lundi 3 octobre 2016

"Peut-on dire de l'homme qu'il est une machine à vivre ?" - Textes

 
« J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps – ce qui les rendra muets.
« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
Mais l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : « Je suis tout entier corps, et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une partie du corps. »
Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un état de paix et de guerre, un troupeau et son berger.
Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison.
Tu dis « moi », et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison ; il ne dit pas mot, mais il agit comme un moi.
Intelligence et esprit ne sont qu’instrument et jouets ; le Soi se situe au-delà. Le Soi s’informe aussi par les yeux de l’intelligence, il écoute aussi par les oreilles de l’esprit.
 Le Soi est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il détruit. Il règne mais il agit comme un Moi.
Par-delà tes pensées et des sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans l’essence même de ta sagesse. Et qui sait pourquoi ton corps a besoin de l’essence de ta sagesse ? »
                                                                     
                                   F. Nietzsche (1844 – 1900) – Ainsi parlait Zarathoustra

(Quelques mots d’explication : ce passage de l’œuvre de Nietzsche « Ainsi parlait Zarathoustra » prend clairement parti dans la querelle entre les partisans de la distinction de l’âme et du corps (Malebranche, Descartes) et les défenseurs de l’union de l’un et de l’autre (Spinoza). L’âme, c’est le corps : voilà ce que Nietzsche affirme ici (du côté des seconds cités, donc) mais il le fait d’une façon beaucoup plus subtile que La Mettrie. Il ne s’agit pas de ramener toute pensée, tout sentiment, à une sensation du corps mais de réaliser à quel point notre corps est en lui-même la manifestation d’un Soi qui s’oppose à notre moi. La Mettrie nous parlait de notre corps individuel, mais l’idée selon laquelle nous sommes corps « et » âme prend encore plus de relief quand nous comprenons que le fait que nous ayons un corps n’est évidemment pas de notre fait, mais de celui du Soi, instance qu’il s’agit de distinguer radicalement de Dieu évidemment mais aussi de la nature. Nous existons en Soi en tant que corps avant d’être un moi avec une âme. La prise de position de Nietzsche est totalement contraire à celle de Descartes et principalement au « je pense donc je suis ». Ce n’est pas du tout parce que je pense que j’existe mais « penser, exister, avoir un corps » : c’est « tout un » et cette simultanéité n’est aucunement le résultat d’un élan qui serait celui du moi mais l’effectuation d’un Soi, c’est-à-dire d’un jeu de forces constant, impersonnel, anonyme et chaotique au gré duquel tout se fait, se défait. Le « Soi » c’est un « ça va » perpétuel, un flux de forces qui « va » et entraîne absolument tout dans la dynamique de son devenir. On peut dire de l’homme qu’il est, pour Nietzsche « machiné » dans le mouvement incessant de cette puissance. Celle-là même que Schopenhauer désigne par le terme de « Vouloir-Vivre », et Nietzsche a beaucoup lu Schopenhauer. L’homme est donc, en ce sens, une machine du « vouloir-vivre », c’est-à-dire du Soi)





« Notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissons l'origine, et de ces résultats de pensées dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien voir par la conscience tout ce qui se passe en nous en faits d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés (1). Or, nous trouvons ce gain de sens et de cohérence une raison pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis avec ce succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. »                     
                      Sigmund Freud (1856-1939) -  Métapsychologie
(1) « Si nous interpolons les actes inconscients inférés » : Freud veut dire aussi que nous ne pouvons expliquer les rêves, les lapsus, les actes manqués (oublier quelque chose, se tromper de porte, etc.) mais aussi la plupart de nos comportements conscients en leur donnant comme seule origine notre conscience. Il faut nécessairement supposer en nous l’existence d’une pensée « obscure », dissimulée qui œuvre sans être saisie par le sujet. Quand je dis un mot à la place de celui que je voulais dire, c’est bien ma bouche qui a parlé mais pas ma conscience. Il faut donc qu’il y ait de l’inconscient en moi. Cela peut nous sembler évident mais si nous y réfléchissons, l’existence de notre inconscient est toujours soumise à caution, l’objet de remises en cause possibles parce que le simple fait d’être évoqué rend cet inconscient…conscient, comme une excuse que nous inventerions pour échapper à la responsabilité de nos actions.



« C'est seulement par la coutume que nous sommes déterminés à supposer le futur en conformité avec le passé. Lorsque je vois une boule de billard se mouvoir vers une autre, mon esprit est immédiatement porté par l'habitude à attendre l'effet ordinaire, et il devance ma vue en concevant la seconde bille en mouvement. Il n'y a rien dans ces objets, à les considérer abstraitement et indépendamment de l'expérience, qui me conduise à former une conclusion de cette nature : et même après que j'ai eu l'expérience d'un grand nombre d'effets répétés de ce genre, il n'y a aucun argument qui me détermine à supposer que l'effet sera conforme à l'expérience passée. Les pouvoirs par lesquels agissent les corps sont entièrement inconnus. Nous percevons seulement leurs qualités sensibles : et quelle raison avons-nous de penser que les mêmes pouvoirs seront toujours unis aux mêmes qualités sensibles.
Ce n'est donc pas la raison qui est le guide de la vie, mais la coutume. C'est elle seule qui, dans tous les cas, détermine l'esprit à supposer la conformité du futur avec le passé. Si facile que cette démarche puisse paraître, la raison, de toute éternité, ne serait jamais capable de s'y engager. »
                                                        Hume, Traité de la nature humaine (1738)


« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré ».

            A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1818)




« Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent à certains tableaux, que l’on montre assez ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de la perspective. La première vue ne vous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble ou l’essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l’ouvrage d’une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser d’une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n’y avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C’est, ce me semble, Messieurs, une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu’en le regardant par un certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre ».
                                                                                             Bossuet (1627 – 1704)

(Bossuet nous parle ici des « anamorphoses », c’est-à-dire d’un genre de peinture pratiqué au 17e siècle, notamment par Holbein (« les ambassadeurs »). Il consiste à recouvrir une toile de motifs et de volumes apparemment chaotiques, informes mais qui vus sous un certain angle représentent une figure bien déterminée. Parfois, un cercle placé au centre de la toile désignait l’endroit auquel il s’agissait de maintenir droit un miroir en forme de cylindre afin de faire apparaître le tableau dans le reflet. Les anamorphoses sont donc des tableaux à clé et l’image utilisée par Bossuet consiste à les rapprocher de notre lecture du monde. Celui-ci nous semble désordonné, terrifiant, absurde, à tel point que nous avons du mal à y discerner la « main de Dieu », mais Bossuet soutient qu’il nous manque « le bon angle » ou le bon miroir, parce que nous ne pouvons pas le voir (nous ne sommes pas Dieu))



« L’anorexique se compose un corps sans organes avec des vides et avec des pleins. Alternance de bourrage et de vidage : les dévorations anorexiques, les absorptions de boissons gazeuses. Il ne faudrait même pas parler d’alternance : le vide et le plein sont comme les deux seuils d’intensité, il s’agit toujours de flotter dans son propre corps. Il ne s’agit pas d’un refus du corps, il s’agit d’un refus de l’organisme, d’un refus de ce que l’organisme fait subit au corps. Pas du tout régression, mais involution, corps involué. Le vide anorexique n’a rien à voir avec un manque, c’est au contraire une manière d’échapper à la détermination organique du manque et de la faim, à l’heure mécanique du repas. Il y a tout un plan de composition du corps de l’anorexique (…) L’anorexie est une politique, échapper aux normes de la consommation, pour ne pas être soi-même un objet de consommation. C’est une protestation féminine, d’une femme qui veut avoir un fonctionnement de corps et pas seulement des fonctions organiques et sociales qui la livrent à la dépendance. »
                                           Gilles Deleuze et Claire Parnet – Dialogues (1996)

(Gilles Deleuze renouvelle totalement l’interprétation de trouble comme l’anorexie. Et cette autre perspective utilise la notion de « machine », mais en un sens qui l’oppose complètement à la notion de soumission ou de contrainte telle qu’elle est utilisée habituellement. La « machine » n’est pas un dispositif inhumain qui fonctionnerait aveuglément et « bêtement » en fonction d’un programme prédéterminé. Elle s’oppose totalement à cette définition qui correspondrait plutôt à un « mécanisme ». L’idée selon laquelle notre corps serait exclusivement « organique » revient à le rapprocher d’un mécanisme comme Descartes nous invite à le penser notamment à l’égard du corps des animaux (qui, selon lui, est dépourvu d’âme, d’esprit). L’anorexique fait de son corps autre chose : une machine, c’est-à-dire un voisinage d’éléments indépendants les uns des autres, un peu comme certains artistes créaient dans l’entre-deux-guerres des « machines surréalistes » (Marcel Duchamp – Max Ernst – Salvador Dali). Il s’agit de s’inventer un rapport au corps qui ne soit plus soumis au rythme imposé par les usages ou par la faim. Il n’est plus question de vivre, ni de survivre mais « d’exister » dans une marge de manœuvres qui prend le risque de la mort, de façon à ce que « même là », c’est-à-dire dans une fonction que l’on a tendance à considérer comme absolument vitale, notre être pouvait imposer une signature, une présence, un style. Faire du corps une machine à révéler un style : c’est de cette façon que l’anorexie, entre autres troubles, peut, selon Deleuze, s’expliquer autrement que suivant les canons Freudiens de la Psychanalyse ).


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