Si cette hypothèse (celle d’une
condition humaine caractérisée par le mensonge à soi) se voyait confirmée, la
question serait comme investie d’un effet d’actualisation tout à fait
saisissant puisque ce serait dans l’exercice même de ce « pouvoir de se
mentir à soi-même » que consisterait le développement de nos techniques,
de nos mentalités et de nos civilisations. Toutefois, pour bien aborder ce
problème, il convient d’abord de faire remarquer que l’impossibilité du
mensonge à soi repose moins sur le présupposé d’une unité substantielle de
l’individu (être une personne) que
sur l’évidence de sa transparence (être clair vis-vis de soi). Ce n’est pas parce que je suis moi dans le monde
que je ne peux pas me mentir à moi-même mais parce que je suis à tout instant présent à moi-même dans le monde. Autrement
dit, si, pour se mentir à soi-même, il faut être deux, pour ne pas se mentir à
soi-même, il faut l’être aussi, tout simplement parce que la question ne se
pose pas pour les organismes qui ne font qu’être. Devant un géranium ou un pommier,
je ne me pose pas la question de savoir s’ils se mentent à eux-mêmes tout
simplement parce que je n’envisage pas la possibilité que ces plantes ou ces
arbres se parlent à elles-mêmes ni même se « sachent vivre » (en quoi
nous avons peut-être tort, après tout, certaines plantes carnivores trompent
leurs proies en se transformant et en changeant leur apparence pour se
confondre avec leur milieu – cela semble manifester un pouvoir de dissimulation,
une intelligence de la ruse, mais cette faculté de mentir ne nous permet pas
pour autant de déduire la conscience ni la volonté de le
faire. Laissons pour le moins ce problème en suspens ; peut-être le
recroiserons-nous au fil de notre réflexion). La conscience, le fait « d’être à soi » constituent le fond implicite
de ce sujet, la condition de base à partir de laquelle il prend sens.
Nous réalisons ainsi de
façon plus claire l’opposition entre la réponse positive et négative. Affirmer
qu’on ne peut pas se mentir à soi-même revient à soutenir que cette faculté de
« transparence à soi », cette aptitude à se savoir exister et à se
rendre compte de tout ce que nous vivons, ressentons, pensons, constitue le
propre de l’homme. C’est en ceci qu’être humain consiste. Nous pouvons
« faire comme si » nous nous mentions à nous-mêmes mais ce sera alors
une illusion de mensonge car le simple fait d’exister se définit et se
constitue pour nous par le fait conscient de se savoir existant. Défendre
l’idée selon laquelle nous pouvons nous mentir à nous-mêmes accrédite, à
l’inverse, la possibilité humaine de s’ignorer, de se dissocier au point de
n’être plus transparent à soi, de n’être plus maîtrisable. En défendant son
hypothèse d’un inconscient psychique, Freud affirmait être l’auteur de la
troisième blessure narcissique infligée à l’homme. Après Galilée, Darwin, il
révèle à l’être humain qu’il n’est pas maître de sa pensée. C’est, en effet, à
la hauteur d’un tel enjeu qu’il convient de se poser la question du mensonge à
soi.
Dans le film des frères
Wachovski « Matrix », Morpheus explique à Néo que la plupart des
hommes ne sont pas prêts à être débranchés. Cela veut dire qu’aussi trompés
qu’ils soient par l’incroyable machinerie mise en place par l’intelligence
artificielle afin de leur faire croire qu’ils ont une vie sociale alors qu’ils
sont endormis dans un caisson depuis toujours, « quelque chose
d’eux » se rallie à cette illusion généralisée. Ils sont complices de ce
gigantesque travail de dissimulation. Les machines ne misent pas seulement sur
l’efficacité technique de leur processus d’asservissement de l’espèce humaine
mais aussi et peut-être surtout sur la capacité du genre humain à se savoir,
voire à se vouloir trompés, abusés. Contrairement à ce que l’on pourrait
penser, cela ne marque pas du tout l’aptitude de l’homme à se mentir à lui-même
mais, au contraire, sa faculté de n’être vraiment abusé que de son plein gré,
en toute conscience, c’est-à-dire « pour de semblant ». On ne se ment
pas à soi-même, on fait comme si on pouvait le faire.
C’est la raison pour
laquelle les rebelles ne livrent pas leur combat dans la réalité mais dans la
matrice, parce que la libération n’est aucunement une affaire de forces en
présence luttant sur un « terrain » mais une question de conscience,
de capacité des hommes à reconnaître enfin qu’ils savent qu’ils se mentent en
adhérant à l’illusion orchestrée par les machines et qu’ils ne s’agit donc
aucunement d’un mensonge. C’est de l’intérieur de ce qui fait la force de la
matrice qu’il faut la combattre et pas de l’extérieur mais en quoi consiste cet
« intérieur » ? Dans la capacité de suggestion de ces images
artificielles « conformes » à la réalité. Ce qu’il convient de faire,
c’est la remonter jusqu’à sa source afin de parvenir à une zone de pure
transparence à l’intérieur de laquelle se mentir à soi-même sera « de
fait » impossible parce que l’on
aura atteint ce degré de justesse et d’authenticité de soi à partir duquel on
se réalise comme fait, tissé, constitué de l’effectivité de cette transparence.
Ce n’est même pas qu’on ne se ment plus dans cette « zone » mais que
l’on se sait consister dans l’impossibilité « donnée » de le faire.
Mais comment remonter le fil
de cette suggestion à contre-courant de ses effets de projection ? Il
convient de douter de ce qu’on croit réel jusqu’à ce que l’on parvienne à une
impossibilité radicale, première de le faire. C’est ainsi que Descartes (1596 –
1650) se plonge volontairement dans un processus de défiance à l’égard de tout
ce que nous sommes enclins à croire « réel » : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y
avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre,
aucun esprit ni aucun corps ; ne me suis-je pas aussi persuadé que je
n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou
seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur
très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper
toujours. Il n’y a point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me
trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je
penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir
soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour
constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est
nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois
dans mon esprit. »
Je ne peux pas penser que je
suis sans être effectivement, ne serait-ce que cet effort par lequel en cet
instant précis je pense être. Tout homme peut parfaitement et à juste raison,
douter que le monde soit comme il se le représente. Dans la matrice, nous
n’aurions pas tort de juger que ce que nous voyons est une illusion et que la
réalité est une sorte de « vide », mais aussi loin que nous puissions
aller dans cette remise en cause de tout, il est un point qui résiste à ce
travail du doute, c’est le fait que « nous sommes », parce que nous
sommes nécessairement ce qui en cet instant pense être ou n’être pas. Je peux bien penser que je ne suis pas, il
faut bien être quelque chose pour penser que l’on n’est pas. Il y a bien là
une efficience de pensée en acte qui fait quelque chose. Je sais que je suis
même si précisément je ne consiste que dans cet effet de transparence à
moi-même par le biais duquel, étant, je réalise que je suis. C’est exactement
cela la conscience. Ce que découvre ici Descartes, c’est que la vérité de la
proposition : « je suis, j’existe » est absolument fondée non
pas par son exactitude logique mais par un fond d’évidence existentielle
donnée : il faut bien qu’il y ait « quelque chose » ici pour
penser qu’il est. Or c’est une vérité qui ne peut voir le jour que dans le
cadre d’un rapport à soi-même : c’est
la tentative d’auto persuasion de n’être rien qui conduit son auteur à se
savoir être nécessairement quelque chose. Autrement dit, c’est justement dans le rapport à soi-même
que l’on fait l’expérience d’une impossibilité absolue de se mentir.
Je ne
peux pas me tromper moi-même en pensant que je suis parce qu’il faut bien être
quelque chose pour en effet penser que l’on est (ou que l’on est pas mais alors
on ne se mentira pas à soi-même parce qu’on ne peut pas ne pas savoir qu’on se
ment). Nous ne pouvons rien nous
cacher parce que nous consistons dans cet effet de transparence absolue à soi
par le biais duquel pensant que je suis, je suis, c’est-à-dire que je suis
d’abord et fondamentalement pensée avant d’être corps. Ce n’est pas parce que
j’ai un corps que je suis mais parce que je pense en avoir un. Je me trompe
peut-être en le croyant, mais je ne
trompe pas en pensant que je suis « ce qui croit avoir un
corps » et pour le croire il faut bien être « quelque chose ».
Imaginons un corbeau qui, écoutant la tentative de séduction du renard, se dise
à lui-même qu’il se trompe peut-être en pensant qu’il chante bien mais qu’il ne
se trompe pas en pensant qu’il croit
qu’il chante bien. Ce corbeau là ne se laissera pas abuser et ne laissera
pas tomber sa proie. Le moyen le plus sûr de ne pas être trompé par les autres
réside, dans cette perspective, dans ce travail de réalisation par le biais
duquel on comprend qu’on ne peut pas se mentir à soi-même.
bonjour
RépondreSupprimerpour la dissertation, j'ai quelque idées mais je ne sais pas dans quelle partie les placer : oui ou non?
Pouvez-vous m'aidez?
Merci.
A bientôt.