mardi 17 octobre 2017

"Peut-on se satisfaire d'être aimé(e)?" - Un exemple de plan détaillé


(Aucun des développements de cet article n’est à reprendre littéralement. Il s’agit seulement de proposer un exemple de plan détaillé sur ce sujet, sachant qu’il vous est demandé, pour le 06 novembre prochain, de glisser dans votre copie le plan détaillé que vous aurez suivi)


Problématisation du sujet   (attention : ce paragraphe ne constitue pas une introduction mais décrit le processus de questionnement dont on doit en effet retrouver le mouvement dans l’introduction entre deux autres étapes (1- amener le sujet et 3 – rédiger la problématique):   
 « Peut-on se contenter d’être l’objet d’un désir aimant ou amoureux ? » La notion de satisfaction revêt un sens bien particulier que l’on peut faire remonter à son étymologie : « satis (suffisamment, assez) ». Y-a-t-il dans le fait d’être aimé(e) de quoi nous suffire, de quoi nous gratifier d’un sentiment de contentement tel que nous n’aspirions à rien d’autre, une fois que nous l’avons acquis ? C’est précisément cette référence à un seuil d’autosuffisance dans les limites duquel rien ne serait plus à poursuivre, à espérer, qui pose vraiment question à l’égard d’un désir amoureux, puisqu’il est évident qu’un désir ne peut être assouvi. Comment pourrions-nous nous satisfaire, nous, d’être l’objet d’une attente dont la demande ne saurait être comblée ? Pouvons-nous nous réjouir pleinement, durablement, « suffisamment » d’être l’objet d’un espoir dont nous savons bien qu’il ne sera pas exhaussé, et cela indépendamment de la réponse que nous adressons à cette demande d’amour ? Est-ce « assez » que d’être aimé(e) sans que nous ayons, nous, à aimer en retour, à tenter de raisonner celle ou celui qui nous aime afin qu’il cesse de nous idéaliser, de se faire de nous une représentation totalement éloignée de la réalité, de se mentir à lui-même ? (finalement nous pouvons choisir d’articuler nos parties autour de cette interrogation : que faut-il que je sois pour me satisfaire d’âtre aimé(e), sachant, que la réponse peut être : un parfait idiot, ou un être narcissique (ce qui revient un peu au même). Les trois parties développeront en fait trois réponses différentes à cette question, la 1 : Moi-même, la 2 : un désir d’exister, la 3 : personne. La conclusion s’impose ainsi d’elle-même : on ne peut se satisfaire d’être aimé(e) qu’à la condition de réaliser à quel point l’amour que l’on nous porte nous vise et nous atteint tel que nous sommes. Mais que sommes-nous ? Rien, du moins rien de stable, de figé, d’identifiable.)

1) Etre aimé(e) pour soi-même : la distinction amour passion / amour-action et l’amour désintéressé  
Il peut sembler, dans un premier temps, difficile de résister à la tentation d’être l’objet d’une telle adoration, puisque elle nous renvoie de nous-même un portrait dont le moins que l’on puisse en dire est qu’il est avantageux. Mais jusqu’où pouvons-nous aller, nous, dans ce processus d’auto-persuasion au fil duquel nous finirions par nous identifier à cette « image » (eidôlon en grec, idolâtrie) ?
a) La dynamique nostalgique de l’amour passion (Ferdinand Alquié)
Ferdinand Alquié (texte 4), par la distinction qu’il opère, dans son livre : « le désir d’Eternité », entre l’amour-action et l’amour-passion, répond très précisément à cette question. Alors que l’amour-action se définit par l’attention réelle portée à l’altérité de la personne aimée, l’amoureux passionné ne se concentre, en réalité, que sur lui-même. Etre passionnément aimé(e) signifie en effet, que nous le sommes éperdument, en pure perte finalement, c’est-à-dire indépendamment de toute perspective d’avenir. Dans cette obsession aussi intense qu’irrationnelle, le passionné libère la nature même de son trouble, à savoir qu’il ne s’intéresse qu’à la dimension temporelle qui lui est définitivement impossible à changer, celle dans laquelle toute intervention est impossible (à moins qu’il puisse dépasser la vitesse de la lumière) : le passé. Nous ne sommes passionnés que par le passé, et comme nous n’avons aucun rôle à jouer dans le passé de la personne aimée, nous n’aspirons qu’à l’intégrer à notre passé, à en faire déjà de l’histoire ancienne. Chaque instant présent est bon à vivre mais seulement dans la mesure où nous enclenchons déjà un processus commémorial mortifère. De cet instant présent, seul la trace, le souvenir qu’il pourra en garder intéresse le passionné, parce qu’il pourra s’en enorgueillir, en gonfler son « ego ». Dom Juan ne multiplie pas ses conquêtes pour une autre raison que celle de les répertorier dans une sorte de mémorandum où seront consignées toutes ses aventures. On voit ainsi, dans l’opéra Dom Giovanni de Mozart, le séducteur dérouler le long parchemin de ses 1003 aventures.

b)  Se satisfaire d’un tel amour est narcissique
« Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne. »
Etre ainsi l’objet d’un amour passionné signifie, selon Alquié, qu’on est réduit à la fonction de relais entre l’aimant et son passé auquel il est exclusivement soucieux de nous intégrer comme simple moment de sa « chronique affective ». La gratification dont on se sent honorée est en réalité proportionnelle au peu de cas qu’il est fait de notre personne, laquelle n’est jamais réellement « ciblée »


c) L’amour passion comme symptôme (Freud et le transfert)
Cette description de l’amour-passion présente, à l’insu même de son auteur, des similitudes troublantes avec certaines analyses de Sigmund Freud insistant sur le complexe d’Œdipe. Quelques patientes  souffrent de symptômes dont l’origine semble révéler leur difficultés à se défaire de leur premier amour, celui qu’elles éprouvaient pour leur père. L’idée selon laquelle l’amour-passion serait un amour pathologique peut donc prise pour argent comptant. Chacun des dépositaires apparents de cet amour déçu parce qu’interdit, n’est donc à aucun moment considéré pour ce qu’il est, mais seulement comme substituts de l’amour paternel.

Transition : Toutefois, cet amour se distingue de l’amour-action, lequel se concentre au contraire, selon Ferdinand Alquié, sur l’être aimé et sur son futur. Il semble impossible de se satisfaire d’être aimé passionnément, ne serait-ce que parce que l’impasse dans laquelle s’engage le passionné, son inaptitude radicale à sortir de soi pour atteindre authentiquement la personne qu’il désire, rend fragile et impraticable une relation durable, sincère. Qu’en est-il de l’amour-action ?

d) Contre Pascal : on aime toujours « quelqu’un » et jamais des qualités (distinction intérêt / Intéressement)
L’amour-action « s’intéresse » à nous. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il n’est pas « intéressé » paradoxalement, c’est-à-dire qu’il ne recherche pas un intérêt, un bénéfice extérieur, un avantage dont la relation ne serait que le moyen. Lorsque Pascal pose la question de savoir ce que l’on aime vraiment de l’être aimé et conclue que l’on n’éprouve d’attirance, en réalité, que pour des qualités, il fait semblant d’ignorer qu’il n’y a rien dans la beauté, dans le jugement, dans la mémoire ou l’intelligence qui serait de nature à expliquer que l’on aimât telle personne plutôt que telle autre. Si nous n’aimions que des qualités, nous les aimerions chez toutes les personnes qui les possèdent. Et ce n’est pas le cas.
Il semble bien, par conséquent, qu’il unisse des êtres perçus l’un et l’autre, l’un par l’autre comme des singularités de plein droit, des êtres uniques, inimitables, revêtant des spécificités, des complexions d’âme, de corps et de caractère incommensurables avec qui que ce soit d’autre. Ce que l’on aime de moi, c’est que je sois moi. Il y aurait donc là de quoi se satisfaire d’être aimé car l’amour saurait, plus que l’intérêt, plus que la passion, viser « juste ». Nous retrouvons ici l’affirmation de Montaigne à l’endroit de l’affection qu’il portait à La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. »


Transition :  Mais comment ce désir aimant ou amoureux pourrait-il se raisonner à ce point ? Comment pourrait-il se nier, se défier de ce qui constitue pourtant la trame même de son effectuation, de son expression, en tant que désir, à savoir l’idéalisation, le fantasme, le dépassement symbolique, et saisir l’authenticité de la personne aimée ?

2) L’amour déclaré : l’irrésistible puissance de l’aveu – Etre aimé en tant qu’existence (le conatus)
a) Performativité du discours amoureux
Toute déclaration amoureuse dont on est le destinataire revêt un double effet : la gratification et l’obligation. Ces deux sentiments sont profondément liés. Nous mesurons la puissance du second à la pesanteur de l’atmosphère qui suit directement cet aveu, comme si plus rien à partir de lui ne pouvait être insignifiant. Même le silence veut dire quelque chose. C’est bel et bien parce qu’une personne vient de se livrer au sens quasiment littéral de ce terme. La déclaration amoureuse fait parti des énoncés performatifs de John Austin, non seulement parce que l’amoureux jure quelque chose, « prend date », mais aussi parce que ce qu’il dit rend effectif ce qu’il est. Dire à une personne qu’on l’aime, même si c’est faux, c’est prendre le risque d’être ridicule en le disant. Une certaine dimension purement communicative et banalisante du langage est dépassée. On fait advenir dans la quotidienneté répétitive des paroles dites de circonstances un autre registre, celui de l’aveu de ce qu’on est ou de ce qu’on veut sembler aux yeux de la personne à laquelle on le dit, et, même si on ment, on se sera quand même situé dans ce registre là.
b) L’obligation
Le déclarant dit « une chose » et adhère à cette chose, à cette affirmation, laquelle ne peut se limiter à n’être que des mots. L’amoureux est tout entier dans cette parole, entre la reconnaissance d’une existence incomplète sans l’aimée(e) et l’hypothèse, toute en suspension, d’un avenir radieux. C’est ce risque pris par l’amoureux qui ne peut manquer de faire l’aimé(e) son obligé(e). C’est bien là tout ce qui fait la justesse de la réponse d’Euryale à l’affirmation de la princesse dans la princesse d’Elide de Molière :
-       « « Ce n’est pas une raison seigneur, et sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d’être aimée.
-       Pour moi, je ne suis pas de même, et dans le dessein où je suis de ne rien aimer, je serai fâché d’être aimé
-       Et la raison ?
-       C’est qu’on a obligation à ceux qui nous aiment, et je serai fâché d’être un ingrat »
La déclaration amoureuse dit quelque chose de vrai de l’amour. Que tout prenne, à partir d’elle « valeur de signe » (ne rien dire est un signe) manifeste une violence, une puissance, un pur effet de contrainte : celui de la vulnérabilité de l’aveu. Je peux en tant que destinataire de cette déclaration répondre défavorablement à ce qui constitue « une demande », mais je ne peux absolument pas me soustraire à la violence de cette offre, de ce don de soi, de la crudité de cette confession. Quelle puissance insoupçonnable dans l’aveu de cette faiblesse ! Et cette corrélation fonctionne tout aussi bien dans l’autre sens, soit quand l’imposition d’une contrainte autoritaire (force) révèle son origine et que les parents avouent simplement l’origine la plus vraie de toutes les interdictions qu’ils imposent, à tort ou à raison, à leurs enfants :
-       « Mais c’est parce qu’on t’aime ! » (quel aveu de faiblesse dans cette démonstration de force !)

Transition : Explorer cette obligation que l’on se sent devoir à la personne qui nous aime devrait nous permettre de comprendre pourquoi l’amour vise juste, pourquoi il nous touche autant, en s’adressant à ce qui en nous ne peut s’y dérober, probablement parce que cela désigne exactement et précisément ce que nous sommes.

c) La « pente existentielle » de l’amour
Toute déclaration amoureuse revêt donc une dimension irrésistible, indépendamment de la réponse qu’on lui donne. Pourquoi ? Parce que l’amoureux y avoue l’insuffisance de son existence. Si ce n’était que ça, tout être humain pourrait agir de la même façon mais, lui désigne également le plein dont cette incomplétude marque le vide : l’aimé(e). L’impossibilité à se suffire de son existence pointe vers une autre existence et en s’adressant directement à elle, la touche. Le langage courant ne se trompe pas en parlant d’ « aveu de faiblesse ». Toute déclaration d’amour se révèle dans sa faillibilité. Aimer, c’est incliner vers…avoir une faiblesse pour….mais l’aveu de cette faiblesse existentielle, c’est-à-dire fondamentale se situe dans une tonalité à laquelle on ne peut se rendre sensible qu’en s’avouant à son tour existence faillible même si cette faiblesse n’est pas nécessairement celle que nous éprouvons pour l’aimant. En d’autres termes, il est impossible à l’aimé de n’être pas touché par la déclaration d’amour de l’aimant parce que cette dernière s’avoue si fortement, si irrésistiblement en tant qu’existence insuffisante qu’elle révèle en l’aimé cette même dimension existentielle, dans ce qu’elle revêt de plus brut, de plus élémentaire. L’amoureux situe sa demande « à niveau d’être ». Il ne manque pas d’argent, ni de biens, ni de célébrité, il manque d’une personne. Il en veut à notre être, pas à ce qui en nous n’est qu’apparence.

Finalement l’amoureux authentique « vise juste » parce qu’il aime la présence de l’être aimé, à savoir non pas ses qualités, ni les avantages dont il pourrait bénéficier mais son rayonnement, l’intensité qu’elle investit dans le fait d’exister, à chaque instant, dans cet instant. « L’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Spinoza décrit en ses termes le désir qui nous anime et qui nous constitue. Nous ne sommes par « un être », nous sommes l’effort d’être, lequel se compte en termes d’énergie, de puissance, d’investissement. L’amoureux s’avoue lui-même en tant que conatus mais il fait plus que cela en désignant le conatus de la personne aimée comme corollaire au sien. « Cette énergie que tu investis dans le fait d’exister, c’est ce à quoi je désire participer, me mêler, me connecter » : tel est le discours de l’amoureux ».

                                 Transition :  La question du sujet prend ainsi une nouvelle dimension. Nous comprenons bien maintenant pourquoi nous pouvons nous satisfaire d’être aimé(e) : à savoir que l’être aimé cible exactement ce qui, en nous, est digne de l’être à savoir ce socle primitif, cette énergie élémentaire sans laquelle nous ne serions celle ou celui que nous sommes : le désir que nous avons d’exister, l’effort pour être (exister et non survivre) que nous manifestons en chacun des instants de notre vie (le conatus chez Spinoza). Mais en même temps, nous réalisons aussi ce qu’il peut y avoir de dangereux, de terrible dans l’amour de l’autre, à savoir qu’il aspire à gagner une place que nous ne sommes pas bien sûrs de pouvoir lui donner puisque elle est précisément ce que nous sommes le plus authentiquement et surtout le plus singulièrement : notre désir d’exister. Est-il possible d’être l’objet du désir amoureux de l’autre sans rien céder de notre désir d’exister par nous-mêmes, expression la plus libérée et la plus adéquate de notre capacité à nous satisfaire de nous-mêmes ?

3) Se satisfaire d’être aimé(e) : la jouissance de l’anonymat (Etre aimé(e) parce qu’on n’est personne)
a) Que l’amour demeure (Rousseau)


Si l’expression du désir amoureux, dans la déclaration, vise juste, comme cela a été dit, c’est moins par la cible qu’elle se donne, à savoir nous-même, que par l’authenticité de sa démarche, par l’effet de contrainte né du registre performatif de son mode d’énonciation. Elle manifeste bel et bien une toute puissance, celle de nous obliger, mais finalement à son insu, car ce n’est pas tant par la désignation de la personne qu’elle dit aimer qu’elle lui impose une obligation que dans la vulnérabilité inhérente à cette tonalité de « l’aveu ».  Ce qui nous touche aussi primitivement, existentiellement ce n’est pas tant qu’elle nous aime, « nous » mais qu’elle se confie à nous. Et c’est bien ce que Rousseau finit par comprendre en écoutant Sophie d’Houdetot parler amoureusement de Saint Lambert : « Mais j’ai tort de dire un amour non partagé ; le mien l’était en quelque sorte ; il était égal des deux côtés, quoi qu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre ; elle pour son amant, moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l’un de l’autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu’il était impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose. »
Ce qui semble compter ici, c’est que « de l’amour soit », indépendamment de la question de savoir s’il est mutuel. Rousseau ne peut pas se satisfaire d’être aimé, mais cela ne l’empêche en aucune mesure de se satisfaire de partager le fait d’aimer avec celle qu’il aime, même si elle en aime un autre. Le désir amoureux gagne son authenticité dans l’efficience de sa libération plutôt que par l’objet vers lequel il tend.
La vérité du désir amoureux, c’est qu’il se libère, qu’il émette une énergie, mais pas du tout qu’il s’accomplisse, qu’il se réalise, qu’il « aboutisse » à quelque chose. C’est ce qui fait dire à Gilles Deleuze et à Félix Guattari que le désir est de nature « machinique ». il crée des montages, des agencements mais il n’a en réalité aucune visée, aucun horizon. Comme dit Jacques Lacan, « le désir n’a pas d’objet ». Je n’ai donc à me satisfaire de rien dans le fait d’être aimé(e), si l’on entend par là une satisfaction narcissique, puisque ce n’est pas moi qui suis visé par ce désir amoureux.
b) L’illusion amoureuse
Dans son Roman : « Clair de femme », Romain Gary retire finalement les deux conclusions essentielles de cette absence d’objet véritable propre au désir amoureux. Il décrit en effet d’abord (texte 2) le travail de déformation au gré duquel l’amoureux s’épuise à constituer de toutes pièces les qualités imaginaires d’une personne aimée pour ce qu’elle ne saurait être en aucune manière : « On rencontre un type, on essaie de le rendre intéressant, on l’invente complètement on l’habille de qualités des pieds à la tête, on ferme les yeux pour mieux le voir, il essaie de donner le change, vous aussi, s’il est beau et con, on le trouve intelligent, s’il vous trouve conne, il se sent intelligent, s’il remarque que vous avez les seins qui tombent, il vous trouve de la personnalité, si vous commencez à sentir que c’est un plouc, vous vous dites qu’il faut l’aider, s’il est inculte, vous en savez assez pour deux, s’il veut faire ça tout le temps, vous vous dites qu’il vous aime, s’il n’est pas porté là-dessus, vous vous dites que ce n’est pas ça qui compte, s’il est radin, vous vous dites qu’il est nature, et vous faites des pieds et des mains pour nier l’évidence » Peu importe la réalité stricte de la personne qui ne fait que servir de prétexte au travail de l’imaginaire au fil duquel l’amoureuse dresse le portrait type de celui qu’elle aimerait aimer. Il semble donc difficile de se satisfaire d’être l’objet d’un tel amour puisque il ne vise qu’à nous éviter, qu’à nous masquer pour nous rendre plus présentable, plus digne d’être aimer que nous ne le sommes effectivement.
c) Etre aimé(e) n’est pas mon affaire ( Romain Gary)
Mais le propos essentiel de son livre consiste à raconter la quête d’un homme envoyé en mission par sa compagne mourante pour trouver celle qui prendra sa suite dans cette fonction consistant à être pour une femme l’objet de l’amour d’un homme : « J’espère de tout mon amour que tu vas la rencontrer et qu’elle viendra au secours de ce qui dans notre couple ne peut pas mourir. Ce ne sera pas m’oublier ni « trahir ma mémoire », comme on dit pieusement chez ceux qui réservent leur piété à la mort et au désespoir. Non, ce sera au contraire une célébration, une permanence assurée, un défi à tout ce qui nous piétine. Une affirmation d’immortalité. Il faut qu’elle t’aide à profaner le malheur : nous lui avons témoigné, depuis des millénaires, assez de respect ».
Yannik a compris que nous accordions beaucoup trop de prix à l’objet du désir amoureux. Se satisfaire de façon narcissique d’être l’objet de l’amour d’un autre, c’est justement ce qui étouffe ce désir. L’amour n’est pas notre petite affaire personnelle. Il commence précisément là où cette notion de personne, de nom, de portrait, d’identité, finit. Rien n’est moins assignable à des noms propre que le fait d’aimer (« je te serai une autre femme »). De ce fait, on ne saurait se réjouir d’être l’amour de l’autre qu’à la condition de n’être plus cette personne en particulier mais de n’être plus personne, tout court.

Transition : Il n’y a pas lieu de se satisfaire d’être aimé si l’on entend par là une satisfaction personnelle, identitaire. Mais c’est précisément cette attente que le désir dans son aptitude à brouiller totalement la relation qu’il entretient avec son objet rend heureusement vaine et stérile. Nous pouvons nous défier du désir dans la mesure où il rend impossible que nous aimions vraiment quelqu’un, mais est-il vrai que nous soyons quelqu’un ? Ne serait-ce pas précisément dans cette erreur de visée qu’il toucherait toujours juste comme un snipper qui ne raterait jamais sa cible ?
d) L’amour « vrai » sans sujet ni objet (Spinoza)
C’est bel et bien ce que semble attester l’affirmation du conatus chez Spinoza. « Je » ne suis pas un être je suis l’effort d’être, et à l’intérieur même de cet effort, différentes intensités de cet effort lui-même. Il n’y a rien d’autre à aimer en moi parce que je ne suis que ça, pas un sujet, pas une substance, pas une personne juste cet effort continu mais variable investi dans l’action d’exister (certains arguments rejoignent ici le sujet de la dissertation précédente dans la mesure où le désir amoureux est de nature à me faire totalement douter de moi-même).
Comment pourrai-je me satisfaire du fait qu’une autre personne éprouve pour moi un désir amoureux ou aimant, alors même que je suis bien conscient 1) que ce désir ne sera jamais satisfait 2) qu’il ne m’aime pas « moi », mais m’utilise comme prétexte à une construction idéale et imaginaire ? Le conatus spinoziste répond très efficacement à ces deux interrogations.
d1- Se satisfaire d’un désir insatisfait
Si nous envisageons la première, nous réalisons qu’elle consiste à se demander de quelle « contenance » (contentement) pourrait nous gratifier le fait d’être l’objet d’un désir qui ne peut pas trouver satisfaction. Si j’en retirai une satisfaction narcissique, il y aurait un problème non seulement humain (me satisfaire du désespoir de l’autre) mais aussi de pure logique, car nous ne voyons pas comment cette autosatisfaction pourrait se constituer à partir d’autre chose que d’une illusion. Me satisfaire d’être aimé(e), ce serait choisir sciemment de me tromper moi-même en faisant semblant d’adhérer à un pur reflet, à une image. Dés lors que je réalise que je n’ai pas d’autre consistance que celle de ce désir de « persévérer dans mon être », c’est-à-dire dans le fait d’exister, l’insatisfaction du désir amoureux de l’autre ne se conçoit plus comme un effort vers un objectif qui lui serait inaccessible, ou qu’il se rendrait lui-même inaccessible, mais plutôt comme un élan qui viendrait accompagner, se greffer sur un autre élan : celui dans lequel je consiste. Il n’est plus concevable dans cette perspective d’être aimé(e) sans aimer, précisément parce qu’il ne s’agit plus d’un échange de bons procédés, d’un marchandage. Comment cela se pourrait-il puisque l’amour ne vise plus une personne, un objet ? Aimer, être aimé(e), c’est tout Un. Eros (l’amour qui prend) est comme enveloppé dans Agape (l’amour qui donne) parce qu’il n’est plus question désormais de discerner qui aime et qui est aimé(e).
d 2 – La différence entre être aimé(e)pour ce que l’on n’est pas et être aimé(e) parce que l’on n’est pas « une personne »
Mais nous pouvons également nous satisfaire d’être aimé(e) pour des raisons encore plus rigoureuses et fondées. C’est le second point : comment se réjouir d’être l’objet d’un désir qui ne nous aime pas « pour ce que nous sommes ». « Ce n’est pas parce que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. » dit Spinoza dans l’Ethique. Le désir de l’amoureux a raison de m’aimer pour ce que je ne suis pas, parce que je ne suis pas définitivement ceci ou cela, pas davantage que « moi-même ». Ce que je suis, c’est l’effort pour persévérer dans l’existence, lequel n’est pas du tout à comprendre comme désir de survivre. Il n’est donc pas exclu que ce regard qui me surestime et me prête des qualités que je ne possède pas me saisisse tel que je suis, c’est-à-dire susceptible de les acquérir un jour.

Conclusion :   Il peut sembler que nous n’ayons que des raisons de nous satisfaire d’être aimé(e). Quiconque s’est trouvé dans la situation d’être l’objet d’un amour étouffant, obsessionnel ou jaloux sait bien pourtant que c’est faux. Il nous restait dés lors à déterminer les conditions qu’il nous fallait réunir pour nous satisfaire d’être l’objet d’un tel désir, dans tout ce qu’il est susceptible de revêtir de dangereux, c’est-à-dire d’aliénant. Nous avons d’abord insisté sur le fait que l’amour authentique, contrairement à l’amour passion pouvait s’adresser à nous pour nous-mêmes. Mais cette authenticité nous a semblé, dans un second temps, tenir à la simplicité de notre statut d’existants. En suivant le fil du conatus de Spinoza, c’est finalement à la condition de reconnaître que nous n’étions personne qu’il nous ait paru possible de nous satisfaire d’être aimé(e). Cette conclusion ne doit pas cependant apparaître comme désespérée. Il est même le contraire de ce constat qui consisterait à poser qu’il n’y a rien à aimer en nous. Nous ne sommes pas « rien », mais nous ne sommes pas pour autant « quelqu’un ». Le désir amoureux nous permet de nous débarrasser de l’illusion d’être soi-même au sens de mêmeté, pour reprendre la terminologie de Paul Ricoeur, et nous remet ainsi perpétuellement en charge d’avoir à l’être (Ipséïté).

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