samedi 4 janvier 2014

Explication du texte d'Alain:"Il y a l'avenir qui se fait..."


« Il y a l’avenir qui se fait et l’avenir qu’on fait. L’avenir réel se compose des deux. Au sujet de l’avenir qui se fait, comme orage ou éclipse, il ne sert à rien d’espérer, il faut savoir, et observer avec des yeux secs. Comme on essuie les verres de la lunette, ainsi il faut essuyer la buée des passions sur les yeux. J’entends bien. Les choses du ciel, que nous ne modifions jamais, nous ont appris la résignation et l’esprit géométrique qui sont une bonne partie de la sagesse. Mais dans les choses terrestres, que de changements par l’homme industrieux ! Le feu, le blé, le navire, le chien dressé, le cheval dompté, voilà des œuvres que l’homme n’aurait pas faites si la science avait tué l’espérance.
Surtout dans l’ordre humain lui-même, où la confiance fait partie des faits, je compte très mal si je ne compte pas ma propre confiance. Si je crois que je vais tomber, je tombe ; si je crois que je ne puis rien, je ne puis rien. Si je crois que mon espérance me trompe, elle me trompe. Attention là. Je fais le beau temps et l’orage ; en moi d’abord ; autour de moi aussi, dans le monde des hommes. Car le désespoir, et l’espoir aussi, vont de l’un à l’autre plus vite que ne changent les nuages. »
                                                                 Alain (1868 – 1951)
Questions :
1)    Dégagez l’idée essentielle de ce texte à partir de l’étude de ces articulations.
2)    Expliquez :   - « Il faut savoir et observer avec des yeux secs »
                               - « je compte très mal si je ne compte pas ma propre confiance »
                               - « je fais le beau temps et l’orage »
3)    Peut-on savoir sans croire ?




Il y a les évènements que nous provoquons et ceux qui se font indépendamment de notre volonté parce qu’ils ne sont pas à notre portée. Il ne dépend pas de moi qu’il pleuve ou qu’il neige, pas davantage que la terre tourne autour du soleil, mais c’est un fait, et, plus encore, un fait que je peux comprendre, dont je peux saisir la loi et donc prévoir les conséquences. Nous ne pouvons pas faire en sorte qu’il fasse beau demain mais nous pouvons anticiper et savoir qu’il fera beau demain grâce à la science de la météorologie. Que j’y crois ou pas n’entre aucunement en ligne de compte. Parmi les philosophes de l’antiquité, les Stoïciens et notamment Epictète insistent sur la sagesse de cette distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Nous essayons de faire comprendre à l’enfant qui voulait jouer dehors qu’on ne peut pas changer le temps en sa faveur mais, en même temps nous ne pouvons pas nous empêcher de regretter la mort d’une personne que nous aimons alors même qu’il n’était pas en notre pouvoir de l’éviter. Ceci prouve assez que cette distinction facile à concevoir n’est pas évidente à accepter.

Sa « ligne de partage » n’est d’ailleurs pas si aisée à tracer, quand on y réfléchit, car elle se situe entre deux « extrêmes » qu’il convient absolument d’éviter : d’abord l’attitude consistant à penser qu’on peut tout faire, à se prendre pour Dieu, à ne pas percevoir les limites de son rayon d’action, c’est l’illusion de l’omnipotence (un pouvoir total, voire totalitaire), ensuite l’exact opposé, soit la résignation, la passivité, le renoncement (soit partir du principe que l’on ne peut rien changer à rien ; ce que l’on appelle « le défaitisme »). Si je me croyais capable de tout faire, je me préparerai à bien des déconvenues et je ne proportionnerai pas mon action à la justesse de ma puissance. Je ne peux rien changer au fait que ma femme soit morte des suites d’un cancer incurable mais je peux changer mon attitude face à cette mort, et pour cela il faut que je m’en croie d’abord « capable ». Là il y a quelque chose que je peux faire. C’est tout le sens de l’affirmation d’Alain : « l’avenir réel se compose des deux ».
Nous pourrions dire qu’il y a « les faits » qui, en tant que « faits », sont irrévocables. Ce sont des évènements extérieurs dont nous pouvons saisir l’enchaînement mais aucunement changer le déroulement. Il ne s’agit pas d’affaires humaines mais de lois physiques. Et puis, il y a, indépendamment de ces évènements, notre façon de les prendre. Il ne sert à rien d’espérer, si mon épouse est malade, qu’elle guérisse d’un cancer en phase terminale, mais je peux agir sur mon attitude face à cette pure « donnée » de la réalité qui fait qu’elle va mourir. Il est envisageable de « prendre bien » l’irrévocabilité de cette mort en créant les meilleures conditions humaines autour de la réalité inhumaine de la mort (et par inhumaine, il ne faut pas entendre ici : «  mauvaise ou cruelle ». La mort « est ». Elle touche les hommes « indépendamment des hommes ». C’est exactement le sens de la réponse de Maximus à l’empereur Commode, dans le film « Gladiator » : « la mort nous sourit tous un jour, sourions à la mort. »

Le propos d’Alain est donc ici de poser clairement les limites du champ d’action de l’être humain : « que pouvons-nous faire ? », « comment définir précisément les domaines sur lesquels nous pouvons entretenir, avec justesse, la croyance que nous pouvons changer quelque chose ? », « quand le fait de croire que l’on peut changer les choses aboutit en effet à la réalité d’un changement ? », « existe-t-il une dimension dans laquelle notre foi, notre espérance suffit en elle-même à constituer un fait ? » A cette dernière question, Alain répond positivement et donne à cette dimension le nom d’ « ordre humain ».
Finalement, l’intention, la tournure d’esprit dont on peut dire qu’elle donne au texte sa tonalité la plus constante est la volonté de distinction, de définition de frontières. C’est ce dont on se rend aisément compte dés lors que l’on porte attention à toutes les expressions « tranchantes » de l’auteur, comme si le souci de tracer des lignes de démarcation entre des « domaines de compétences », des rayons d’action ne s’éloignait jamais de l’écriture : « Il y a…et », « J’entends bien » « Attention là ». Dans un ensemble de données confuses à l’intérieur desquelles nous « errons » et nous révélons habituellement incapables de déterminer des lignes de partage claires, Alain utilise un scalpel et manifeste un esprit de dissection suffisamment puissant pour nous éclairer (ou du moins en donner l’impression) sur les limites de cette dimension  dans laquelle « la confiance fait partie des faits ». « Là, dans cette « zone », vous pouvez croire, car nous évoluons, au sein de l’ordre humain, c’est-à-dire de la société, des liens que nous tissons avec nos semblables, dans un domaine où l’intuition, le crédit que nous accordons aux personnes auxquelles nous avons envie de faire confiance « compte ». Elle compte comme un fait, parce qu’elle sera nécessairement suivie de faits.
Alain ne fait donc ici que des distinctions. A l’intérieur de sa première dissociation entre les choses que nous pouvons changer (l’avenir qu’on fait) et celles que nous ne pouvons pas transformer (l’avenir qui se fait), il introduit une subdivision à l’intérieur du premier domaine en distinguant les choses terrestres et l’ordre exclusivement humain (les rapports d’homme à homme). Plus nous avançons dans le texte, plus le scalpel du philosophe s’enfonce profondément dans la chair du problème, essayant de détacher le plus clairement possible cet espace à l’intérieur duquel croire est un acte « concret » qui s’inscrit dans les faits. Il y a bien un « cœur » dans le corps de ce texte et pour le révéler avec précision il faut le pointer dans l’évidence de sa distinction avec d’autres « organes » et manifester simplement l’exclusivité de son domaine de compétence.

Finalement la distinction qui compte le plus est celle qui fait la part 1) des « choses du ciel », 2) des « choses terrestres » et 3) de « l’ordre humain ». Les premières font partie de l’avenir qui se fait, les secondes et les troisièmes de l’avenir qu’on fait, mais les troisièmes plus encore que les deuxièmes. On pourrait rendre compte de ces trois qualifications en marquant la différence entre 1) ce que fait la nature dans le monde  2) ce que fait l’homme de la nature dans le monde 3) ce que l’homme fait avec l’homme dans la société. A cette tripartition correspond trois activités :1) la science 2) la technique 3) la conscience de soi et le rapport à nos semblables. Plus nous avançons dans le fil de cette différenciation, plus nous progressons vers une « sphère » dans laquelle il est nécessaire de croire d’abord en ce que l’on veut faire naître pour qu’en effet, cela se produise. Il est des réalités qui ne consistent qu’en des effets de croyance. On entend parfois dire que « la foi peut soulever des montagnes ». Alain répond ici à sa manière : « oui, mais encore faut-il savoir dans quel cadre. »
Le fait que le second paragraphe soit totalement consacré à l’ordre humain nous renseigne assez clairement sur la visée véritable de ce passage, c’est-à-dire sur l’idée essentielle de ce texte : il ne faut pas renoncer à croire dans la relation que nous avons à nous-mêmes ainsi qu’aux autres car il s’instaure ici un régime d’existence et de coexistence au sein duquel la croyance est un fait.

C’est exactement comme si Alain posait successivement à différents niveaux d’action la question : « est-il nécessaire d’espérer pour entreprendre ? » Pour la science, la réponse est non ; pour la technique la réponse est « oui, en partie » ; pour la vie en société, la réponse est un « oui » sans restriction, tout simplement parce qu’en ce domaine, espérer, c’est déjà entreprendre.

Deux exemples nous permettront mieux de comprendre ce qu’Alain veut signifier par ce dernier point. Le premier se situe sans conteste dans une situation que l’auteur n’aurait pas contesté, tout simplement parce qu’elle est celle de l’éducation et qu’Alain était professeur de Philosophie. Ce qui distingue profondément le travail de technicien et d’enseignant, c’est que le premier travaille sur des choses des outils. Un plombier peut bien espérer que telle fuite se réparera. S’il ne se met pas à l’ouvrage, il est impossible que cette réfection se produise d’elle-même. Un enseignant doit lui aussi produire un travail visant à rendre ses élèves meilleurs que ce qu’ils étaient par des exercices, des leçons, etc. mais il va de soi que, dans son approche de la personnalité des collégiens ou des lycéens, il sera plus efficace s’il mise d’emblée sur leur capacité à comprendre. Il est impossible de provoquer des progrès dans l’acquisition d’une pratique si nous ne les croyons pas d’emblée possibles pour l’élève, tout simplement parce que c’est sur de l’humain que nous travaillons et pas sur du mécanique. On peut bien réfléchir à toutes les « techniques » d’enseignement possibles, il est une part de confiance, de foi et de crédit que l’on accorde à la personne à qui l’on enseigne quelque chose qui est fondamentalement nécessaire à l’exercice de ce métier.

Un autre exemple pourrait nous permettre de saisir à quel point la confusion entre les choses du ciel et l’ordre humain peut être dommageable, mais il s’agit là d’un problème à propos duquel il nous est impossible de savoir ce qu’Alain en aurait dit puisque il est totalement et seulement d’actualité. Certaines mairies décident d’utiliser la vidéosurveillance afin de réduire les actes de délinquance dans certains quartiers. On pourrait dire que d’un point de vue scientifique cette solution peut apparaître crédible, voire efficace, mais cela reviendrait à traiter la délinquance comme un phénomène physique, comme une catastrophe météorologique qu’il s’agirait de prévenir en la rendant visible et assignable à quelqu’un. Réaliser à quel point elle désigne au contraire un fait humain nous permet de poser la question de ce que crée humainement le fait de se savoir surveillé, c’est-à-dire suspecté. S’il l’on pouvait traiter l’homme comme un élément de la nature alors la vidéosurveillance ne poserait aucun problème mais la difficulté vient de ce que son installation suppose d’emblée une absence de confiance et qu’un quartier ainsi vidéo surveillé ne peut pas ne pas se sentir à juste raison discriminé d’avance, et la délinquance elle-même pourrait dés lors se concevoir comme le prolongement logique d’une suspicion préalable. Les êtres humains constituent un élément plus difficile à comprendre, à « rationaliser » que le milieu naturel parce qu’il n’est pas gouverné par des lois physiques mais par des sentiments complexes dans lesquels le rapport à soi et le rapport aux autres se déclinent en un jeu de variables de comportement aussi infini que nuancé.



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