Nous mentons lorsque nous
soutenons comme vraie une affirmation que nous savons parfaitement être fausse.
Nous lésons ainsi la personne trompée en espérant retirer un certain avantage
de la déformation que nous avons fait subir à la réalité. Nous la privons de ce
droit à la vérité sans lequel aucune confiance ne pourrait jamais s’établir
entre des interlocuteurs. Nous ne percevons pas, de prime abord, comment nous
pourrions nous infliger à nous-mêmes ce dommage, cette « trahison »,
d’abord pour des raisons qui tiennent au « bon sens » le plus
évident : pourquoi se faire soi-même souffrir d’un préjudice, de la
violation d’un respect premier de la personne, ensuite pour des raisons
« techniques ». En effet, un menteur a nécessairement connaissance de
la vérité qu’il dissimule. Pour me mentir à moi-même, il faudrait que je sois à
la fois conscient et abusé par la fausse proposition dont j’essaierais de me
persuader. De quelle façon pourrai-je être dupe d’un mensonge dont je sais
« par ailleurs » qu’il en est un ?
Les raisons dites « de
bon sens » pour lesquelles il semble absurde de se mentir à soi-même
peuvent être contredites dés lors que l’on remet en cause le lien entre la
vérité et le respect ou l’intégrité de la personne à laquelle on ment. Il est
tout-à-fait possible de mentir « par égard » à la personne que l’on
abuse : un médecin dissimulant à un patient le diagnostic de sa maladie
mortelle le fait en prenant en considération son bien-être, son équilibre
mental. Lorsque nous savons qu’une vérité est suffisamment déstabilisante pour
créer dans l’esprit de la personne concernée des dommages considérables, nous
préférons mentir plutôt que d’être la cause de troubles graves. Nous pouvons
ainsi concevoir qu’une personne se donne à elle-même une version
« arrangée », faussée de réalités douloureuses, voire insupportables.
Mais si nous discernons
maintenant un éventuel « intérêt » à nous mentir à nous-mêmes, cela
ne nous permet pas de lever pour autant les obstacles « techniques »
à la mise en œuvre de cette dissimulation. Peut-on envisager l’acte de se
tromper soi-même sans que la partie de nous qui est abusée soit de quelque
manière dans la confidence de cette autre partie de nous qui nous trompe ?
Peut-on se représenter un si grand intérêt à être trompé, une nécessité assez
puissante de ne pas reconnaître la vérité qu’un « mur » sépare en
nous le trompeur et le trompé ? Pour se mentir à soi-même, il faut être
« deux en un », c’est-à-dire être assez profondément étranger à soi-même
pour que la partie trompée ne soit pas consciente du mensonge (sans quoi elle
fait seulement semblant d’être abusée et ce n’est qu’un mensonge apparent) et
en même temps assez « un » pour que le trompeur en soit véritablement
un c’est-à-dire conscient du mensonge qu’il fait. Il veut mentir.
Toute la complexité du
mensonge à soi-même se résume à cette ambiguïté : pour que je sois trompé
par moi-même, il faut une dualité, une dissociation radicale entre le trompeur
et le trompé mais si cette dissociation est totale, ce n’est plus un mensonge
de soi-même que l’on commet. Il n’y a d’ailleurs plus de « je »
identique, existant en tant que première personne, comme le dit la conjugaison,
pour prendre l‘initiative du mensonge. Pour qu’il y ait mensonge à soi-même, il faut qu’il y ait dualité,
mais s’il y a dualité il n’y a plus mensonge de soi-même (ce n’est plus de son propre mouvement que l’on se
ment). La condition qui rend possible que l’on soit victime du mensonge (le
dédoublement de personnalité) est celle là même qui rend impossible que l’on en
soit l’auteur (car il n’y a plus personne pour être le décideur). On comprend bien qu’une femme trompée par son mari
puisse se raconter à elle-même le mensonge d’un époux fidèle, mais alors pour
que le mensonge fonctionne, il faudrait qu’elle ne soit que trompée ; or on ne voit plus dés lors qui tromperait. Ce serait comme constater l’efficacité d’une action
dont l’effectuation même annulerait qu’elle ait été faite par « quelqu’un ».
Pour que je sois réellement abusé par moi-même, il faut que je fasse
disparaître toute possibilité de connivence avec le trompeur, mais alors où
irais-je trouver l’énergie, l’intelligence et la volonté de me tromper
moi-même ? Comment cet acte
pourrait-il se faire s’il réussissait ? De deux choses l’une, soit je
suis trompé mais il n’y a plus alors le pouvoir d’initiative d’un moi pour me mentir, soit je ne le suis pas mais alors
il n’y a pas cette dualité en moi d’un trompeur et d’un trompé. Dans ces deux
cas de figure, il est impossible de se mentir à soi-même. Sous cet angle il est
étonnant que la question se pose. Or elle se pose bel et bien et nous avons
bien quelque chose en tête quand nous disons d’une personne qu’elle se ment à
elle-même.
Quand nous affirmons :
« je me suis trompé », nous ne voulons jamais signifier que nous nous
mentons à nous-mêmes mais plutôt que nous avons fait une erreur ou que nous avons
été victimes d’une illusion. Une erreur est un oubli, un manque d’attention. On
pourrait dire que nous en sommes « responsables par défaut »
(responsable mais pas coupable) en ce sens que nous n’avons voulu nous tromper.
Quand nous réalisons notre erreur, elle disparaît. Cela prouve bien que ce
n’est pas consciemment que nous nous trompons. Nous ne faisons pas consciemment
des erreurs, nous ne faisons pas un effort de conscience suffisant et c’est là
qu’est l’erreur. C’est bien là toute la différence avec le crime dont la
gravité augmente proportionnellement à la conscience du malfaiteur
(responsabilité par excès – responsable et coupable).
L’illusion se caractérise
également par un « abus de conscience » mais contrairement à l’erreur,
celui-ci est du à une confusion possible ou organisée par quelqu’un. Le
prestidigitateur crée des illusions pas des erreurs. Il me fait croire quelque
chose. L’erreur, en droit, est toujours réparable. Ce n’est pas le cas de
l’illusion dans laquelle nous sommes confrontés à une puissance de
confusion : le bâton que je vois brisé dans l’eau m’incline à juger qu’il
est brisé. Il y a un effet d’illusion, il n’y a pas « d’effet
d’erreur » parce que rien ne s’active dans l’erreur alors que quelque
chose m’induit en faute dans l’illusion. Mais où situer le mensonge dans cette
distinction ? Le mensonge se distingue de l’illusion en ceci qu’il est
nécessairement le fait d’une « personne » alors que l’illusion peut
être générée par des circonstances (illusion d’optique). Il s’oppose à l’erreur sur trois points essentiels : il connaît
la vérité, il est volontaire et l’on s’en rend coupable. A l’inverse, celui qui
en est victime est ignorant, il est trompé à son insu et ne saurait être
coupable de rien.
De celui qui le fait à celui qui en est
l’objet, il y a dans le mensonge une opposition radicale. Comment pourrai-je à
la fois être coupable en tant que menteur et irresponsable en tant que trompé
par le mensonge ? N’en serait-il pas du mensonge à soi-même comme on dit
parfois de la boisson : à savoir qu’on se ment pour oublier qu’on se
ment ? (Memento de Christopher Nolan). Se mentir permettrait de se faire croire
à soi-même que l’on n’est pas responsable de la mauvaise action que l’on commet
sciemment en se mentant. Le mensonge à soi-même se définirait alors par une
sorte de dérobade infinie à la culpabilité née du fait d’être perpétuellement à
soi-même son propre menteur. Il se caractériserait dés lors comme un cercle
vicieux amorcé à partir d’un mensonge « structurel », comme si le
mensonge était inscrit fondamentalement dans le fait d’être homme. Notre
évolution, nos civilisations, nos sociétés pourraient-elles dés lors être
considérées comme les aléas, les figures qui se dessinent au fur et à mesure
que nous nous enfonçons davantage dans l’impasse d’un mensonge à soi-même qui
définirait le propre de la condition humaine?
Bonjour monsieur,
RépondreSupprimerje viens de lire entièrement votre article, mais je dois avouer qu'il m'embrouille un peu l'esprit au final, même si j'ai compris, quelques parties. Je verrais bien comment cela peut m'aider pour rédiger ma dissertation sur ce sujet.
La dernière partie de votre article me fait penser à Matrix...
Fanny.
Bonjour Fanny,
SupprimerCet article n'a pour but que de vous aider à saisir toute la difficulté et l'enjeu du sujet. N'en retenez que ce qui vous semble utile. Ainsi la fin oriente vraiment la question vers la condition humaine, vous n'êtes pas obligée de lui donner cette amplitude dés votre introduction, vous pouvez limiter son champ d'investigation à une personne (puis-je me mentir à moi-même?), si vous préférez (tôt ou tard dans votre dissertation, il vous faudra parler de conscience et cela engagera nécessairement l'humanité dans son intégralité). je pense que c'est justement la fin de l'article qui est le passage le plus difficile. J'essaie de dire qu'il y a un problème technique dans le mensonge (être trompeur et trompé), évoquer la condition humaine permet justement de se sortir de cette ambiguité. Le mensonge serait un phénomène de société, une donnée ancrée dans notre condition et nous ne pourrions alors que "faire comme si" nous l'ignorions.
A bientôt