Commençons par une petite histoire: un condamné à mort doit être
exécuté à Minuit et attend le dernier recours en grâce qu’il a formulé auprès
du président. L’administration de la prison apprend quatre heures avant
l’échéance que ce recours est refusé mais le personnel s’est pris d’affection
pour ce prisonnier modèle et aucun des gardiens n’a le courage d’aller lui
apprendre la nouvelle. Or il se trouve qu’il existe dans ce centre de réclusion
un professeur qui jouit auprès des détenus d’une excellente réputation grâce à
des conférences qu’il donne sur différents sujets. L’un des gardiens propose
que l’on organise une séance et que ce soit l’enseignant lui-même qui, au terme
du cours, se charge d’annoncer la nouvelle au condamné.
Tout le monde s’accorde sur
cette idée et deux heures plus tard le conférencier parle devant tous les détenus
de la nécessaire acceptation de la mort, de cette loi de nature par le biais de
laquelle rien ne peut vivre sans mourir. Il interpelle tous les détenus sur ce
point qui tous assurent au terme de la séance qu’ils ont bien compris qu’il
faut accepter de mourir parce que de toute façon « c’est comme ça »
et qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur. Lorsque la conférence est finie, il se
dirige vers le prisonnier concerné et lui dit que c’est pour lui que cette
séance a été organisée parce que le recours en grâce a été refusé et qu’il va
être exécuté dans une heure. Le condamné se roule alors par terre et hurle
qu’il n’est pas prêt à mourir, il se débat et tous les gardiens doivent
l’immobiliser. Le professeur lui demande alors pourquoi il réagit de cette manière
alors qu’il avait assuré dix minutes plus tôt qu’il ne craignait pas la fin de
sa vie. Il répond :
« - C’est qu’à vous voir ainsi parler de la mort
à tout le monde, il ne m’est pas venu à l’esprit que vous parliez de la mort de
chacun. »
Cette petite histoire nous
fait saisir la différence entre comprendre, admettre la justesse d’un fait ou
d’un processus et réaliser qu’il se
produit. Savoir et comprendre que je dois mourir n’a rien à voir avec le fait
de réaliser que je vais mourir. On peut convaincre une personne de l’absolue
nécessité théorique d’une réalité, ce n’est pas pour autant qu’on lui permet
d’acquérir l’aptitude physique de l’affronter. Un maître nageur peut toujours
m’expliquer hors de la piscine les mouvements qu’il faut faire pour nager, il
ne me fera pas saisir pour autant les conditions réelles de la nage qui doivent
forcément prendre en compte la densité de l’élément liquide, le fait que c’est
dans l’eau qu’il faut mouvoir son bras et pas dans l’air. Il faut bien
distinguer connaître et réaliser (c’est peut-être exactement ce qui sépare le
savoir de la sagesse).
Mais d’autre part, cette
histoire nous permet aussi de comprendre qu’aussi intelligent que soit le
propos du professeur, il n’a pas atteint son but. Son discours n’a pas été
capable de faire réaliser au condamné qu’il allait mourir et qu’il devait
l’accepter. En ce sens, il marque un échec et peut-être aussi un manque, une
erreur, quelque chose de « faux ». Son discours sur l’acceptation
nécessaire de la mort était théoriquement vrai mais physiquement à côté de la
plaque. Pourquoi ? Parce qu’il a expliqué ce qui justifie que l’on meurt. On est un prénom personnel
indéfini et aucune personne réelle, existante ne meurt en tant que prénom
personnel indéfini.
Mourir, c’est justement
l’une de ces expériences qui nous fait sortir du « On », qui est
peut-être à même de nous faire réaliser que la plupart du temps on vit en tant
que « on » c’est-à-dire à côté de soi, comme un effet de miroir, en
s’efforçant de renvoyer aux autres l’image de ce que l’on est censé être, de ce
que l’on veut paraître. C’est exactement ce que veut signifier la réponse du
condamné : « A force de vous entendre dire qu’ « on » était tous
mortels, je n’ai pas compris que j’allais mourir. » Dans l’imminence de sa mort
« propre », le condamné saisit clairement le porte-à-faux de la
plupart des discours qu’on lui a tenus, voire du regard qu’il a eu sur lui tout
au long de sa vie. Il comprend que les hommes finalement ne se parlent jamais
les uns aux autres parce qu’ils se soucient les uns des autres mais pour se
faire reconnaître d’eux dans un vaste jeu d’étiquettes au sein duquel nous
sommes tous soucieux de nous faire accepter en tant que ceci ou cela. La conférence
du professeur était sûrement très belle, scientifiquement irréfutable, elle
n’en visait pas moins en tant que dissertation générale sur la mort de tout le
monde qu’à se faire reconnaître de ses auditeurs comme discours de celui qui
possède un « savoir » sur la mort et non comme l’instrument d’un
travail de réalisation visant à faire accepter à une personne qu’elle va
mourir.
Or finalement quand on y
réfléchit, on comprend que la plupart des personnes qui nous parlent ne
s’adressent pas à nous, ne cherchent pas à nous atteindre mais s’efforcent de correspondre
à l’image de celui ou de celle que l’on est supposé envoyer à la personne en
telle situation, en tel contexte. On ne demande pas à quelqu’un que l’on croise
si « ça va » parce que l’on se soucie de sa santé mais parce que
c’est l’usage, parce que c’est ce qu’ « on » se dit pour se
saluer et notre hantise c’est que l’autre prenne l’expression au pied de la
lettre et commence à nous parler des oreillons de son fils ou de l’arthrite de
sa belle-mère. On a alors envie de lui apprendre les usages du
« monde », à savoir qu’il a juste à répliquer : « bien et
toi ? » et à passer son chemin sans même se soucier de la réponse
parce que la « tribu des hommes » a validé cette coutume compliquée
qui veut que nous nous questionnions sans cesse sur l’état de notre moral sans
en avoir le moindre souci authentique.
De la même façon, il n’est
pas bien sûr que cette mère qui s’adresse à sa fille lui tienne un autre
discours que celui que toute mère se doit, en tant que mère, d’émettre à
l’attention de sa fille et que celle-ci lui réponde, en tant que fille ayant à
correspondre à l’image de l’adolescente rebelle, dans les termes violents d’un
conflit très conventionnel, de telle sorte que c’est précisément parce qu’elles
sont liées par une relation mère fille supposée être de proximité qu’elles ne
se parlent pas vraiment mais s’interpellent par le biais d’images qui
instaurent entre elles une distance irréductible.
Pour les mêmes raisons, nous
avons tous déjà fait la pénible expérience de la parole consolatrice qui,
censée nous réconforter, nous fait éprouver une sensation intense de solitude.
Plus la personne nous parle et nous dit qu’elle comprend ce que nous
ressentons, plus nous avons la certitude qu’elle ne comprend rien du tout,
qu’elle est en train de jouer un rôle, de laisser se déverser le contenu d’un
compartiment qu’elle a ouvert parce que c’est ce qu’il convient de dire en
pareille situation. Cet ami n’est pas vraiment en train d’essayer de vous
réconforter, il essaie plutôt de justifier un statut, une place, de réciter une
partition. Ce n’est pas que chacun de nous soit une personne exceptionnelle qui
éprouve une émotion d’une valeur inestimable, c’est plutôt qu’aucun ressenti
n’est jamais identique à un autre et que l’homme en inventant les mots a
insinué l’idée que l’on pouvait faire des rapprochements entre des sensations,
entre des intensités d’émotion et ainsi entre nous. Au lieu d’être réellement
attentifs à ce que nous vivons, nous sommes immédiatement occupés à le
qualifier à le commenter et nous entretenir avec les autres pour savoir si cela correspond bien au terme, à
l’expérience « commune » baptisée d’un nom « commun ».
Ainsi naissent dans la
communauté des hommes des troupeaux d’amoureux, des troupeaux de tristes, de
nostalgiques. Nous ne savons pas ce que nous vivons mais nous nous satisfaisons
de l’illusion partagée que nous le vivons ensemble. Nous créons une
hallucination collective et c’est ainsi que se constitue le « on ».
Nous pouvons entretenir une conversation avec des « profils » et dire
que nous avons plus d’une centaine d’amis sur Facebook, la réalité, c’est que
nous échangeons avec des inconnus qui n’ont aucune idée de ce dont nous parlons
des propos sur des expériences qui, en aucune façon, ne peuvent être qualifiées
de « communes ». Il est possible alors de dire
qu’ « on » a des amis comme tout le monde sauf que ce
« on » ne désigne à proprement parler personne. Ce que nous nous
efforçons ainsi de dissimuler, c’est le fait que chacun de nous est
continuellement passé au crible d’une multiplicité de sensations totalement
uniques, incompréhensibles, incomparables, inédites et indescriptibles. En
d’autres termes, vivre c’est être pris dans le flux d’un courant perpétuel de
sensations toujours nouvelles, dynamiques et éphémères dont nous rendons compte
par des termes identiques, statiques et répétitifs. Bref, nous nous parlons pour dissimuler le fait que nous n’avons rien à nous
dire pour la bonne raison que les mots ne peuvent authentiquement rien
transmettre de la réalité que nous avons vécu. Jamais les hommes n’ont pu
profiter de davantage d’instruments de communication qu’aujourd’hui et pourtant
jamais les hommes n’ont été plus seuls et individualistes qu’à notre époque.
Il existe donc « une
dictature du On », comme l’a dit un philosophe allemand Martin Heidegger,
qui nous fait vivre dans un malentendu permanent : « celui qu’on
peut et qu’on doit s’entendre ». Nous passons ainsi notre vie entière dans
le but de nous faire reconnaître, identifier et accepter par nos semblables et
en payant cette intégration de ce prix pourtant exorbitant qui consiste à ne jamais saisir la réalité telle qu’elle
est.
Il n’est pas question de
se révolter contre cet état de fait, de traiter d’hypocrites toutes les
personnes qui nous demandent si « ça va ». Il ne s’agit même pas de
juger grotesque et ruineuse la procédure de cette hallucination ou de ne pas la
suivre car après tout il est très intéressant de l’observer et nécessaire d’y
consentir si nous ne voulons pas vivre perpétuellement seuls et détestés par
nos semblables. Il importe, par contre, de percevoir qu’elle est une
hallucination et de ne pas confondre l’image que nous envoyons aux autres de
nous-mêmes et la réalité stricte, solitaire, unique, incommunicable de ce que
nous vivons (parce que nous consistons dans ce que nous vivons). Ce condamné se
roule par terre parce que finalement il n’a jamais envisagé le fait de mourir
tel qu’il est. Le discours du professeur prolonge le discours habituel et
généraliste sur la mort du « on ». Tout le monde sait qu’on meurt,
personne ne réalise qu’il est mortel, lui et pas un autre, lui à la différence
des autres. La vérité est que chacun de nous meurt et vit seul, « à la
différence des autres ». Exister,
c’est fondamentalement différer. Tout ce que l’on dira de contraire à cela
sera probablement conforme aux usages de la vie en société mais aussi, pour
cette raison même « faux ». Le prisonnier n’a pas réalisé sa
condition de mortel de la même façon que l’écrasante majorité de la population
est totalement victime de la dictature du On.
La philosophie est
finalement née de la prise de conscience de certains hommes (Héraclite,
Diogène, Socrate, etc.) de se connaître soi-même, de ne pas se fier aux images
d’eux-mêmes renvoyées par la célébrité, la richesse, la réputation
d’intelligence ou de bêtise, la vie en société (il faut noter qu’à la dictature
du On, ces philosophes n’opposent pas la considération du moi mais la
conscience de soi). Certains philosophes sont même allés plus loin en affirmant
que l’essentiel n’est pas de savoir qui
l’on est mais de savoir que l’on est
ici et maintenant, parce que finalement nous avons tous fait l’expérience de la
limitation fallacieuse de la vision de nous-mêmes que nos proches nous
renvoient. Nous avons tous envie de dire à nos parents que nous ne sommes pas
seulement leur enfant, à nos copains que nous ne sommes pas seulement leur
copain. Nous savons tous que ceux qui croient nous connaître ne nous
connaissent pas et nous-mêmes n’avons aucune idée certaine de ce que nous
sommes capables ou pas d’être et de faire (nous sommes exactement comme Truman
dans le film de Peter Weir : trompé par la mise en scène d’une émission de
télé-réalité : la scène dans laquelle il parvient à vaincre sa peur de
l’eau est fascinante de ce point de vue. Le metteur en scène avait gravé en lui
cette phobie de façon à le maintenir dans les limites du studio, de la même
façon qu’une mère peut graver dans l’esprit de son fils qu’il est maladroit
parce qu’un jour il a renversé une pile d’assiettes, il sera pour toujours dans
la famille « celui qui ne sait rien faire de ses dix doigts »
(mythologie familiale aux conséquences gravissimes). Mais Truman démonte le
mécanisme de cette fatalité et prouve
qu’il n’est au pouvoir de personne pas même de soi de savoir qui il est. Il
brise son conditionnement. Trompé par tout le monde depuis toujours, il revient
à la seule certitude sur laquelle chacun de nous peut définitivement et
seulement s’appuyer : « je ne sais pas qui je suis mais je sais
que je suis »).
Pour reprendre l’exemple
cité au début, la philosophie n’est pas un discours ni à proprement parler une
discipline, elle est une pratique qui viserait à donner à ce condamné non
seulement cette aptitude à la réalisation de sa mort mais aussi l’attention à
la réalité telle qu’elle, la conscience de la dictature du « on », de
l’illusion dans laquelle nous entretient la nécessité de paraître aux yeux des
autres. Pour quelqu’un qui a compris depuis longtemps que l’humanité est la
condition qui fait de chacun de nous une
bête enfermée dans une cage individuelle de sensations, la réalité de
« sa » mort ne fait que prendre corps dans l’efficience habituelle
d’une vie habitée, sentie, acceptée telle qu’elle est pour ce qu’elle est, mais
la réalisation par tous les hommes de ce phénomène remettrait complètement en
cause les principes de toute vie communautaire (communication, langage, lois,
devoir, etc.). C’est la raison pour laquelle de très nombreux philosophes ont
été pourchassés, exécutés par leur cité (comme Socrate). On s’est efforcé de
donner de la philosophie une image de savoir théorique difficile, ardu, quand
elle consiste en réalité dans une aptitude physique, simple,
« donnée » : voir ce qui est tel qu’il est. C’est ainsi, par
l’effet de puissance du On, du « qu’en dira-t-on » qu’une aptitude visant à ne se faire
d’idées sur rien est passée pour la faculté de générer plein d’idées sur tout.
Le travail philosophique
est un effort de dépouillement, pas de production gratuite de discours et la
question qu’il faut se poser dans une dissertation n’est
pas : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir trouver comme
idée ? » mais « qu’est-ce qui s’impose de façon tellement
évidente et certaine que je ne peux rien dire d’autre que ça ». Bref la
philosophie n’est pas une assimilation de connaissances mais la réalisation de
l’aptitude à percevoir la vérité telle qu’elle est. Nous pouvons toujours
trouver la pensée d’un auteur « intéressante », nous la saisissons
quand nous réalisons qu’elle touche en
plein dans la cible d’une expérience donnée que nous faisons même si parfois
nous essayons d’oublier que nous la faisons.
C’est ainsi que certains
philosophes comme Heidegger notamment aurait probablement parlé au condamné
d’une façon différente que celle du professeur car s’il n’y pas lieu de
craindre sa mort, c’est parce qu’on ne cesse jamais d’en faire l’expérience. On
ne meurt pas à la fin de sa vie, on n’a pas cessé de mourir depuis le début.
C’est exactement comme un escalator qui descend et que nous empruntons à
contre-courant. Nous avons beau faire des choses, accomplir des actes,
construire des carrières, nous constituons toujours quelque chose sur le fond
d’un mouvement qui travaille toujours préalablement à le réduire, à l’atténuer,
à l’amoindrir. Usain Bolt court le 100 m en moins de dix secondes dans l’efficience
même d’un mouvement qui déjà œuvre à diminuer sa vitesse de stimulation
musculaire. Quoi qu’on fasse, on le fait toujours dans l’effectivité d’un
mouvement qui le défait. Je n’ai pas lieu de craindre ma mort parce que je ne
cesse de la vivre et parce que c’est exactement en cela que nous consistons. Nous
craignons comme une menace à venir l’efficience d’un mouvement sans lequel nous
ne vivrions pas le présent. Vivre, c’est trop « mortel », comme dit
l’expression. Pour que les mots aient un sens, il faut que vivre désigne le
contraire de mourir, mais si nous faisons un peu de philosophie et essayons
vraiment de voir la réalité telle qu’elle est, nous réalisons que vivre et
mourir désigne exactement la même expérience et que quoi que je vive, je le
« meurs ». La philosophie m’a permis de percevoir sous la caricature
des contraires, la finesse irréfutable de la confusion.
Or cette confusion est
difficile à avaler. Nous ne sommes pas tous prêts à en retirer les conséquences.
La première d’entre elles consiste dans le fait qu’il y a toujours une
dimension par le biais de laquelle tout ce que nous vivons, nous le vivons
« à perte ». Gagner mes moyens d’existence en enseignant c’est aussi
perdre un peu de ma vie en faisant cours, considération par le biais de
laquelle il apparaît clairement que je ne fais pas que gagner de l’argent, je
vis le moment unique d’un mouvement sans équivalent, ni comparaison, ni
référence, moment de perte d’un instant de ma vie qui ne reviendra jamais tel
quel. Au sens propre, « je me tue à faire cours ». Ce ne sont pas là
que de belles paroles, c’est exactement le contraire de cela, c’est-à-dire ce
que les paroles et les noms essaient de dissimuler sous le présupposé de
banalisation, d’interchangeabilité et de répétabilité de leur fonction. Cela
signifie que pour se situer à la juste hauteur de ce que tout moment de vie
« est », il faut être prêt à en saisir l’intensité unique, inédite,
originale, le dynamisme, le flux, le courant.
Le condamné à mort perçoit
bien l’insuffisance d’un discours sur la connaissance de la mort que l’aumônier
lui a transmise mais il n’est pas sûr pour autant qu’il soit prêt à acquérir
cette aptitude à réaliser sa mort telle que Heidegger la décrit dans ses livres
(l’être pour la mort). Il comprend bien qu’on le trompe en lui parlant de la
mort dont « on » meurt mais peut-être préfère-t-il cette illusion
réconfortante à la brutalité de la réalisation du fait qu’on ne cesse jamais de
mourir en vivant et que la mort n’est pas tant là où il va que là d’où il vient
(on ne vit qu’en étant toujours déjà mortel).
En cela il y a peu de
différences entre lui et la plupart des élèves du secondaire. Pourquoi les
lycéens donnent-ils dans leur majorité le sentiment d’un ennui profond quand
ils viennent en cours ? Peut-être parce qu’ils perçoivent bien comme le
prisonnier qu’on leur donne des connaissances générales quand ils ont besoin
d’aptitudes. Ils n’attendent pas du lycée qu’il leur permette de savoir mais
qu’il leur donne les moyens de pouvoir, la libération d’un potentiel dont ils
se sentent définitivement bien que confusément porteurs. Mais en même temps,
tous ne sont pas aussi mécontents qu’ils le prétendent de s’ennuyer. Il y a dans certaines classes une sorte de
« dynamique de l’ennui », de mot d’ordre implicite, de dictature
imposée à chaque membre du groupe afin qu’il se conforme à l’image de l’ado
blasé qui a tout vu, tout connu. Plutôt que de se mettre en situation de
réaliser une vérité, on se blinde contre tout effet de surprise, contre la
montée en puissance de tout processus de révélation d’une évidence. Dans ce
cas là, le lycéen se met en situation de contradiction : il critique le
fait que le lycée ne lui transmet que des connaissances ennuyeuses et inutiles
mais c’est parce qu’il a peur qu’une matière lui fasse directement affronter la
question de ses aptitudes et peut-être aussi lui fasse comprendre qu’une
personne ne consiste vraiment que dans l’effectuation réelle de ses aptitudes.
Or c’est exactement ce qui
définit la philosophie : elle ne vise qu’à nous placer continuellement
devant des expériences de vérité. Il s’agit de se percevoir soi-même en tant
qu’aptitude et pas d’avaler des connaissances. Dans le film de David Fincher
« Fight Club », Tyler Durden ne cesse de dire aux membres de son
club : « vous n’êtes pas votre compte en banque, vous n’êtes pas
votre appartement, vous n’êtes pas votre carrière, vous êtes des «
space monkeys », des singes de l’espace. Chacun de nous expérimente le fait
de vivre à chaque instant, comme un singe de l’espace qu’on met dans la capsule
Apollo pour voir s’il résiste aux conditions du décollage. Il convient de
revenir à cette nudité là, à cette humilité là parce qu’elle est infiniment
porteuse et créatrice. Il arrive parfois qu’un élève affirme en toute bonne foi
qu’il a des difficultés à comprendre la philosophie alors qu’il a en réalité
des difficultés à reconnaître qu’il a très bien compris, mais qu’il ne veut pas
revenir à cette humilité. Ce mot vient du latin « humus » qui veut
dire le sol. Se tenir au ras du sol, ne pas se faire trop d’idées sur la
réalité mais la percevoir telle qu’elle est, même si cela m’oblige à avouer que
je ne suis qu’un « space monkey ». « Comprendre » dans
l’optique de la traduction anglaise du terme : « to
understand », se tenir dessous.
Il existe dans le lycée
comme dans toute communauté des usages et des codes de reconnaissance : si
je veux être reconnu comme gothique, je vais me maquiller et porter du noir. Si
je veux être accepté comme baba cool, je vais porter des vêtements larges et
adopter ostensiblement une « cool attitude ». Si je veux être reconnu
comme ado dans le coup je vais m’acheter toute la panoplie avec le jean juste
délavé ce qu’il faut, les baskets surtout pas trop blanches, le lecteur MP3, le
portable, etc. Tout ça est « donné », ce n’est ni mal, ni bien. On
peut si l’on veut s’épanouir dans ce travail continuel qui consiste à être la
caricature de soi. Le problème tient alors au fait que si l’on ne fait
réellement que ça, c’est seulement en tant que « on » qu’on vit. On
ne fait pas l’expérience pure et simple de vivre maintenant, de tester son
aptitude effective à voir la vie telle qu’elle est, on n’expérimente pas le
fait d’exister (« expérimentez, ne jugez jamais » - Gilles Deleuze).
On est Truman dans le Truman Show (mais un Truman qui, tout en ayant relevé la
supercherie, préfèrerait le confort de son studio à l’inconnu de la vie
réelle).
Le cours de Philosophie
est l’occasion qui nous est donnée de faire une parenthèse dans cet univers de
banalisation et de caricature sans lequel aucune vie sociale n’est concevable.
Cela ne veut pas dire que ces usages vont être moqués, décriés. Il s’agit
simplement de les observer et de voir ce qu’ils essaient de cacher, de revenir
un peu de ce jeu d’étiquettes et d’images auquel on ne peut échapper (et tant
mieux) afin de percevoir la réalité à
partir de la simplicité nue de notre condition de « vivants ».
Il existe une incroyable
quantité de conditionnements qui ne fonctionnent que dans la caricature et dés
lors ne fonctionnent qu’à vide. Ces conditionnements sont très souvent relayés
et entretenus par le rapport entre la sphère médiatique et politique. Ainsi,
par exemple, supposons qu’il y ait telle ou telle nuit une multitude de
voitures brûlées dans la banlieue parisienne. Les journaux vont s’emparer de ce
fait divers et créer un effet d’opinion négatif à l’égard des banlieues de
telle sorte que les hommes politiques vont monter au créneau et prendre des
mesures de répression et de surveillance (vidéosurveillance). Ces mesures ne
peuvent que susciter l’exaspération des habitants de la banlieue, ce qui tôt ou
tard aboutira à une nouvelle nuit de voitures brûlées. Tout le monde dans cet
enchaînement réagit en tant que On. « On » brûle des voitures parce
que c’est un élément d’intégration et de reconnaissance dans certaines bandes.
Les médias font paraître ce fait divers pour que l’ « on » sache
ce qui se passe et qu’ « on » affirme qu’il faut que
l’ « on » fasse quelque chose, par quoi le politique très
soucieux de satisfaire le « on » décide de prendre des mesures. Mais
personne dans cet enchaînement de réactions du « on » n’aura effectué
ce simple raisonnement qui consiste à prendre le problème « au ras du
sol » et à faire remarquer que l’anomalie, le fait divers ce n’est
peut-être pas les voitures brûlées dans la banlieue mais le fait physique qu’il y ait des banlieues auquel cas ce
ne sont pas tant les politiques qu’il faut interpeller que les paysagistes et
les designers d’espace.
On peut résumer cette
tentative de définition de la philosophie en trois points :
- Elle ne consiste pas à connaître mais à
« réaliser ». Elle signifie « amour de la sagesse ». Elle se
différencie donc de la transmission d’un savoir en ceci qu’elle nous permet de
travailler la réalisation de nos aptitudes c’est-à-dire à nous faire comprendre
que nous ne consistons que dans nos aptitudes et pas dans l’image de soi que
nous envoyons aux autres. Je suis ce que
je peux. Par conséquent, elle ne désigne pas un travail d’imagination mais
de retour à la perception stricte de ce qui est, tel qu’il est.
- On ne peut la pratiquer efficacement qu’à partir du
moment où l’on perçoit tous ces processus de projection d’images, de
reconnaissance et d’intégration qui constitue notre vie sociale et que l’on
prend la décision de les suspendre le temps de la réalisation philosophique
(cela implique que l’on réalise la
solitude du « space monkey »). Il s’agit de percevoir la
« dictature du On » et, sans se révolter contre elle, de l’observer
et de réaliser ce qu’elle dissimule.
- Le travail philosophique n’est donc ni
spectaculaire, ni spéculaire (se voir dans un miroir), ni spéculatif (dépasser
la réalité telle qu’elle est). Bien sur, en tant qu’élève, les efforts fournis
font l’objet d’une évaluation, donc d’un retour de considération mais le fond
de cette matière consiste précisément à explorer une dimension cachée,
souterraine de l’existence humaine, dans laquelle nos mouvements ne sont plus dictés
par la dictature du jugement des autres. Il s’agit bien un peu de sonder
l’épaisseur d’une solitude qu’on réalise enfin, qu’on accepte et dont on
perçoit l’infinie richesse. La dissertation en tant que travail solitaire dans
lequel on expérimente une forme d’isolement face à la page blanche est
intéressante à mener dans cette perspective. On ne fait vraiment de la
philosophie que dans le silence de la
clandestinité.
Ces trois points convergent
vers une attitude nécessaire pour qu’un cours (c’est-à-dire une rencontre et
pas seulement des échanges entre des caricatures de soi) ait lieu. Il importe
que nous abandonnions, dés lors que nous franchissons le seuil de cette porte
et autant que nous le pouvons, l’envie d’impressionner, de donner une certaine
image de soi ou de faire le malin. Ce n’est pas que cette attitude soit
forcément condamnable, c’est plutôt qu’elle est incompatible avec la matière
(si on veut réaliser ses aptitudes, il n’est pas question d’étaler gratuitement
ses connaissances ou de continuer à jouer le rôle que l’on s’est choisi dans la
classe). Il importe aussi d’avoir à l’égard de toute personne s’exprimant dans
le cours, donc aussi l’enseignant, une exigence continuelle, assidue de
clarification. Si un mot, une consigne, une idée, la pensée d’un auteur ne sont
pas compris, il convient de le signaler immédiatement et d’attendre une
explication, un exemple. Les interventions sont possibles et même souhaitables
mais elles doivent se concevoir dans un esprit totalement détaché de celui qui
consiste à vouloir faire émerger des effets de connivence, des clins d’yeux,
des complicités de « bons entendeurs », comme ces déclarations bien
tonitruantes au café du commerce où par lâcheté, lassitude ou facilité, on
laisse s’exprimer des prises de parti consternantes de bêtise. Nous avons tous
déjà été pris en otage dans une conversation
par une œillade, un sourire « entendu » signifiant :
« on pense tous pareils hein ? Vous êtes bien comme moi n’est-ce
pas ? » Le racisme, le machisme, l’homophobie, et les idées médiocres
ne se diffusent jamais mieux que par l’entremise de ce canal et c’est aussi la
voie de circulation privilégiée du « on ». A ces tentatives de
persuasion, il conviendra ici d’opposer la justesse d’une humilité clandestine.
Il est enfin une dernière
qualité requise pour être un « space monkey » de la philosophie,
c’est une forme de cruauté, ou plutôt de simplicité inhumaine qui permet de
voir un phénomène tel qu’il est et pas nécessairement comme les hommes
l’interprètent. Voltaire a cru bon d’écrire un long poème pour demander à Dieu
des comptes sur le tremblement de terre de Lisbonne qui eu lieu le 1er
novembre 1755. On peut comprendre cette réaction au vu des dommages humains
engendrés par cette catastrophe mais n’existe-t-il pas en-deçà de cette
indignation une réalité géologique plus simple, plus évidente, plus effective.
De fait, ce tremblement de terre « fut » et il est très intéressant
d’observer ce phénomène de façon neutre, « crue » parce que les
forces naturelles sont fascinantes à explorer. Plutôt que « cruel »
le terme convenant à cet état d’esprit anti-Voltairien serait
« désanthropocentré », non centré sur l’homme. De fait, il est
possible qu’une tare agisse sur le regard humain comme la cataracte sur la
rétine de l’œil : plutôt que de vivre et d’expérimenter la réalité, nous
l’interprétons et la jugeons, de telle sorte que nous ne sommes jamais en phase
avec la réalité simple et donnée des évènements. Le travail philosophique, dans
cette optique, consiste à percevoir et réaliser plutôt qu’à commenter. La
réaction de Voltaire est « humaine » mais c’est exactement pour cela
qu’elle est fausse. Si « se tromper est humain », faire de la
philosophie désigne la tentative d’exploration d’une inhumaine exactitude, celle qui requiert de chacun de nous qu’il
s’accepte d’abord comme un cobaye de l’expérimentation vitale, un singe de
l’espace.
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