mercredi 11 octobre 2017

"Peut-on se satisfaire d'être aimé(e)?" - Textes


Texte 1 de Jean-Jacques Rousseau extrait de « les confessions ».
« Elle vint, je la vis, j’étais ivre d’amour sans objet, cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle, je vis ma Julie (la nouvelle Héloïse) en Mme d’Houdetot, et bientôt, je ne vis plus que Madame d’Houdetot mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d’orner l’idole de mon cœur. Pour m’achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour ! En l’écoutant, en me sentant auprès d’elle, j’étais saisi d’un frémissement délicieux que je ‘n’avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m’intéresser à ses sentiments quand j’en prenais de semblables ; j’avalais à longs traits la coupe empoisonnée dont je ne sentais alors que la douceur. Enfin, sans que je m’en aperçusse et sans qu’elle s’en aperçût elle m’inspira pour elle-même tout ce qu’elle exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien plus tard brûler d’ne passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le cœur était plein d’au autre amour ! Malgré les mouvements extraordinaires que j’avais éprouvé auprès d’elle, je ne m’aperçus pas d’abord de ce qui m’était arrivé : ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de plus pouvoir penser qu’à Mme d’Houdetot (…) Ah ! Si j’avais tardé si longtemps à sentir le véritable amour, qu’alors mon cœur et mes sens lui payèrent bien l’arrérage (les arriérés), et quels sont donc les transports qu’on doit éprouver auprès d’un objet aimé qui nous aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils ?
Mais j’ai tort de dire un amour non partagé ; le mien l’était en quelque sorte ; il était égal des deux côtés, quoi qu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre ; elle pour son amant, moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l’un de l’autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu’il était impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose ; et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment, et moi je proteste, je jure que si quelque fois, égaré par mes sens j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. La véhémence de la passion la contenait par elle-même. Le devoir des privations avait exalté mon âme. L’éclat de toutes les vertus ornait à mes yeux l’idole de mon cœur, en souiller la divine image eut été l’anéantir. J’aurais pu commettre le crime. Il a cent fois été commis en mon cœur, mais avilir ma Sophie !  Ah cela se pouvait-il jamais ! Non, non je lui ai cent fois ; eussé-je été le maître de me satisfaire, sa propre volonté l’eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts moments de délire, j’aurais refusé d’être heureux à ce prix. Je l’aimais trop pour vouloir la posséder. »

(Il y a plusieurs passages dans ce texte qui concernent plus spécifiquement le sujet : d’abord la mention « ivre d’amour sans objet », Rousseau qui nous dira plus tard être tomber amoureux de « sa Sophie » évoque ici un sentiment sans horizon, sans objet assigné. Est-ce l’authenticité du sentiment amoureux que de n’avoir pas une personne en vue ? Ensuite, il apparaît clairement que Rousseau aime sans être aimé, en retour mais il évoque un « quelque chose » où se mêlent les deux amours de Sophie pour son amant et du sien pour Sophie, comme si seul, aimer comptait. Enfin, Rousseau souligne l’absence de désir sexuel à l’égard de Sophie : « je l’aimais trop pour vouloir la posséder » il semble ainsi suggérer que Sophie avait de quoi être satisfaire d’être aimée de lui, de cette manière. Il évoque une sorte de pureté amoureuse exempte de rapports charnels, comme le véritable amour était d’autant plus authentique qu’il ne rechercherait même pas la satisfaction sensuelle. C’est ce que l’on appelle « l’amour platonique ». Si l’on adhérait à ce que sous-entend ce passage, il faudrait en déduire que pour se satisfaire d’être aimé(e) il faudrait se réjouir de n’être pas physiquement désiré(e). Ce qui pose question. Mais en même temps, Rousseau utilise le terme de « possession », ce qui donne au débat un sens plus intéressant, sommes-nous vraiment aimé(e) tant que nous sommes réduits à être un objet ? Cette perspective va plus loin que celle de la sexualité)

Texte 2 de Romain Gary extrait de « clair de femme »
« - Il y a des mauvaises rencontres, c’est tout…On rencontre un type, on essaie de le rendre intéressant, on l’invente complètement on l’habille de qualités des pieds à la tête, on ferme les yeux pour mieux le voir, il essaie de donner le change, vous aussi, s’il est beau et con, on le trouve intelligent, s’il vous trouve conne, il se sent intelligent, s’il remarque que vous avez les seins qui tombent, il vous trouve de la personnalité, si vous commencez à sentir que c’est un plouc, vous vous dites qu’il faut l’aider, s’il est inculte, vous en savez assez pour deux, s’il veut faire ça tout le temps, vous vous dites qu’il vous aime, s’il n’est pas porté là-dessus, vous vous dites que ce n’est pas ça qui compte, s’il est radin, vous vous dites qu’il est nature, et vous faites des pieds et des mains pour nier l’évidence. Le problème du couple, c’est quand il n’est plus possible de s’inventer, l’un l’autre, et alors, c’est le chagrin, la rancune, la haine, les débris que l’on essaie de faire tenir ensemble à cause des enfants ou tout simplement parce qu’on préfère encore être dans la merde plutôt que de se retrouver seule. »
                                                            Clair de femme – Romain Gary
(Cet extrait de "Clair de femme" pourrait être lu comme la version moderne d'une constante de la littérature "anti romantique". On en trouverait l'origine dans ce passage du poème de Lucrèce (94 - 54 avt JC), le "de natura rerum" dans lequel le poète latin décrit les illusions que l'amour peut provoquer dans l'esprit "aveuglé" de celui qui aime:

N'absout pas, égaré par d'aveugles transports,
Les taches de l'esprit et les défauts du corps.
Loin de là ; les amants accordent à leurs belles
Mille perfections qui ne sont pas en elles.
Ainsi voit-on souvent le vice et la laideur
S'emparer de la vogue et captiver maint cœur.
Ceux-ci raillent ceux-là ; l'un crie à l'autre : « Apaise
Vénus de qui te vient cette chance mauvaise ! »
Sans voir le même vice en ses propres amours.
La fétide, la sale, est simple et sans atours.
La noire a le teint brun. Pour si peu qu'elle louche,
C'est Pallas aux yeux pers. Sèche comme une souche,
C'est une biche. Naine, on la dit faite au tour,
C'est une Grâce, un sel attique. Est-ce une tour?
Sa taille de géante est un port de déesse.
Bègue, elle hésite et manque un peu de hardiesse.
Taciturne, elle est digne. Elle s'en va mourir
D'étisie, elle tousse à n'en pouvoir guérir?
C'est une langueur tendre, une fleur délicate.
Brusque, ardente, jalouse, à toute heure elle éclate?
C'est un salpêtre. Est-elle obèse et toute en seins?
C'est la sœur de Cérès chère au dieu des raisins.
L'une a le nez camus des sylvains et des chèvres:
On la promeut faunesse ; une autre n'est que lèvres :
C'est le baiser vivant. Je n'en finirais pas !)


 
Texte 3 de Romain Gary extrait de « clair de femme »
(Yannik est une femme atteinte d’une maladie incurable qui adresse ce discours à son amant Michel. Elle lui adresse cette injonction, cet ordre de la retrouver ailleurs sous les traits d’une autre femme. Il faut en finir avec cette idée selon laquelle l’amour serait exclusif, l’essentiel est qu’une autre femme avec laquelle il pourra retrouver le lien qu’il avait tissé avec elle, soit aimée)
« Je suis obligée de te quitter. Je te serai une autre femme. Va vers elle, trouve-la, donne lui ce que je te laisse, il faut que cela demeure. Sans féminité, tu ne pourras pas vivre ces heures, ces années, cet arrachement, cette bestialité que l’on appelle si flatteusement : « le destin ». J’espère de tout mon amour que tu vas la rencontrer et qu’elle viendra au secours de ce qui dans notre couple ne peut pas mourir. Ce ne sera pas m’oublier ni « trahir ma mémoire », comme on dit pieusement chez ceux qui réservent leur piété à la mort et au désespoir. Non, ce sera au contraire une célébration, une permanence assurée, un défi à tout ce qui nous piétine. Une affirmation d’immortalité. Il faut qu’elle t’aide à profaner le malheur : nous lui avons témoigné, depuis des millénaires, assez de respect. Nous baissons trop humblement la tête devant ce qui nous traite avec tant d’indifférence et de barbarie. C’est pour moi une question de fierté féminine. Presque de survie. Une révolte, une sorte de lutte pour l’honneur, un refus d’être bafouée. Cette sœur inconnue, va à sa rencontre, dis-lui combien j’ai besoin d’elle. Je vais disparaître, mais je veux rester femme…»
                                                            Clair de femme – Romain Gary

Texte 4 de Ferdinand Alquié extrait de « le désir d’Eternité »

« Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé (selon Alquié, la passion ne se tourne que vers le passé), nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
     Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. »
Texte 5 de Sigmund Freud extrait de « la dynamique du transfert »

« Inviter la patiente, dès qu’elle a fait l’aveu de son transfert amoureux (sur l’analyste), à étouffer sa pulsion, à renoncer et à sublimer, ne serait pas agir selon le mode analytique, mais se comporter de façon insensée. Tout se passerait alors comme si, après avoir à l’aide de certaines habiles conjurations, contraint un esprit à sortir des enfers, nous l’y laissions redescendre sans ‘lavoir interrogé. Nous aurions ainsi ramené à la conscience des pulsions refoulées pour, à notre grand effroi, en provoquer à nouveau le refoulement. Il ne faudrait pas se méprendre sur les conséquences d’un tel procédé. Les discours sublimes, comme chacun sait, ont peu d’action sur les passions. La patiente n’en éprouvera que de l’humiliation et ne manquera pas d’en tirer vengeance.
En ce qui concerne l’analyse, satisfaire le besoin d’amour de la malade est aussi désastreux et aventureux que de l’étouffer. La voie où doit s’engager l’analyste est tout autre et la vie réelle n’en comporte pas d’analogue. Il doit se garder d’ignorer le transfert amoureux, de l’effaroucher ou d’en dégoûter la malade, mais également, et avec autant de fermeté, d’y répondre. Il convient de maintenir ce transfert, tout en le traitant comme quelque chose d’irréel, comme une situation qu’on traverse forcément au cours du traitement et que l’on doit ramener à ses origines inconscientes, de telle sorte qu’elle fasse resurgir dans le conscient tout ce qui, dans la vie amoureuse de la malade, était resté le plus secret et qui maintenant pourra aider cette dernière à le contrôler. Plus l’analyste donne l’impression d’être bien armé contre toute tentation, plus tôt il arrive à extraire de la situation son contenu analytique. La patiente, dont le refoulement sexuel n’est pas encore supprimé mais simplement repoussé à l’arrière-plan, se sent alors suffisamment en sécurité pour permettre à toutes ses possibilités amoureuses, à tous les fantasmes de ses désirs sexuels, à tous les caractères particuliers de ses aspirations amoureuses, de venir au jour et, à partir de ceux-ci, elle va d’elle-même trouver une voie vers les fondements infantiles de son amour.
Bien des analystes ont dû se demander, de façon analogue, de quelle manière il convenait de faire peu à peu admettre, à d’autres amoureuses moins violentes, le point de vue psychanalytique. L’analyste doit surtout insister sur le rôle indiscutable que joue la résistance dans cet « amour ». Un amour véritable rendrait la malade docile, augmenterait son empressement à résoudre les problèmes que pose son cas, et cela simplement parce que le bien-aimé l’exige. L’amoureuse s’engagerait volontiers dans la voie qui aboutit à l’achèvement de la cure pour mieux plaire au médecin et pour aménager une réalité où l’inclination pourrait trouver sa place. Au lieu de cela, la patiente se montre obstinée et indocile, se désintéresse totalement de son traitement et ne tient évidemment aucun compte des convictions justement fondées de son médecin. La résistance qu’elle manifeste prend la forme de l'amour et elle n’hésite même pas à placer l’analyste dans un cercle vicieux. En effet, si celui-ci, comme le devoir et la raison le lui commandent, refuse de céder à son amour, elle pourra se poser en femme dédaignée et, par ressentiment et désir de vengeance, renoncer à être guérie par lui, ainsi d’ailleurs qu’elle le fait déjà, du fait de ce prétendu amour.
Un second argument peut encore être opposé à l’authenticité de cet amour, le fait que rien, dans la situation présente ne le justifie. Ce n’est qu’un ensemble de répliques et de clichés de certaines situations passées et aussi de réactions infantiles. C’est ce que le médecin se fait fort de prouver par l’analyse détaillée du comportement amoureux de la malade.
Si l’on ajoute encore à ces arguments la dose nécessaire de patience, l’on réussit généralement à dominer cette difficile situation et à poursuivre le travail, après avoir, soit atténué soit « transposé » l’amour de la patiente. Il ne s’agit plus alors que de découvrir le choix objectal infantile et les fantasmes qui se sont tissés autour de lui. Pour bien faire comprendre les arguments dont je viens de parler, je tiens à les discuter ici. Mais représentent-ils réellement la vérité ? Y recourir, dans la dangereuse situation où nous nous trouvons, n’est-ce pas dissimuler et altérer cette dernière ? Autrement dit, l’amour qui devient manifeste dans le transfert ne mérite-t-il pas d’être considéré comme un amour véritable ?
Je crois que bien qu’ayant dit la vérité à notre patiente, nous ne lui avons pas dit toute la vérité, sans nous soucier beaucoup des conséquences. De nos deux arguments, le premier est le plus fort. Le rôle que joue la résistance dans l’amour de transfert est indéniable et très considérable. Toutefois ce n’est pas la résistance qui a créé cet amour ; elle le trouve déjà installé, l’exploite et en aggrave les manifestations. L’authenticité du phénomène n’est pas non plus entamée par la résistance. Notre second argument est bien plus faible. Il est exact que cet état amoureux n’est qu’une réédition de faits anciens, une répétition des réactions infantiles, mais c’est là le propre même de tout amour et il n’en existe pas qui n’ait son prototype dans l’enfance. Le facteur déterminant infantile confère justement à l’amour son caractère compulsionnel et frisant le pathologique. L’amour de transfert est peut-être d’un degré moins libre que l’amour survenant dans la vie ordinaire et réputé normal. On y décèle plus nettement les liens qui le rattachent à ses modèles infantiles et il se montre moins souple, moins apte à se modifier, mais tout cela n’a rien encore d’essentiel.
Alors à quels indices peut-on reconnaître l’authenticité d’un amour ? Serait-ce à son efficience, à sa façon d’imposer le but qu’il se propose d’atteindre ? L’amour de transfert ne le cède en rien, à ce point de vue, aux autres amours ; on a l’impression de pouvoir tout obtenir de lui.
En résumé, rien ne nous permet de dénier à l’état amoureux, qui apparaît au cours de l’analyse, le caractère d’un amour « véritable ». Son apparence peu normale s’explique suffisamment si nous songeons que tout état amoureux, même en dehors de la situation analytique, rappelle plutôt les phénomènes psychiques anormaux que les états normaux. Quoi qu’il en soit, l’amour de transfert présente quelques traits propres qui lui assurent une place à part : 1° C’est la situation analytique qui le provoque ; 2° La résistance qui domine la situation l’intensifie encore ; 3° Ne tenant que fort peu compte de la réalité il s’avère plus déraisonnable, moins soucieux des conséquences, plus aveugle dans l’appréciation de l’être aimé, que ce que nous attendons d’un amour normal. N’oublions pourtant pas que ce sont précisément ces caractères anormaux qui forment l’essentiel d’un état amoureux.

Texte 6 extrait de "la princesse d'Elide" de Molière (1622 - 1673)

 
La Princesse, Euryale, Moron, Arbate.


Moron
Seigneur, je vous donne avis que tout va bien. La Princesse souhaite que vous l’abordiez : mais songez bien à continuer votre rôle, et de peur de l’oublier ne soyez pas longtemps avec elle.



La Princesse
Vous êtes bien solitaire, Seigneur, et c’est une humeur bien extraordinaire que la vôtre, de renoncer ainsi à notre sexe, et de fuir, à votre âge, cette galanterie, dont se piquent tous vos pareils.



Euryale
Cette humeur, Madame, n’est pas si extraordinaire, qu’on n’en trouvât des exemples sans aller loin d’ici, et vous ne sauriez condamner la résolution que j’ai prise de n’aimer jamais rien, sans condamner aussi vos sentiments.
La Princesse
Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir.
Euryale
Je ne vois pas, Madame, que celles qui ne veulent point aimer, doivent prendre aucun intérêt à ces sortes d’offenses.
La Princesse
Ce n’est pas une raison, Seigneur, et sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d’être aimée.
Euryale
Pour moi je ne suis pas de même, et dans le dessein où je suis, de ne rien aimer, je serais fâché d’être aimé.
La Princesse
Et la raison ?
Euryale
C’est qu’on a obligation à ceux qui nous aiment, et que je serais fâché d’être ingrat.
La Princesse
Si bien donc, que pour fuir l’ingratitude, vous aimeriez qui vous aimerait ?
Euryale
Moi ? Madame, point du tout. Je dis bien que je serais fâché d’être ingrat : mais je me résoudrais plutôt de l’être, que d’aimer.
 

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