jeudi 27 septembre 2012

Peut-on se mentir à soi-même? (2)


Si cette hypothèse (celle d’une condition humaine caractérisée par le mensonge à soi) se voyait confirmée, la question serait comme investie d’un effet d’actualisation tout à fait saisissant puisque ce serait dans l’exercice même de ce « pouvoir de se mentir à soi-même » que consisterait le développement de nos techniques, de nos mentalités et de nos civilisations. Toutefois, pour bien aborder ce problème, il convient d’abord de faire remarquer que l’impossibilité du mensonge à soi repose moins sur le présupposé d’une unité substantielle de l’individu (être une personne) que sur l’évidence de sa transparence (être clair vis-vis de soi). Ce n’est pas parce que je suis moi dans le monde que je ne peux pas me mentir à moi-même mais parce que je suis à tout instant présent à moi-même dans le monde. Autrement dit, si, pour se mentir à soi-même, il faut être deux, pour ne pas se mentir à soi-même, il faut l’être aussi, tout simplement parce que la question ne se pose pas pour les organismes qui ne font qu’être. Devant un géranium ou un pommier, je ne me pose pas la question de savoir s’ils se mentent à eux-mêmes tout simplement parce que je n’envisage pas la possibilité que ces plantes ou ces arbres se parlent à elles-mêmes ni même se « sachent vivre » (en quoi nous avons peut-être tort, après tout, certaines plantes carnivores trompent leurs proies en se transformant et en changeant leur apparence pour se confondre avec leur milieu – cela semble manifester un pouvoir de dissimulation, une intelligence de la ruse, mais cette faculté de mentir ne nous permet pas pour autant  de déduire la conscience ni la volonté de le faire. Laissons pour le moins ce problème en suspens ; peut-être le recroiserons-nous au fil de notre réflexion). La conscience, le fait « d’être à soi » constituent le fond implicite de ce sujet, la condition de base à partir de laquelle il prend sens.
Nous réalisons ainsi de façon plus claire l’opposition entre la réponse positive et négative. Affirmer qu’on ne peut pas se mentir à soi-même revient à soutenir que cette faculté de « transparence à soi », cette aptitude à se savoir exister et à se rendre compte de tout ce que nous vivons, ressentons, pensons, constitue le propre de l’homme. C’est en ceci qu’être humain consiste. Nous pouvons « faire comme si » nous nous mentions à nous-mêmes mais ce sera alors une illusion de mensonge car le simple fait d’exister se définit et se constitue pour nous par le fait conscient de se savoir existant. Défendre l’idée selon laquelle nous pouvons nous mentir à nous-mêmes accrédite, à l’inverse, la possibilité humaine de s’ignorer, de se dissocier au point de n’être plus transparent à soi, de n’être plus maîtrisable. En défendant son hypothèse d’un inconscient psychique, Freud affirmait être l’auteur de la troisième blessure narcissique infligée à l’homme. Après Galilée, Darwin, il révèle à l’être humain qu’il n’est pas maître de sa pensée. C’est, en effet, à la hauteur d’un tel enjeu qu’il convient de se poser la question du mensonge à soi.
Dans le film des frères Wachovski « Matrix », Morpheus explique à Néo que la plupart des hommes ne sont pas prêts à être débranchés. Cela veut dire qu’aussi trompés qu’ils soient par l’incroyable machinerie mise en place par l’intelligence artificielle afin de leur faire croire qu’ils ont une vie sociale alors qu’ils sont endormis dans un caisson depuis toujours, « quelque chose d’eux » se rallie à cette illusion généralisée. Ils sont complices de ce gigantesque travail de dissimulation. Les machines ne misent pas seulement sur l’efficacité technique de leur processus d’asservissement de l’espèce humaine mais aussi et peut-être surtout sur la capacité du genre humain à se savoir, voire à se vouloir trompés, abusés. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela ne marque pas du tout l’aptitude de l’homme à se mentir à lui-même mais, au contraire, sa faculté de n’être vraiment abusé que de son plein gré, en toute conscience, c’est-à-dire « pour de semblant ». On ne se ment pas à soi-même, on fait comme si on pouvait le faire.
C’est la raison pour laquelle les rebelles ne livrent pas leur combat dans la réalité mais dans la matrice, parce que la libération n’est aucunement une affaire de forces en présence luttant sur un « terrain » mais une question de conscience, de capacité des hommes à reconnaître enfin qu’ils savent qu’ils se mentent en adhérant à l’illusion orchestrée par les machines et qu’ils ne s’agit donc aucunement d’un mensonge. C’est de l’intérieur de ce qui fait la force de la matrice qu’il faut la combattre et pas de l’extérieur mais en quoi consiste cet « intérieur » ? Dans la capacité de suggestion de ces images artificielles « conformes » à la réalité. Ce qu’il convient de faire, c’est la remonter jusqu’à sa source afin de parvenir à une zone de pure transparence à l’intérieur de laquelle se mentir à soi-même sera « de fait » impossible  parce que l’on aura atteint ce degré de justesse et d’authenticité de soi à partir duquel on se réalise comme fait, tissé, constitué de l’effectivité de cette transparence. Ce n’est même pas qu’on ne se ment plus dans cette « zone » mais que l’on se sait consister dans l’impossibilité « donnée » de le faire.
Mais comment remonter le fil de cette suggestion à contre-courant de ses effets de projection ? Il convient de douter de ce qu’on croit réel jusqu’à ce que l’on parvienne à une impossibilité radicale, première de le faire. C’est ainsi que Descartes (1596 – 1650) se plonge volontairement dans un processus de défiance à l’égard de tout ce que nous sommes enclins à croire « réel » : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit ni aucun corps ; ne me suis-je pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition :  Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois dans mon esprit. »
Je ne peux pas penser que je suis sans être effectivement, ne serait-ce que cet effort par lequel en cet instant précis je pense être. Tout homme peut parfaitement et à juste raison, douter que le monde soit comme il se le représente. Dans la matrice, nous n’aurions pas tort de juger que ce que nous voyons est une illusion et que la réalité est une sorte de « vide », mais aussi loin que nous puissions aller dans cette remise en cause de tout, il est un point qui résiste à ce travail du doute, c’est le fait que « nous sommes », parce que nous sommes nécessairement ce qui en cet instant pense être ou n’être pas. Je peux bien penser que je ne suis pas, il faut bien être quelque chose pour penser que l’on n’est pas. Il y a bien là une efficience de pensée en acte qui fait quelque chose. Je sais que je suis même si précisément je ne consiste que dans cet effet de transparence à moi-même par le biais duquel, étant, je réalise que je suis. C’est exactement cela la conscience. Ce que découvre ici Descartes, c’est que la vérité de la proposition : « je suis, j’existe » est absolument fondée non pas par son exactitude logique mais par un fond d’évidence existentielle donnée : il faut bien qu’il y ait « quelque chose » ici pour penser qu’il est. Or c’est une vérité qui ne peut voir le jour que dans le cadre d’un rapport à soi-même : c’est la tentative d’auto persuasion de n’être rien qui conduit son auteur à se savoir être nécessairement quelque chose. Autrement dit, c’est justement dans le rapport à soi-même que l’on fait l’expérience d’une impossibilité absolue de se mentir
Je ne peux pas me tromper moi-même en pensant que je suis parce qu’il faut bien être quelque chose pour en effet penser que l’on est (ou que l’on est pas mais alors on ne se mentira pas à soi-même parce qu’on ne peut pas ne pas savoir qu’on se ment). Nous ne pouvons rien nous cacher parce que nous consistons dans cet effet de transparence absolue à soi par le biais duquel pensant que je suis, je suis, c’est-à-dire que je suis d’abord et fondamentalement pensée avant d’être corps. Ce n’est pas parce que j’ai un corps que je suis mais parce que je pense en avoir un. Je me trompe peut-être en le croyant, mais je ne  trompe pas en pensant que je suis « ce qui croit avoir un corps » et pour le croire il faut bien être « quelque chose ». Imaginons un corbeau qui, écoutant la tentative de séduction du renard, se dise à lui-même qu’il se trompe peut-être en pensant qu’il chante bien mais qu’il ne se trompe pas en pensant qu’il croit qu’il chante bien. Ce corbeau là ne se laissera pas abuser et ne laissera pas tomber sa proie. Le moyen le plus sûr de ne pas être trompé par les autres réside, dans cette perspective, dans ce travail de réalisation par le biais duquel on comprend qu’on ne peut pas se mentir à soi-même.

1 commentaire:

  1. bonjour
    pour la dissertation, j'ai quelque idées mais je ne sais pas dans quelle partie les placer : oui ou non?
    Pouvez-vous m'aidez?
    Merci.
    A bientôt.

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