samedi 18 janvier 2014

Explication du texte de David Hume: "Il est certain qu'aucune inclination..." - La société et le "moyen oblique" de satisfaire les passions


Considérons donc l’être humain comme une nature sur laquelle s’exerce l’influence de forces diverses. L’esprit humain n’est pas affecté de passions telles qu’en lui la bienveillance pourrait combattre avec succès l’avidité. On peut s’étonner, en effet, de trouver sous la plume d’un philosophe sceptique, l’expression : « il est certain » puisque un sceptique est un penseur pour qui, précisément « rien n’est certain », mais cette certitude s’appuie moins sur un jugement que sur une observation. Tout est affaire d’arrangements et de nécessités plutôt que de valeurs et de « grands sentiments ». la question n’est vraiment pas ici de savoir ce « qu’est » la nature humaine (bonne ou mauvaise) mais comment, en elle se sont intriqués des influences et des circonstances. Le « traité de la nature humaine » d’où est extrait ce passage a été publié en 1739 – 1740. La révolution française n’a pas encore eu lieu mais, de toute façon, nous sommes très éloignés ici de la philosophie des Lumières et de tout ce que celle-ci suppose de référence à l’homme en tant que valeur. Faire de l’humanité un critère de droit et poser que tout être humain, du simple fait de son statut d’être humain, a des droits, indépendamment de son origine sociale, est un postulat qui ne peut pas partir d’un autre principe que celui de la nature active, volontaire, constituante, législatrice de l’être humain.

 Ainsi pour Kant, l’homme a bien une sensibilité, mais aussi une raison et c’est sur sa nature d’être raisonnable qu’il convient de fonder non seulement sa spécificité, mais aussi et surtout sa liberté. L’homme est bien soumis à des passions mais, puisque il est aussi doté de raison, il est capable de subjuguer (mettre sous le joug) ces motivations d’ordre pulsionnel et égoïste à l’impératif catégorique : « Fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle. »
Dés lors notre aptitude à vivre ensemble et à constituer une société dans laquelle chaque membre accepte de se soumettre aux lois vient en première instance de ce que chacun de nous est, de plein droit, un législateur, un individu porteur d’un idéal de vie universel qui peut parfois, voire très souvent, céder, mais qui sait bien en fin de compte que c’est en se niant en tant qu’homme qu’il laisse ainsi de temps en temps triompher ses passions égoïstes et intéressées sur l’évidence de la loi morale, laquelle se trouve « en nous » (« le ciel étoilé au-dessus de moi, la loi morale en moi »).
Que l’homme soit ainsi fondamentalement « législateur » induit sa nature « constituante », c’est-à-dire principiellement activiste, consciente et raisonnable. Or, le postulat de l’efficience constituante de l’être humain s’oppose totalement au projet ainsi qu’à toute la philosophie empiriste de Hume qui s’intéresse à tous ces processus par l’influence desquels la nature humaine est constituée. Ce n’est donc pas parce que l’homme est homme (c’est-à-dire libre et raisonnable) qu’il y a la société mais c’est parce qu’il y a de l’arrangement entre du social et du passionnel qu’il y a « de l’homme ».
Nietzsche est le philosophe de la généalogie mais avant lui déjà Hume avait posé les premiers jalons de l’histoire et de l’enquête comme méthode. Concernant cette question de la constitution de la société, que pourrions-nous poser à partir de la simple et stricte observation de ce que l’être humain « est » ?
(Il convient ici de bien réaliser tout ce que l’utilisation du verbe « être » recèle d’ambiguité. Si par exemple, je dis que l’homme « est » égoïste. Est-ce un jugement par le biais duquel j’assigne un qualificatif à un sujet législateur, ou une observation par laquelle je me contente de relever la présence d’une tendance dans une réalité constituée ? On mesure à quel point dans le premier cas, on pointe vers un penchant qui entre en contradiction avec ce que l’homme « devrait » être, soit altruiste, alors que dans le second on essaie simplement de voir ce « qu’il y a » dans cette nature comme le ferait un anatomiste lors d’une dissection. De quoi l’être humain est-il constitué, étant entendu qu’il n’y a aucune raison qu’il soit autre chose que constitué (empirisme) alors que pour Kant tout jugement porté sur l’homme part d’une définition dans laquelle il est d’emblée situé lui-même comme législateur, c’est-à-dire juge, au regard de quoi l’égoïsme est un vice dont il se rend coupable.)
Il n’est donc aucunement question de partir d’un « statut » de l’être humain, d’un principe, d’une sorte de « clause » qui l’instituerait d’emblée comme étant ceci ou cela (le problème, en effet, de toute philosophie des Droits de l’homme réside dans le fait que c’est « de droit » que l’homme est un être de droit, et qu’on se situe dés le départ dans un ordre qui est toujours celui du devoir être, c’est-à-dire indépendant de ce qui est – Toute institution née de cette inspiration « idéale » devrait y réfléchir)

L’homme est, pour Hume, un rapport de forces, au sens propre, c’est-à-dire qu’il une nature dans laquelle des forces entrent en rapport. De ce fait, tout est en lui affaire de dosage, d’équilibre, de proportions et de quantité. Plutôt que de rentrer dans cette question de l’origine de la société avec les gros sabots de « celui qui sait » et surtout qui assigne ou qui assène de façon comminatoire des qualificatifs : bon, méchant, généreux, égoïste, il nous faut mesurer des impacts, évaluer des influences, sonder des processus et non instruire une affaire comme si nous étions au tribunal. Le champ lexical de la quantité, de la « variable » et de la graduation est ici notable. Il n’est affaire que de « contrebalancer », de percevoir ce qui « attise » ou ce qui « réfrène », ce qui manifeste des efficiences de contrôle, d’orientation, de modification, comme si l’être humain ne consistait qu’en un chiffrage, qu’en un processus de modulation. Nous avons l’impression que l’homme est comme ces métaux conducteurs que traverse un courant électrique. Ils ne sont pas la source d’énergie mais consistent dans le débit plus ou moins important de leur capacité à se laisser irradier par un flux.
L’amour du gain et la cohabitation avec nos semblables au sein d’une société ne se contredisent pas mais entrent en rapport, et loin que ce rapport marque la violence entre deux « notions », entre deux idées générales opposées par leur sens : l’égoïsme contre la générosité, elle se révèlent compatibles au regard de la réalité dans laquelle elles se manifestent (et cela de façon exclusive, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’autre valeur que « réelle »). Se pourrait-il après tout que l’égoïsme et la générosité loin d’être des sentiments de natures distinctes, voire opposées, soient seulement des degrés différents sur une même échelle, celle de la relation à Autrui ?
Le mot « homme » n’est jamais utilisé en tant que sujet d’une action dans le texte  tout simplement parce que la nature humaine ne pointe ici qu’en se dessinant au fil de tout un jeu de variables requérant de notre part une grande sensibilité aux nuances. Il existe quantité de données tenant à la fois de la nature et des circonstances, comme on le dirait d’un champ magnétique traversé de magnitudes plus ou moins fortes. Ce rapport de forces est donc défavorable à la bienveillance de l’homme à l’égard de ses semblables, non pas que l’homme soit incapable de générosité mais c’est seulement une affaire de quantité dans le champs de force instauré par le flux des passions et l’efficience d’une puissance d’aimantation au sein d’une société fondée sur la famille, c’est-à-dire sur le désir de procréer et d’élever ses enfants.

Nous sommes maintenant en mesure de saisir le mouvement de la démonstration de l’auteur. Hume décrit ce rapport de forces dans lequel la passion du gain ne se trouve contrariée par aucun « contre pouvoir ». La puissance de cette force d’attraction est telle qu’elle ne fait que s’accroître au fur et à mesure qu’elle se satisfait. Plus nous possédons plus nous nous donnons les moyens de posséder davantage. Mais ce penchant n’est pas suffisamment aveuglé qu’il ne puisse éprouver à quel point il est « raisonnable », pour son intérêt qu’il se réfrène de lui-même plutôt qu’il se libère. Mais d’où viendrait cette raison, puisque Hume, contrairement à Kant ne postule pas l’existence de cette faculté comme inhérente à son statut d’être libre et « de droit » ? Précisément dans la capacité dont il était question précédemment, l’intelligence autorisant un homme à se donner les moyens de satisfaire ses appétits et de le faire au gré d’un rythme exponentiel n’est pas différente de celle qui lui permet de comprendre à quel point la société, c’est-à-dire la cohabitation avec d’autres appétits que moi, est aussi et seulement la condition même de la production de richesses. Le fait que nous désirions sans cesse plus de richesse ne nous rend pas assez stupides pour nous empêcher de voir qu’il n’y a de richesse que dans la société. Comment, en effet, un appétit pourrait-il se déclarer ailleurs que dans le milieu au sein duquel se constituent les objets convoités par cet appétit ?

Par conséquent la passion de l’intérêt personnel qui constitue une tendance fondamentale de la nature humaine n’entre jamais en contradiction avec la constitution de la société. En tant qu’elle se réfrène elle rend possible le partage des richesses et le respect des biens de chacun et en tant qu’elle s’assouvit elle participe et s’active dans la production de ces mêmes biens. On ne distingue pas dans cette intrication le moindre espace dans lequel un jugement moral pourrait s’insinuer. Les philosophes qui défendent ou critiquent la société tombent sans s’en rendre compte dans le même vice de procédure. Ils ne s’aperçoivent pas qu’ils tournent en rond : si je juge bonne la passion du gain, je jugerai nécessairement favorablement la société puisque les deux ne font que s’impliquer l’une l’autre, et il en va de même pour le jugement négatif. Rousseau critique la société parce qu’il s’élève moralement contre l’appât du gain, mais il n’y a, au sens propre pas « lieu » de le faire, tout simplement parce qu’il n’y pas d’autre réalité humaine que « là », prise et constituée dans ce processus, dans ce jeu d’influences du passionnel et du social. La réflexion de Hume est marquée par le désir de parler enfin de l’homme tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Juger que les hommes ont créé la société par bonté ou par vice cela revient à juger cela même à partir de quoi on juge. Il n’est pas « bien » que l’homme ait fait la société parce que c’est dans et par le social que l’homme se fait homme. Cela n’est pas « mal » non plus. C’est le produit de l’expérience et de l’habitude.

Ce qui, à bien des égards, rend la lecture des principaux philosophes anglais plus « reposante » que celles des philosophes allemands ou français, c’est son humilité, son pragmatisme. Il n’est pas question de monter sur les grands chevaux des principes et des valeurs pour qualifier la nature humaine. Il suffit de prêter intention à des processus sociaux et à des influences physiques. C’est dans cet esprit que nous devons interpréter le passage crucial du texte : « Or, la moindre réflexion doit nécessairement donner lieu à cette modification, puisqu'il est évident que la passion est beaucoup mieux satisfaite quand on la réfrène que lorsqu'on la laisse libre, et qu'en maintenant la société, nous favorisons beaucoup plus l'acquisition de possessions qu'en nous précipitant dans la condition de solitude et d'abandon qui est la conséquence inévitable de la violence et d'une licence universelle »
Ce qui fonde cette réflexion n’est rien moins qu’un bon sens « premier ». Là où la morale ne nous est d’aucun secours contre l’égoïsme, la simple prise en compte de l’évidence, le « sens de la réalité » et l’attention portée à la satisfaction de son intérêt nous fournissent tous les instruments nécessaires à la formation d’un remède, d’un artifice grâce auquel la société s’installe sur un fondement durable et sûr et parvient à vaincre les dommages susceptibles d’être engendrés par l’égoïsme : 
« En effet, quand les hommes, en raison de leur première éducation dans la société, ont pris conscience des avantages infinis qui résultent de celle-ci, qu’en outre ils ont acquis une nouvelle disposition à la compagnie et à la conversation et qu’ils ont observé que les principaux troubles de la société naissent des biens appelés extérieurs, de leur indépendance et de la facilité de leur passage d’une personne à une autre, ils cherchent nécessairement un remède en établissant ces biens, dans la mesure du possible, à égalité avec les avantages fixes et constants de l’esprit et du corps. Ce qui ne peut se faire d’autre manière que par une convention conclue par tous les membres de la société pour conférer de la stabilité à la possession des biens extérieurs et laisser chacun jouir en paix de ce qu’il peut acquérir par chance ou par industrie. De cette manière, chacun sait ce qu’il peut posséder en toute sécurité ; les passions sont limitées dans leurs mouvements partiaux et contradictoires. »

Toute personne de bons sens vivant en société mesure immédiatement tout ce qu’elle gagne à ce mode de vie collectif, et, une fois saisie l’origine des troubles menaçant la vie communautaire, souscrit à une convention que l’on pourrait presque dire implicite tant l’esprit de concorde qui la motive s’impose à chacun avec la force de l’évidence la plus simple et la plus impérative. Voler les biens extérieurs de son prochain n’est pas à proprement parler « mal » mais plutôt « gênant » socialement anti-productif. Que chacun puisse comprendre à quel point la satisfaction des biens qui lui reviennent de par son travail, ou parce qu’on les lui a donné est absolument assurée alors que la jouissance des biens qui l’a volé est incertaine et susceptible d’être réprimée ou interdite permet à la société de tenir. La notion de propriété privée n’est ni naturelle, ni perverse (Rousseau). Elle est le fruit de la notion de Justice, elle-même étant produite par ce « remède » qui tient à la fois de la convention, de l’expérience et de l’habitude. Ce n’est pas parce que l’homme est juste que la société a imposé à chacun le principe de sécurisation de ses biens propres, c’est parce que la société est profitable que chacun a bien compris qu’il fallait mettre en œuvre  des règles de bon sens permettant à la vie organisée en communauté de "tenir".

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