Comme cela a été évoqué dans la séance 1, les
thèmes proposés dans le cadre du projet
(street food, world food, fooding, kit, liaison jardin / cuisine,
Intérieur / extérieur) semblent tous faire signe d’une volonté de sortir l’acte
de restauration de tout ce qui aurait
tendance à le refermer sur lui-même, de tout ce qui « ferait
système » autour du repas. C’est ainsi que le mangeur s’autonomise. Dans
son livre : « Casseroles, amour et crise », le sociologue
Jean-Claude Kaufmann fait remonter cette émancipation à l’apparition du
frigidaire et à la possibilité offerte à chaque membre de la famille d’aller « picorer
dans le frigo » On peut également remarquer que cet affranchissement à
l’égard du protocole social ou familial du repas transforme l’axe autour duquel
s’ordonne le moment de la restauration. Celui-ci ne se conçoit plus comme la
distribution de places et de fonctions sur le plan horizontal de la table mais
se cristallise sur la verticale du mouvement d’élévation de la nourriture à la
bouche quelque soit le lieu (dedans ou dehors), quelque soit la situation
(manger en marchant), quel que soit le contexte (manger seul ou avec des amis).
C’est en ce sens, comme nous l’avions vu dans la séance 2, que cette
autonomisation « hypermoderne » nous fait paradoxalement revenir à la
plasticité ancestrale de l’acte de manger.
Mais qu’est-ce qui se joue exactement dans ce
geste de porter sa nourriture à sa bouche ? Pensons à l’esthétique de ce
mouvement empreint de signification par lequel le paysan coince un morceau de
pain ou de saucisson après l’avoir tronçonné entre son pouce et son couteau
pour le porter à la bouche. Il ne nous dit pas seulement qu’il peut se passer
d’une assiette, d’une fourchette et d’une serviette. Il porte en lui la
virilité sans ornement du travailleur de la terre qui coupe et qui mange dans
une unité de mouvement toute à la fois pratique et posturale. Dans le maniement
exercé du couteau s’exprime le détachement à l’égard de la blessure du pouce ou
de la bouche. Les lèvres et les dents n’ont pas peur de se confronter à la
lame. Le geste est donc réservé à l’adulte, à celui qui sait jouer avec le tranchant
de l’acier. Le rapport de la bouche à l’aliment est direct, brut et le couteau
fait en même temps fonction de découpe, de pince et de présentation. Ici comme ailleurs la plastique de la
gestuelle est donc porteuse de messages et empreinte d’un jeu de nuances
incroyablement subtil.
Pour bien saisir tout ce que le mouvement
d’élévation de la nourriture vers la bouche induit en terme d’enjeux de
représentation et de marqueurs sociaux, peut-être convient de s’interroger plus
globalement sur l’acte de porter sa main à sa bouche. Nous le faisons pour
réprimer un bâillement, pour tousser, pour s’excuser d’un oubli, comme si la
mémoire nous avait trahi par le canal de la voie buccale, comme si cela nous
avait échappé, ainsi qu’on le dit d’un gros mot ou d’une provocation dont on
s’excuse aussi en se fermant la bouche. Elle est le déversoir de l’expression
honteuse que l’on cache, que l’on masque ou que l’on recouvre d’un doigt pour
s’imposer le silence, pour signifier qu’on se l’impose. Le nez fait tout autant
qu’elle fonction de respiration et d’inspiration mais il n’est pas l’objet
d’autant d’attentions manuelles. Nous nous touchons moins le nez que nous ne
nous soulignons la bouche. Pourquoi ? Probablement parce qu’elle n’est pas
seulement l’organe buccal mais aussi le parachèvement de l’acte vocal, ce dont
la forme sculpte le souffle émanant du larynx pour articuler des sons. Rien de moins naturel que les mouvements de
la bouche humaine et le fait que nous ayons à mâcher notre nourriture avec le même
organe que celui d’où sort le produit de nos réflexions fait de cette partie de
notre corps le lieu emblématique de croisement du corps avec l’esprit. D’un
strict point de vue plastique, mâcher c’est parler sans faire du son, dessiner
des syllabes avec ses lèvres sans vouloir dire des mots (mais il faut dissocier
ici vouloir dire et vouloir dire avec des mots) , c’est de la parole rentrée,
presque magique, libérée de la contrainte de communication. Mais précisément
cet affranchissement de la communication ne marque pas pour autant la fin du
sens. Si la mastication ou la succion étaient détachées de la signification,
elles ne feraient pas l’objet d’autant de règles, de définitions du
savoir-vivre.
D’une personne qui parle trop vite, nous disons
qu’elle « mange ses mots » mais n’est-ce pas toujours le cas ?
Habitués comme nous le sommes à bouger les lèvres pour signifier quelque chose
par notre parole, pouvons-nous aussi facilement décontextualiser les mouvements
de notre bouche, quand nous mangeons, de leur plasticité expressive ?
D’une parole que l’on écoute avec intérêt on dit que l’on « n’en perd pas
une miette », et cette expression marque très clairement le rapport de la
parole à la nourriture (comment ne pas perdre une miette de la conversation à
laquelle on se joint en tant que « mangeur hypermoderne » doté de
tout l’attirail nécessaire au repas nomade tout en ne perdant pas une miette de
ce que l’on a dans son assiette, son plateau ou sa pasta box ?) Porter sa
nourriture à sa bouche, dans cette perspective, c’est presque se donner de quoi parler, de quoi mettre en action
cette parole mutique, silencieuse, énigmatique. Du contenant à la bouche, la
nourriture, par l’intermédiaire de l’ustensile, passe d’une boîte à une autre
boîte (l’expression : « ferme ton clapet ! » est ici
aussi assez parlante) mais le fermoir de la bouche est agité de soubresauts, de
tressaillements qui, comme les traits de notre visage, ne peuvent pas ne pas
« vouloir dire » et le mouvement même de l’ascension, la gestuelle de
l’avant bras, la torsion du poignet, la plasticité de l’ustensile s’inscrivent
nécessairement déjà dans l’esthétisation signifiante de la mastication. Ils
« alimentent » la conversation. Le « sens » des mouvements
des lèvres d’un mangeur de steak n’est pas le même que ceux d’une picoreuse de
salade. Ce n’est pas que le fait de manger ceci ou cela signifie quelque chose
de bien particulier, c’est plutôt le fait que les dessins labiaux et les
arabesques dentales composent alors des figures différentes. La symbolique, la
puissance évocatrice de ses figures vont bien au-delà de la valeur d’estime,
elles participent de la dimension spirituelle de l’acte de manger, de sa
gratuité posturale.
Or, dans cette perspective, les ustensiles sont
un peu comme les porte-voix de cette parole sans voix, les précurseurs digitaux
du vouloir dire de la gestuelle de la mastication, un peu comme le
prestidigitateur qui ne peut pas faire son tour de magie sans l’accompagner de
ces passes magnétiques dont la visée consiste moins à masquer le subterfuge
qu’à préparer l’auditoire à l’intensité dramatique du dénouement. De la même
façon, il convient que les baguettes, les pinces, les fourchettes ou les doigts
exécutent autour de la nourriture des rituels de préparation, de sélection et
d’élection comme on dirait d’un prêtre qu’il prépare la victime à la cérémonie
du sacrifice jusqu’à l’élévation finale (Dans Salammbô de Flaubert, l’élévation
des enfants de Carthage jusqu’à la bouche brûlante et fumante du Dieu Moloch,
le mouvement de porter sa main à sa bouche est ici celui de la mort, du
sacrifice et de l’expiation puisque les carthaginois sacrifient leurs enfants).
En ce sens, il y a toujours dans un cahier des
charges réclamant de la praticité une part d’ambiguïté dans la mesure où cette simplification
des habitudes ne peut se concevoir indépendamment d’un mouvement de profonde
stylisation et de complexification des gestuelles, lequel peut d’autant moins
être éludé qu’il constitue probablement le champ d’investigation privilégié du
designer. Il s’agit donc de réfléchir aux ustensiles les plus à même d’exécuter
autour de la nourriture les passes empreintes de ce sens vertical, obscur et
gratuit, ancré dans l’esthétique d’un temps présent. Dans le film d’Alain
Resnais « On connaît la chanson », le personnage joué par Jean-Pierre
Bacri, dit à celui qui est incarné par André Dussolier que lorsque il est
invité à une réception dans laquelle il ne connaît personne il mange pour se
donner une « contenance » (le double sens de ce terme est particulièrement
riche dans cette circonstance : se donner une contenance n’est pas se
« remplir d’un contenu »). Il s’agit donc de faire des allées et
venues du buffet à différents endroits de la maison avec sa petite assiette
remplie de petits fours ou d’en cas que l’on porte à sa bouche avec
nonchalance. On finira ainsi peu à peu à s’intégrer à la conversation d’un
groupe. Du contenu de l’assiette ou de la boîte que l’on tient au contenant
qu’est la bouche dans laquelle il sera ingéré, se déploie le champ de « la
contenance », champ complexe tissé de ce mélange de postures
esthétisantes, de gratuité mondaine, de jouissance de dégustation, de
mouvements exploratoires papillonnant d’un groupe à l’autre, empreint tout à la
fois de demande d’intégration et d’autonomie dans les mouvements. Il y a dans
cette notion de contenance de quoi résoudre le paradoxe du « mangeur
hypermoderne », tout à la fois émancipé de la lourdeur protocolaire du
repas et soucieux d’envoyer les signes extérieurs de son œuvre de
« déterritorialisation », bien installé dans la verticalité de
« l’homme qui mange » et traversant horizontalement l’espace au gré
de mouvement imprévisibles exclusivement animés du désir de trouver le
« bon coin » tant au niveau de la conversation que du plaisir de
goûter.
Nous portons également notre main à notre
bouche pour envoyer des baisers à la personne que nous voulons assurer de notre
vive affection. Le geste important ici est peut-être celui par lequel la main
dirige clairement le bisou vers la personne concernée. A la marque d’amour ou
d’amitié il faut un souffle pour que le bisou soit animé du bon mouvement qui
lui permettra d’arriver à son destinataire. La bouche est donc évidemment une
partie du corps empreinte d’une lourde charge émotive, voire érotique. Elle est
ce dont le dessin porte en lui la sentence du jugement de goût, l’appréciation,
le «"j’aime / j’aime pas". Sous cet angle, la main décrit dans son
élévation ce qui offre la bouchée au couperet de l’évaluation, à l’intensité
dramatique du verdict.
Ce qui monte dans l’espace ne décrit pas seulement le
mouvement d’une ascension vers un pallier supérieur mais donne à l’instant une
texture plus dense, plus grave, exactement comme la baguette du chef
d’orchestre crée en se levant un effet de suspension de toute « autre
affaire » que celle de la musique. Probablement ne sommes-nous pas
conscients de cette intensification dramatique de l’élévation de la nourriture
à la bouche. Songeons néanmoins, dans le rituel catholique, au mouvement de
l’hostie élevée hors du calice et posée dans la bouche du fidèle après le geste
de bénédiction. Manger le corps du Christ est aussi une façon de sanctifier la
gestuelle de la nutrition. La symbolique de la bénédiction se confond avec
l’ascension de l’hostie vers la bouche et les deux jouissent sur un mode
différent de l’effet de focalisation produit par tout mouvement d’élévation. Le
processus par le biais duquel la nourriture est avalée par l’homme est aussi
celui qui la spiritualise, qui la transforme en alimentation d’une conscience,
d’un esprit. Dans l’ascension de la bouchée, c’est déjà cette spiritualisation
qui empreint le geste, indépendamment du contexte, d’une indissociable nuance de solennité.
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