samedi 4 janvier 2014

Explication du texte de David Hume: "Il est certain qu'aucune inclination..."


« Il est certain qu'aucune inclination de l'esprit humain n'a à la fois une force suffisante et une orientation appropriée pour contrebalancer l'amour du gain et changer les hommes en membres convenables de la société, en faisant qu'ils s'interdisent les possessions d'autrui. La bienveillance à l'égard de ceux qui nous sont étrangers est trop faible pour cette fin; quant aux autres passions, elles attisent plutôt cette avidité, quand nous observons que plus étendues sont nos possessions, plus grande est notre capacité de satisfaire tous nos appétits. Il n'y a, par conséquent, aucune passion susceptible de contrôler le penchant intéressé, si ce n'est ce penchant lui-même, par une modification de son orientation. Or, la moindre réflexion doit nécessairement donner lieu à cette modification, puisqu'il est évident que la passion est beaucoup mieux satisfaite quand on la réfrène que lorsqu'on la laisse libre, et qu'en maintenant la société, nous favorisons beaucoup plus l'acquisition de possessions qu'en nous précipitant dans la condition de solitude et d'abandon qui est la conséquence inévitable de la violence et d'une licence universelle. Par conséquent, la question portant sur la méchanceté ou sur la bonté de la nature humaine n'entre pas du tout en ligne de compte dans cette autre question portant sur l'origine de la société, ni non plus il n'y a à considérer autre chose que les degrés de sagacité ou de folie des hommes. Car, que l'on estime vicieuse ou vertueuse la passion de l'intérêt personnel, c'est du pareil au même, puisque c'est elle-même, seule, qui le réfrène : de sorte que, si elle est vertueuse, les hommes deviennent sociaux grâce à leur vertu; si elle est vicieuse, leur vice a le même effet. »

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont il est question.

Quelques éléments d'explication

 Il n’existe selon Hume aucune force en l’homme que l’on puisse opposer à celle qui le conduit à toujours privilégier son intérêt personnel. Il est donc illusoire de fonder la société sur une forme d’amour ou d’empathie par le biais de laquelle nous serions naturellement portés à sacrifier à la cohabitation avec nos semblables nos ambitions et notre soif de richesse. Que nous puissions vivre ensemble en bonne intelligence sans manifester de convoitise à l’égard du bien de nos voisins, c’est peut-être ce que nous pouvons réaliser mais certainement pas en s’appuyant sur une « nature » bonne ou désintéressée de l’être humain. Il existe, au contraire, en chacun de nous une avidité, une faim de confort, de biens et de fortune qui ne saurait faire place à aucune autre tendance raisonnable.
Le début de ce passage semble d’emblée prendre le contre-pied de l’idée que l’on retrouve chez Rousseau selon laquelle il existe en chacun de nous une « pitié », un instinct de compassion qui nous porte spontanément à vouloir le bien d’Autrui ou du moins, à n’œuvrer pour soi qu’en visant, à l’attention de son prochain « le moindre mal possible » :

La pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. »

Les expressions utilisées par Rousseau prouvent qu’il ne se méprend pas autant qu’on l’a affirmé sur l’avidité de l’être humain : « si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs », mais il ne doute pas de l’effet de cette inclination naturellement présente en nous qu’est la pitié, et de ce point de vue, il est en total désaccord avec Hume. La volonté de porter assistance à nos semblables ne saurait d’aucune manière pour le philosophe écossais jouer contre notre égoïsme et c’est seulement de lui qu’il convient d’attendre ce que l’on peut littéralement qualifier de « self-control ». Rien ne saurait maîtriser notre égoïsme en dehors de lui-même. Autant il est inutile d’attendre de la raison qu’elle s’oppose de l’extérieur à nos ambitions personnelles, autant il est tout-à-fait justifié d’attendre de cette passion égoïste qu’elle se raisonne d’elle-même, du fond de sa propre motivation. C’est, en effet, sans sortir de lui-même, que l’égoïsme réalise avec un certain bon sens qu’il sera davantage satisfait en limitant ses objectifs. Cette évidence à la lumière de laquelle on jouit d’autant plus de ce que l’on acquiert que l’on aspire à peu de choses ne s’impose pas d’ailleurs que de notre désir de nous enrichir.
Nous retrouvons ici l’une des positions fondamentales de Hume qui considère, comme tous les empiristes qu’il n’est rien dans notre esprit qui n’ait été d’abord appréhendé par nos sens. Ce n’est pas du tout parce que nous serions naturellement dotés d’une faculté de raison que nous pourrions ainsi contrôler nos passions, mais c’est bien plutôt parce que nos pulsions se constituent par le biais d’un incessant modelage sur la réalité qu’elles se modèrent par elles-mêmes. Faire preuve de « mesure » n’est aucunement la manifestation de notre statut d’être raisonnable, c’est le produit d’un simple rapport de proportions entre la puissance de nos désirs et l’efficience de leur satisfaction. Notre désir d’amasser des biens et de jouir de nos acquisitions s’accommode donc parfaitement de la société, tout simplement parce que celle-ci consiste économiquement dans la production de richesses. La nécessité de ramener nos ambitions à ce que la présence des autres membres de la collectivité impose par elle-même ne constitue donc finalement en aucun cas une véritable restriction. Disons que cette restriction de nos appétits contribue à leur assouvissement. Il n’est donc rien de ce que la société réclame de nous qui nous contraigne à contrarier la passion de l’intérêt personnel.

On pourrait croire superficiellement qu’un égoïste est fondamentalement solitaire mais c’est tout le contraire que soutient Hume en affirmant que la vie en communauté nous permet de satisfaire nos appétits en en limitant l’amplitude, ou plutôt en orientant notre inclination à accroître nos biens vers une satisfaction mesurée plutôt que vers des ambitions déraisonnables, mais moins déraisonnables en elles-mêmes que déraisonnables en tant que « non productives », non réalisables.
La nécessité de refréner nos passions ne nous est donc aucunement imposée par la morale, la pitié ou une certaine idée du « bien collectif » mais plutôt par cet intérêt pratique, immédiat qui consiste à leur donner une véritable satisfaction. Nous ne vivons pas en société par altruisme, pour aider notre prochain, mais bel et bien par intérêt. L’une des visées les plus importantes de ce texte est, pour Hume, de substituer à la question du bien et du mal que l’on appliquerait à la société (est-il bien ou mal de vivre en société ?) l’évidence de l’utile. L’opposition à Rousseau est donc encore plus frontale car le philosophe français ne cesse de dénoncer la société comme cause de la méchanceté des hommes. Ce n’est pas du tout que Hume affirme, contre Rousseau, que la société est bonne, mais c’est plutôt que la question ne se pose pas. Tout être humain naît avec des appétits et la société lui permet de les satisfaire à double titre, en produisant des biens d’abord, en les rendant réalisables ensuite par l’effet de limitation qu’engendre la cohabitation des intérêts personnels.

On pourrait dire en un sens que la société tient toute entière dans le désir d’accroître ses richesses, dans la production des biens économiques en tant que ce désir s’active, dans l’action de faire droit aux appétits des autres en tant que ce désir, de lui-même, se réprime. Le problème du bien et du mal appliqué à l’origine de la société est à tous égards un faux problème, une erreur de perspective. Ce n’est pas en tant que nous sommes bons ou méchants que nous créons la société mais parce que nous sommes pragmatiques (qualité britannique par excellence) que nous l’avons organisée. Cette intrication entre l’intérêt personnel et la vie en société est tellement évidente qu’il suffit de voir pour la comprendre à quel point c’est en fonction du jugement qu’ils portent sur l’intérêt personnel que les philosophes estiment bonne ou mauvaise la propension de l’être humain à s’associer. Ainsi, si Rousseau condamne la société c’est parce qu’il juge défavorablement la passion du gain, mais pour Hume, la vérité est qu’ « il y a » la passion du gain et conséquemment qu’ « il y a » la société. Cela n’est aucunement affaire  de jugement moral mais simplement d’observation des faits et des passions humaines.

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