Dans son livre : « Le mangeur
hypermoderne, une figure de l’individu éclectique », François Asher,
professeur à l’Institut d’urbanisme décrit au travers de l’évolution de nos
habitudes alimentaires, notre passage vers ce qu’il appelle une troisième
modernité caractérisée par « l’affaiblissement des régulations sociales au
profit d’une plus grande réflexivité et autonomisation du mangeur ».
L’heure et le cérémonial du repas étaient auparavant l’occasion d’inscrire dans
la gestuelle et dans la répartition spatiale des membres de la famille autour
de la table une organisation et une hiérarchisation dans les rapports entre les
parents et les enfants. L’assiette et la fourchette, a fortiori aujourd’hui le
« brown bag » et les « pasta box » marquent clairement
l’indépendance conquise par le mangeur à l’égard de cette ritualisation
familiale. Il n’est plus question d’imposer dans les postures et les
configurations du déjeuner la délimitation entre ceux qui donnent et ceux qui
reçoivent, ceux que l’on honore et ceux que l’on accepte de nourrir. On ne se
met plus à table, tout simplement parce qu’il n’y a plus de table.
Dans les soap venus d’outre atlantique (de « Friends »
à « Big Bang Theory »), le repas est à la fois présenté comme le
moment privilégié du partage, de l’amitié mais toujours autour d’une table
basse sur laquelle les convives posent rarement leur assiette, leur plateau ou
leur « boîte repas ». Tous sont installés par terre ou sur des fauteuils,
des divans et tiennent leur assiette dans la main ou sur les genoux. Il est
d’autant moins grave ou impoli de "quitter la table " que l’on ne
s’y est jamais installé. Chacun gravite autour d’une zone , d’un
périmètre flou, indéterminé, comme des électrons libres qui ne sont retenus que
par la conversation, par l’échange de blagues ou de propos. Le fait d’être
ensemble ne se cristallise d’aucune façon sur la symbolique d’une surface plane à délimiter. Personne ne vient ici pour manger, mais chacun amène son déjeuner pour
discuter. On n’est pas ensemble pour partager de la nourriture, on mange des
mets différents pour être ensemble.
La quasi-totalité des axes proposés vont
tout-à-fait dans le sens de cette émancipation du repas des structures sociales
régulatrices. Il s’agit de sortir le moment de la restauration de tout ce qui pourrait le refermer sur lui-même comme l'effet de clôture de la réunion familiale. Tous les accessoires de la dégustation
sont portables, favorisent la mobilité, l'extraterritorialité. L’assiette n’est plus le support sur
lequel on coupe sa viande mais le simple réceptacle à partir duquel il n’est
question que de la porter à la bouche, et les saveurs mêmes des mets que l’on
mange nous font sortir de notre cadre géographique, de notre territoire. C’est
comme si la restauration loin d’entériner le fait de notre appartenance à une
tradition nationale se multipliait, se scindait en une multitude de rhizomes
qui seraient autant de tentatives d’exploration d’autres cultures, d’autres
coutumes, d’autres habitudes. On ne se nourrit plus pour s’enraciner mais pour
se diffuser, s’éparpiller, s’évader, se déterritorialiser. Le repas est devenu
le temps de libération d’individus sans profondeur, sans ancrage, sans passé,
sans identité. Il n’est pas question de manger pour s’alourdir mais pour
s’alléger, non plus pour s’identifier mais pour se perdre, expérimenter des
sorties.
C’est ainsi que l'on sort la nourriture de sa limitation
nutritionnelle. On ne déguste pas seulement ce qui nous passe par la bouche
mais le fait de manger dans un jardin ou au beau milieu d’une conversation nous
permet d’unir les saveurs, de goûter la volupté conjointe d’un croisement de
rencontres avec la sipidité d’un plat, d’un paysage avec la dégustation d’un
fruit. On réalise qu’on ne mange réellement que des circonstances. « Que
c’est bon ! » dit Orlando le personnage masculin/féminin de Virginia
Woolf en regardant un panorama : « que c’est bon à
manger ! ». Ne dit-on pas, en parlant d’une situation embarrassante
qu’on ne l’a pas « goûtée » ou bien que l’on n’a pas « goûté le
sel » d’une plaisanterie. On se cherche parfois ce que l’on appelle un bon
coin où manger un sandwich parce que l’on sait que l’on va aussi un peu manger
de ce coin. La street food n’est pas seulement la nourriture que l’on achète
dans la rue mais aussi la nourriture de la rue, l’acte de faire de la rue une nourriture.
Ceci nous place dans une toute autre dimension
que celle de la gastronomie : les saucisses au curry des gargotes
allemandes ne sont pas des sommets de l’art culinaire mais elles sont
l’Allemagne, comme le Gaspacho est l’Andalousie et les moules frites la
Belgique. Il y a quelque chose de manger qui devient un acte plus intellectuel,
plus abstrait, moins défini. Les plats sont connotés mais ils ne le sont que
pour brouiller les lignes territoriales, pour utiliser à plein la faculté des
saveurs de désorganiser les frontières (on pourrait parler d’un cosmopolitisme
non militant). Le repas n’est plus envisagé comme un temps de reconnaissance de
son statut, de sa place familiale, de sa nationalité, de son inscription dans
un seul mode de vie et même les saveurs dites du « terroir » sont
déterritorialisées, sorties de leur contexte traditionnel pour se mettre
littéralement au goût du jour. Cette adaptation va de pair avec une
dédramatisation, une « déthéâtralisation » des accessoires de la
présentation des plats. Déguster du foie gras ne requiert plus la mise en scène
du toast, la présentation du bloc dont on détache la tranche, la bouteille de
Sauternes offerte à la température idéale, mais tout est déjà fait pour qu’on n’ait plus
qu’à savourer « la bouchée » dans n’importe quelle circonstance. Ce
n’est plus à la tradition de dicter le contexte de la dégustation, c’est l’air
du temps, l’envie du moment qui impose maintenant ses conditions. Nous
retrouvons ici le fond de la thèse de François Ascher selon laquelle « le
mangeur hypermoderne est un individu éclectique et multidimensionnel qui
revêt des personnalités variées selon les circonstances et qui entretient des
relations sociales différentes suivant les activités auxquelles il
participe. »
L’homme d’aujourd’hui adopte un mode de vie plus
« erratique », imprévisible et la cuisine doit se plier à des
modalités d’exécution et de présentation irrégulières, impromptues,
expérimentales, discontinues. Les arts de la table sont ainsi marqués par ces
deux caractères que sont l’atopie (sans lieu) et l’anomie (sans règles, sans
loi). On pourrait dire que l’on sort de la gastro / nomie (du grec gaster :
estomac et nomos : la loi, la norme) pour explorer la gastro / anomie
(désorganisation des normes). Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques
du « fooding » : « appétit de nouveauté et de qualité,
refus de l’ennui, envie de manger avec son temps. »
Pour autant, il serait totalement faux de
parler de déritualisation. La symbolique de certains accessoires tombe en
désuétude, comme la table, au profit de nouveaux objets, de nouveaux contextes
dont l’évolution semble suivre un processus continu d’assouplissement, de
fluidité, de « désolidification ». On passe de la table à l’assiette
puis de l’assiette à la pasta box. Le couteau disparaît peu à peu de l’éventail
des couverts. Il n’est plus question de délimiter sa part mais de recueillir
ses bouchées. Ce qui est partagé avec ses amis, ce n’est pas la nourriture mais
le « moment » de se nourrir (c’est en ce sens que l’on peut parler
d’un mouvement d’abstraction du repas).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire