vendredi 28 octobre 2016

"Ne sommes-nous liés que par de l'Interdit ?" - La distinction Tabou / Interdit


Il est possible de définir la notion d’Interdit de différentes façons. Il a déjà été fait mention de la distinction Interdit / Interdiction ainsi que du détour par cet autre sens du mot interdit qui désigne le fait d’être stupéfait, interloqué (et nous nous sommes rendus compte que c’était bien autre chose qu’un détour). Il est également possible de distinguer Interdit et Tabou. Cette différence est à la fois fondamentale et méthodologiquement piégeuse parce que d’une part, dans ce sujet, il semble clair que la question concerne aussi les tabous : « ne sommes-nous liés que par des tabous ? » (ce serait vraiment dommage de ne pas envisager cette question), d’autre part et corrélativement, ces deux notions recoupent des réalités distinctes et indissociables, ne serait-ce que d’un point de vue chronologique. Dans l’histoire, les interdits ont probablement succédé aux tabous (peut-être pourrions-nous dire que les commandements dans les trois religions monothéïstes ont assuré le rôle de courroie de transmission entre les tabous et les interdits).

Mais en quoi le Tabou se distingue-t-il conceptuellement de l’Interdit ? Dans le tabou, il y a quelque chose de sacré. Il existe des actes, des lieux, des corrélations de temps et d’attitudes dont il est « posé » que nous ne pouvons les effectuer sans devenir immédiatement autre chose qu’un humain. L’inceste est davantage un tabou qu’un interdit. Aujourd’hui encore, l’inceste n’est pas puni en tant que tel, il peut être traité comme un crime dés lors qu’il est assimilé à un viol ou à un acte de pédophilie, mais ce n’est pas la relation sexuelle entre membres d’une même famille qui se retrouve alors définie comme un délit. Commettre l’inceste, au sens strict, ce n’est donc pas violer la loi, c’est se situer à part du genre humain, accomplir quelque chose qui se situe « hors norme », qui fait de nous un Dieu ou un animal et peut-être les deux. Dans l’Egypte ancienne, les pharaons, descendants directs du ciel, étaient unis à leurs sœurs. Le fait de briser un tabou nous place dans une situation au sein de laquelle nous ne sommes plus des sujets de droit. 
La scène finale de Festen est tout-à-fait claire dans cette perspective. Le Père, dont l’acte est enfin attesté, n’a plus d’autorité, ni de « lien ». Ces paroles « n’impriment plus » sur ce fond d’une écoute, d’une bienveillance, d’une attention humaines. Il a brisé le lien de tous les liens et sort de la célébration de son anniversaire pour aller, au sens propre, dans un « No man’s land », dans une zone indéfinissable, non-humaine, dans laquelle même son épouse pourtant complice, ne peut le suivre.


Par contre, le fait de violer un interdit nous rend, en un sens, justiciables, punissables, donc toujours inclus dans la communauté des hommes. Si nous payons des amendes, passons un séjour plus ou moins long en prison c’est bien que les lois de notre juridiction nous présupposent une certaine capacité de rédemption, de compréhension de notre acte et de guérison de notre inclination à l’illégalité. Dans le Tabou comme dans l’Interdit, une zone d’exclusion est délimitée mais ce n’est pas du tout la même et celle qui relève du premier est incroyablement plus notable, violente et irrévocable que la seconde. Briser un tabou, c’est se mettre à part d’une collectivité pour n’être reconnu par aucune autre ; c’est aussi enfreindre du sacré, c’est-à-dire contrarier un « principe », une « évidence » dont on ne peut « naturellement » éprouver la nécessité. Toute la question ici, par exemple, est de savoir si le dégoût que nous ressentons pour l’inceste vient de notre éducation ou d’une sorte d’intuition innée, de répulsion native, naturelle à la seule idée de cet acte. En d’autres termes, il y a quelque chose dans la violation du Tabou qui représente pour la plupart d’entre nous un acte incompréhensible. Dans Festen, Christian dit à son père qu’il n’a jamais compris pourquoi il le faisait.


Enfreindre une loi, par contre, est parfaitement compréhensible. Si je vole de l’argent, tout le monde saisit bien pourquoi et, en un sens, partage le sens de ma motivation tout en réprouvant l’acte. On s’exclue donc des « bons » citoyens en violant la loi, mais on ne s’exclue pas à jamais de la citoyenneté. C’est même le contraire puisque l’on a des comptes à rendre à la société.

Pour le sujet, cette distinction nous permet de faire la différence entre la thèse selon laquelle nous ne serions liés que par des tabous et celle selon laquelle nous ne serions réunis que par des interdits. Ces deux questions différentes révèlent toutefois un même processus : ne pouvons-nous constituer un groupe qu’en excluant un certain type de comportement dont la désignation, la stigmatisation et le bannissement nous définiraient, nous négativement, comme membres à part entière d’un collectif : celui des êtres humains pour le Tabou, celui des bons citoyens pour l’interdit ?
Cette distinction est vraiment fondée méthodologiquement car autant l’interdit, la loi, le commandement se caractérisent identiquement comme neutralisation de l’action par de la diction, de l’explicite culturel, autant le tabou, lui, se définit comme neutralisation de l’action par de l’implicite naturel ou sacré (pas religieux). Dans la genèse, le fruit défendu n’est pas tabou, il est interdit (puisque « Dieu dit »). Cette différence est fascinante : quand on perçoit dans un groupe l’efficience de certains tabous, de choses qui « ne se font pas », ce n’est pas le fait de les dire qui permet de les respecter, mais celui de les pressentir. Le « gentleman » s’abstient par exemple de demander son âge à une femme mûre non pas parce qu’on lui a dit de ne pas le faire, mais parce qu’il est fondamentalement « gentleman », c’est-à-dire qu’il détient toutes les clés du « code », du "savoir-vivre". 
Cette considération nous permet de définir une troisième possibilité de réponse à la question posée : 1) peut-être sommes nous naturellement liés 2) peut-être ne sommes-nous liés que par des interdits (culture) ou des tabous (nature) 3) peut-être ne sommes-nous liés, comme le gentleman que par cette étrange sensibilité à tels ou tels signes, lesquels nous renverraient à certains codes au travers desquels quelque chose de notre « style », de notre idiosyncrasie, c’est-à-dire de notre particularité native s’exprimerait, se réaliserait avec bonheur (ou pas, mais de toute façon nous n’aurions pas le choix parce que ce serait nous-même).

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