jeudi 27 septembre 2018

Atelier Théâtre: "12 hommes en colère" de Reginald Rose


C’est un projet de libre adaptation de cette pièce qui a été écrite par Reginald Rose en 1953, après que l’auteur ait été lui-même juré dans une affaire assez sordide. Le réalisateur Sidney Lumet reprendra le scénario et en fera un film célèbre en 1957 avec Henry Fonda dans le rôle principal, celui du 8e juré.
La pièce est un huis clos qui décrit les délibérations d’un jury désigné pour statuer sur un adolescent qui a tué son père. 12 personnes coincées dans une pièce le jour le plus chaud de l’année doivent s’entendre pour une décision prise à l’unanimité sur la culpabilité ou la non culpabilité de l’accusé sachant que si c’est la première option qui est choisie, il sera condamné à la chaise électrique. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’expédier une affaire courante mais le juré 8 vote pour la non culpabilité de l’accusé alors que la plupart des preuves sont accablantes. Les autres jurés se voient contraints par l’attitude récalcitrante de celui-ci de justifier leur conviction. Le climat s’alourdit parce qu’on se rend compte qu’en fait la plupart des personnes désignées évacuaient la gravité de leur charge et s’efforçant de la banaliser, de la détourner, de l’oublier, voire de la cibler au travers de leur histoire personnelle, sans égard par rapport aux faits eux-mêmes. C’est comme si certains des jurés réglaient des comptes personnels au travers de cette affaire qu’ils ne considèrent jamais pour elle-même mais à partir de leur existence privée, en transférant sur la personne de l’adolescent quantité de clichés, de préjugés ou de rancoeurs accumulés tout au long de leur vie.
Le juré 8, par contraste, semble animé par la volonté de reprendre chacun des témoignages à charge parce qu’il y décèle quelque chose de « bâclé », d’écrasant, comme si cette affaire avait été examinée à partir de ce préalable de la culpabilité de l’adolescent, lequel, vu son milieu, ses antécédents, son origine ethnique ne peut être que coupable. Jusqu’à quel point les idées reçues ne peuvent-elles pas brouiller les sens et confondre les témoignages ?
Au gré d'échanges parfois très violents, on voit peu à peu le doute s’installer dans l’assemblée et le rapport de forces s’inverser en faveur de l’accusé sous l’impulsion du juré 8 lequel soutiendra toujours ne pas être convaincu de la non-culpabilité de l’accusé mais aucunement persuadé non plus de sa culpabilité. On voit le doute prendre corps dans les postures, les regards, les paroles. Une forme de panique s’installe chez certains jurés lorsqu’ils réalisent que le 8e a décidé de prendre leur mission de juré au pied de la lettre. L’argument revient plusieurs fois : quand la vie d’un adolescent en dépend, on peut prendre le temps d’examiner encore et toujours les preuves et les témoignages. Il y a dans la peine de mort un caractère irrévocable à la hauteur duquel aucune conviction de culpabilité  ne peut se mesurer. Pour l’envoyer à la mort, il faudrait une certitude sans faille à l’égard du déroulement des faits. Or cette certitude fait défaut ici et peut-être le fait-elle toujours, nécessairement, fondamentalement.
Au fur et à mesure que les débats s’échauffent, on voit les réelles  motivations se dessiner de plus en plus, comme si le vernis des rapports sociaux, les clichés des formulations courantes de la conversation diminuaient pour laisser pointer des rancoeurs, des haines, des préjugés. Les caractères de chacun des jurés se détachent de plus en plus clairement à mesure que le juré 8 parvient à insinuer le doute dans la totalité des témoignages. « Vous ne pouvez être sûr que pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire que des raisons qui ne concernent pas cette affaire ». On comprend alors que ce qui se joue dans la montée en puissance de cette exacerbation des conflits, dans l’énervement des jurés qui s’invectivent, c’est tout simplement un moment de grâce, un instant de vérité au cours duquel chaque juré va faire tomber le masque et avouer le ressort particulier qui l’anime. C’est exactement comme si l’on portait des corps à un degré d’énervement et d’exacerbation tel que l’essence de la personne finissait par émerger comme le produit d’un processus de raffinage. « S’il subsiste un doute valable, vous devez en votre âme et conscience vous prononcer en faveur d’un verdict de non-culpabilité ».  Mais qu’est-ce qu’une conscience, qu’est-ce qu’une âme ? Comment la débarrasse-t-on de tous ces plis, de tous ces automatismes qui la sclérosent ? Comment faire advenir à la surface d’une quotidienneté figée dans ces habitudes, dans ces mécanismes de défenses, dans ces réflexes de corporatismes et dans sa recherche de confort une conscience authentique ?  En instillant le doute dans une affaire de justice à l’occasion de laquelle de nombreux jurés mettent en place leur habituel mécanisme de détournement : nous sommes ici pour faire ce qui doit être fait par la société et non ce qui nous apparaît juste en notre âme et conscience. Ce jury se trouve être une procédure qui, dans la société, et, en son nom, crée les conditions mêmes d’un rapport « pur » entre des inconnus, comme si le contexte même de leur rencontre les amenait à constituer autre chose qu’un simple collectif ayant à statuer sur une affaire de justice. Ils doivent se déterminer unanimement, comme un seul homme et du coup chacun d’eux doit convaincre l’autre, composer un seul être rendant un seul verdict.
Dans ce huis clos, les corps des jurés sont confinés dans un petit espace et l’atmosphère étouffante des débats, dans les deux sens du terme, contribue à faire du corps de l’autre une injonction, une pression, une insistance, un « poids » qui pèse sur la conscience de chacun d’eux. C’est donc exactement comme si nous saisissions de façon très physique en quoi consiste l’insinuation d’un doute dans une conscience. Des corps sont enfermés dans une pièce pour décider de la vie ou de la mort d’un autre corps, et cela s’appelle un choix de conscience, ce qui signifie bien que dans cette promiscuité des corps, quelque chose de ce que c’est « qu’être une conscience » circule, et qui plus est, circule de corps à corps, jusqu’à ce qu’une seule conscience en émerge et rende un seul verdict. C’est à cette étrange alchimie que nous sommes conviés dans ce film. Comme dans un pressoir à raisins d’où ne sort qu’un seul vin, qu’un seul goût, la chambre des délibérations presse des corps pour qu’en sorte un seul avis, un seul jugement.
Mais pour rendre cette atmosphère irrespirable jusqu’à la libération, il faut utiliser des procédés de dramatisation à la fois dans les mots mais aussi dans la mise en scène, dans la relation des corps dans l’espace, ce que l’on appelle la proxèmie. Sidney Lumet utilise des techniques purement cinématographiques, des gros plans qui donnent aux visages des dimensions de plus en plus imposantes et qui saturent le cadre, des cadrages qui relient entre elles deux personnes parce qu’elles s’opposent ou parce qu’elles ont la même convictions, des perspectives dans lesquelles quelque chose se dit d’une conviction qui vacille, etc. Mais comment rendre cela au théâtre sans caméra ?

Dans le cadre d’un atelier théâtre comme celui-ci, nous pouvons essayer de réfléchir à cette question : comment rendre compte par le mouvement et la mise en relation des corps dans un lieu clos de la transmission d’une idée, du pouvoir de contamination d’une idée, de la capacité d’un doute à se diffuser dans les esprits, à jouer de l’espace mais aussi de la fatigue, de l’énervement, de l’excitation des nerfs, du bruit, du temps, de la promiscuité pour que tous les jurés se reconnaissent dans le verdict et finalement y gagne quelque chose. Normalement dans un procès, le témoin est sommé de dire la vérité mais le juré lui, doit la chercher, et dans cette pièce il la trouve. L’œuvre dans sa totalité pourrait être placée sous l’égide de cette phrase de Nietzsche : « les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges ». Et c’est sous cet angle que l’œuvre est littéralement à couper le souffle parce que cette vérité finit par percer, par crever ces couches de convictions dont on se rend compte qu’elles ne renfermaient en réalité que des préjugés. C’est quand vous êtes surs de quelque chose que vous commencez à être peut-être dangereux pour quelqu’un. Donc la question qui se pose aux acteurs ici, c’est comment faire advenir sur scène ce moment de vérité qu’est celui du « doute valable » dans la promiscuité de corps coincés dans une pièce et dans la montée en puissance des conflits, dans le bruit, dans la chaleur, etc.
Si le projet convainc certaines et certains d’entre vous, on peut s’autoriser toutes les adaptations qu’on souhaite à partir du scénario principal. L’essentiel est de travailler la capacité à alourdir une atmosphère confinée par la mise sous tension d’un contexte et l’échauffement des débats en vue de favoriser la propagation d’un doute.

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