- Elle ne consiste pas à connaître mais à « réaliser ». Elle signifie « amour de la sagesse ». Elle se différencie donc de la transmission d’un savoir en ceci qu’elle nous permet de travailler la réalisation de nos aptitudes c’est-à-dire à nous faire comprendre que nous ne consistons que dans nos aptitudes et pas dans l’image de soi que nous envoyons aux autres. Je suis ce que je peux. Par conséquent, elle ne désigne pas un travail d’imagination mais de retour à la perception stricte de ce qui est, tel qu’il est.
- On ne peut la pratiquer efficacement qu’à partir du moment où l’on perçoit tous ces processus de projection d’images, de reconnaissance et d’intégration qui constitue notre vie sociale et que l’on prend la décision de les suspendre le temps de la réalisation philosophique (cela implique que l’on réalise la solitude du « space monkey »). Il s’agit de percevoir la « dictature du On » et, sans se révolter contre elle, de l’observer et de réaliser ce qu’elle dissimule.
- Le travail philosophique n’est donc ni spectaculaire, ni spéculaire (se voir dans un miroir), ni spéculatif (dépasser la réalité telle qu’elle est). Bien sur, en tant qu’élève, les efforts fournis font l’objet d’une évaluation, donc d’un retour de considération mais le fond de cette matière consiste précisément à explorer une dimension cachée, souterraine de l’existence humaine, dans laquelle nos mouvements ne sont plus dictés par la dictature du jugement des autres. Il s’agit bien un peu de sonder l’épaisseur d’une solitude qu’on réalise enfin, qu’on accepte et dont on perçoit l’infinie richesse. La dissertation en tant que travail solitaire dans lequel on expérimente une forme d’isolement face à la page blanche est intéressante à mener dans cette perspective. On ne fait vraiment de la philosophie que dans le silence de la clandestinité.
Ces trois points convergent vers une attitude nécessaire pour qu’un cours (c’est-à-dire une rencontre et pas seulement des échanges entre des caricatures de soi) ait lieu. Il importe que nous abandonnions, dés lors que nous franchissons le seuil de cette porte et autant que nous le pouvons, l’envie d’impressionner, de donner une certaine image de soi ou de faire le malin. Ce n’est pas que cette attitude soit forcément condamnable, c’est plutôt qu’elle est incompatible avec la matière (si on veut réaliser ses aptitudes, il n’est pas question d’étaler gratuitement ses connaissances ou de continuer à jouer le rôle que l’on s’est choisi dans la classe). Il importe aussi d’avoir à l’égard de toute personne s’exprimant dans le cours, donc aussi l’enseignant, une exigence continuelle, assidue de clarification. Si un mot, une consigne, une idée, la pensée d’un auteur ne sont pas compris, il convient de le signaler immédiatement et d’attendre une explication, un exemple. Les interventions sont possibles et même souhaitables mais elles doivent se concevoir dans un esprit totalement détaché de celui qui consiste à vouloir faire émerger des effets de connivence, des clins d’yeux, des complicités de « bons entendeurs », comme ces déclarations bien tonitruantes au café du commerce où par lâcheté, lassitude ou facilité, on laisse s’exprimer des prises de parti consternantes de bêtise. Nous avons tous déjà été pris en otage dans une conversation  par une œillade, un sourire « entendu » signifiant : « on pense tous pareils hein ? Vous êtes bien comme moi n’est-ce pas ? » Le racisme, le machisme, l’homophobie, et les idées médiocres ne se diffusent jamais mieux que par l’entremise de ce canal et c’est aussi la voie de circulation privilégiée du « on ». A ces tentatives de persuasion, il conviendra ici d’opposer la justesse d’une humilité clandestine.
Il est enfin une dernière qualité requise pour être un « space monkey » de la philosophie, c’est une forme de cruauté, ou plutôt de simplicité inhumaine qui permet de voir un phénomène tel qu’il est et pas nécessairement comme les hommes l’interprètent. Voltaire a cru bon d’écrire un long poème pour demander à Dieu des comptes sur le tremblement de terre de Lisbonne qui eu lieu le 1er novembre 1755. On peut comprendre cette réaction au vu des dommages humains engendrés par cette catastrophe mais n’existe-t-il pas en-deçà de cette indignation une réalité géologique plus simple, plus évidente, plus effective. De fait, ce tremblement de terre « fut » et il est très intéressant d’observer ce phénomène de façon neutre, « crue » parce que les forces naturelles sont fascinantes à explorer. Plutôt que « cruel » le terme convenant à cet état d’esprit anti-Voltairien serait « désanthropocentré », non centré sur l’homme. De fait, il est possible qu’une tare agisse sur le regard humain comme la cataracte sur la rétine de l’œil : plutôt que de vivre et d’expérimenter la réalité, nous l’interprétons et la jugeons, de telle sorte que nous ne sommes jamais en phase avec la réalité simple et donnée des évènements. Le travail philosophique, dans cette optique, consiste à percevoir et réaliser plutôt qu’à commenter. La réaction de Voltaire est « humaine » mais c’est exactement pour cela qu’elle est fausse. Si « se tromper est humain », faire de la philosophie désigne la tentative d’exploration d’une inhumaine exactitude, celle qui requiert de chacun de nous qu’il s’accepte d’abord comme un cobaye de l’expérimentation vitale, un singe de l’espace.

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