jeudi 27 septembre 2012

L'évolution des arts de la table (3) - "Porter la main à sa bouche"


Comme cela a été évoqué dans la séance 1, les thèmes proposés dans le cadre du projet  (street food, world food, fooding, kit, liaison jardin / cuisine, Intérieur / extérieur) semblent tous faire signe d’une volonté de sortir l’acte de  restauration de tout ce qui aurait tendance à le refermer sur lui-même, de tout ce qui « ferait système » autour du repas. C’est ainsi que le mangeur s’autonomise. Dans son livre : « Casseroles, amour et crise », le sociologue Jean-Claude Kaufmann fait remonter cette émancipation à l’apparition du frigidaire et à la possibilité offerte à chaque membre de la famille d’aller « picorer dans le frigo » On peut également remarquer que cet affranchissement à l’égard du protocole social ou familial du repas transforme l’axe autour duquel s’ordonne le moment de la restauration. Celui-ci ne se conçoit plus comme la distribution de places et de fonctions sur le plan horizontal de la table mais se cristallise sur la verticale du mouvement d’élévation de la nourriture à la bouche quelque soit le lieu (dedans ou dehors), quelque soit la situation (manger en marchant), quel que soit le contexte (manger seul ou avec des amis). C’est en ce sens, comme nous l’avions vu dans la séance 2, que cette autonomisation « hypermoderne » nous fait paradoxalement revenir à la plasticité ancestrale de l’acte de manger.
Mais qu’est-ce qui se joue exactement dans ce geste de porter sa nourriture à sa bouche ? Pensons à l’esthétique de ce mouvement empreint de signification par lequel le paysan coince un morceau de pain ou de saucisson après l’avoir tronçonné entre son pouce et son couteau pour le porter à la bouche. Il ne nous dit pas seulement qu’il peut se passer d’une assiette, d’une fourchette et d’une serviette. Il porte en lui la virilité sans ornement du travailleur de la terre qui coupe et qui mange dans une unité de mouvement toute à la fois pratique et posturale. Dans le maniement exercé du couteau s’exprime le détachement à l’égard de la blessure du pouce ou de la bouche. Les lèvres et les dents n’ont pas peur de se confronter à la lame. Le geste est donc réservé à l’adulte, à celui qui sait jouer avec le tranchant de l’acier. Le rapport de la bouche à l’aliment est direct, brut et le couteau fait en même temps fonction de découpe, de pince et de présentation.  Ici comme ailleurs la plastique de la gestuelle est donc porteuse de messages et empreinte d’un jeu de nuances incroyablement subtil.
Pour bien saisir tout ce que le mouvement d’élévation de la nourriture vers la bouche induit en terme d’enjeux de représentation et de marqueurs sociaux, peut-être convient de s’interroger plus globalement sur l’acte de porter sa main à sa bouche. Nous le faisons pour réprimer un bâillement, pour tousser, pour s’excuser d’un oubli, comme si la mémoire nous avait trahi par le canal de la voie buccale, comme si cela nous avait échappé, ainsi qu’on le dit d’un gros mot ou d’une provocation dont on s’excuse aussi en se fermant la bouche. Elle est le déversoir de l’expression honteuse que l’on cache, que l’on masque ou que l’on recouvre d’un doigt pour s’imposer le silence, pour signifier qu’on se l’impose. Le nez fait tout autant qu’elle fonction de respiration et d’inspiration mais il n’est pas l’objet d’autant d’attentions manuelles. Nous nous touchons moins le nez que nous ne nous soulignons la bouche. Pourquoi ? Probablement parce qu’elle n’est pas seulement l’organe buccal mais aussi le parachèvement de l’acte vocal, ce dont la forme sculpte le souffle émanant du larynx pour articuler des sons. Rien de moins naturel que les mouvements de la bouche humaine et le fait que nous ayons à mâcher notre nourriture avec le même organe que celui d’où sort le produit de nos réflexions fait de cette partie de notre corps le lieu emblématique de croisement du corps avec l’esprit. D’un strict point de vue plastique, mâcher c’est parler sans faire du son, dessiner des syllabes avec ses lèvres sans vouloir dire des mots (mais il faut dissocier ici vouloir dire et vouloir dire avec des mots) , c’est de la parole rentrée, presque magique, libérée de la contrainte de communication. Mais précisément cet affranchissement de la communication ne marque pas pour autant la fin du sens. Si la mastication ou la succion étaient détachées de la signification, elles ne feraient pas l’objet d’autant de règles, de définitions du savoir-vivre.
D’une personne qui parle trop vite, nous disons qu’elle « mange ses mots » mais n’est-ce pas toujours le cas ? Habitués comme nous le sommes à bouger les lèvres pour signifier quelque chose par notre parole, pouvons-nous aussi facilement décontextualiser les mouvements de notre bouche, quand nous mangeons, de leur plasticité expressive ? D’une parole que l’on écoute avec intérêt on dit que l’on « n’en perd pas une miette », et cette expression marque très clairement le rapport de la parole à la nourriture (comment ne pas perdre une miette de la conversation à laquelle on se joint en tant que « mangeur hypermoderne » doté de tout l’attirail nécessaire au repas nomade tout en ne perdant pas une miette de ce que l’on a dans son assiette, son plateau ou sa pasta box ?) Porter sa nourriture à sa bouche, dans cette perspective, c’est presque se donner de quoi parler, de quoi mettre en action cette parole mutique, silencieuse, énigmatique. Du contenant à la bouche, la nourriture, par l’intermédiaire de l’ustensile, passe d’une boîte à une autre boîte (l’expression : « ferme ton clapet ! » est ici aussi assez parlante) mais le fermoir de la bouche est agité de soubresauts, de tressaillements qui, comme les traits de notre visage, ne peuvent pas ne pas « vouloir dire » et le mouvement même de l’ascension, la gestuelle de l’avant bras, la torsion du poignet, la plasticité de l’ustensile s’inscrivent nécessairement déjà dans l’esthétisation signifiante de la mastication. Ils « alimentent » la conversation. Le « sens » des mouvements des lèvres d’un mangeur de steak n’est pas le même que ceux d’une picoreuse de salade. Ce n’est pas que le fait de manger ceci ou cela signifie quelque chose de bien particulier, c’est plutôt le fait que les dessins labiaux et les arabesques dentales composent alors des figures différentes. La symbolique, la puissance évocatrice de ses figures vont bien au-delà de la valeur d’estime, elles participent de la dimension spirituelle de l’acte de manger, de sa gratuité posturale.
Or, dans cette perspective, les ustensiles sont un peu comme les porte-voix de cette parole sans voix, les précurseurs digitaux du vouloir dire de la gestuelle de la mastication, un peu comme le prestidigitateur qui ne peut pas faire son tour de magie sans l’accompagner de ces passes magnétiques dont la visée consiste moins à masquer le subterfuge qu’à préparer l’auditoire à l’intensité dramatique du dénouement. De la même façon, il convient que les baguettes, les pinces, les fourchettes ou les doigts exécutent autour de la nourriture des rituels de préparation, de sélection et d’élection comme on dirait d’un prêtre qu’il prépare la victime à la cérémonie du sacrifice jusqu’à l’élévation finale (Dans Salammbô de Flaubert, l’élévation des enfants de Carthage jusqu’à la bouche brûlante et fumante du Dieu Moloch, le mouvement de porter sa main à sa bouche est ici celui de la mort, du sacrifice et de l’expiation puisque les carthaginois sacrifient leurs enfants).
En ce sens, il y a toujours dans un cahier des charges réclamant de la praticité une part d’ambiguïté dans la mesure où cette simplification des habitudes ne peut se concevoir indépendamment d’un mouvement de profonde stylisation et de complexification des gestuelles, lequel peut d’autant moins être éludé qu’il constitue probablement le champ d’investigation privilégié du designer. Il s’agit donc de réfléchir aux ustensiles les plus à même d’exécuter autour de la nourriture les passes empreintes de ce sens vertical, obscur et gratuit, ancré dans l’esthétique d’un temps présent. Dans le film d’Alain Resnais « On connaît la chanson », le personnage joué par Jean-Pierre Bacri, dit à celui qui est incarné par André Dussolier que lorsque il est invité à une réception dans laquelle il ne connaît personne il mange pour se donner une « contenance » (le double sens de ce terme est particulièrement riche dans cette circonstance : se donner une contenance n’est pas se « remplir d’un contenu »). Il s’agit donc de faire des allées et venues du buffet à différents endroits de la maison avec sa petite assiette remplie de petits fours ou d’en cas que l’on porte à sa bouche avec nonchalance. On finira ainsi peu à peu à s’intégrer à la conversation d’un groupe. Du contenu de l’assiette ou de la boîte que l’on tient au contenant qu’est la bouche dans laquelle il sera ingéré, se déploie le champ de « la contenance », champ complexe tissé de ce mélange de postures esthétisantes, de gratuité mondaine, de jouissance de dégustation, de mouvements exploratoires papillonnant d’un groupe à l’autre, empreint tout à la fois de demande d’intégration et d’autonomie dans les mouvements. Il y a dans cette notion de contenance de quoi résoudre le paradoxe du « mangeur hypermoderne », tout à la fois émancipé de la lourdeur protocolaire du repas et soucieux d’envoyer les signes extérieurs de son œuvre de « déterritorialisation », bien installé dans la verticalité de « l’homme qui mange » et traversant horizontalement l’espace au gré de mouvement imprévisibles exclusivement animés du désir de trouver le « bon coin » tant au niveau de la conversation que du plaisir de goûter.
Nous portons également notre main à notre bouche pour envoyer des baisers à la personne que nous voulons assurer de notre vive affection. Le geste important ici est peut-être celui par lequel la main dirige clairement le bisou vers la personne concernée. A la marque d’amour ou d’amitié il faut un souffle pour que le bisou soit animé du bon mouvement qui lui permettra d’arriver à son destinataire. La bouche est donc évidemment une partie du corps empreinte d’une lourde charge émotive, voire érotique. Elle est ce dont le dessin porte en lui la sentence du jugement de goût, l’appréciation, le «"j’aime / j’aime pas". Sous cet angle, la main décrit dans son élévation ce qui offre la bouchée au couperet de l’évaluation, à l’intensité dramatique du verdict. 
Ce qui monte dans l’espace ne décrit pas seulement le mouvement d’une ascension vers un pallier supérieur mais donne à l’instant une texture plus dense, plus grave, exactement comme la baguette du chef d’orchestre crée en se levant un effet de suspension de toute « autre affaire » que celle de la musique. Probablement ne sommes-nous pas conscients de cette intensification dramatique de l’élévation de la nourriture à la bouche. Songeons néanmoins, dans le rituel catholique, au mouvement de l’hostie élevée hors du calice et posée dans la bouche du fidèle après le geste de bénédiction. Manger le corps du Christ est aussi une façon de sanctifier la gestuelle de la nutrition. La symbolique de la bénédiction se confond avec l’ascension de l’hostie vers la bouche et les deux jouissent sur un mode différent de l’effet de focalisation produit par tout mouvement d’élévation. Le processus par le biais duquel la nourriture est avalée par l’homme est aussi celui qui la spiritualise, qui la transforme en alimentation d’une conscience, d’un esprit. Dans l’ascension de la bouchée, c’est déjà cette spiritualisation qui empreint le geste, indépendamment du contexte, d’une indissociable nuance  de solennité.

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