jeudi 20 septembre 2018

Conscience, Inconscient, Sujet (3)


Mais alors quel est ce moi qui, en moi, a pris la place du moi conscient à l’occasion de ce lapsus ? Une parole qui nous a échappé, tout comme certains de nos rêves, expriment de façon trouble, une pensée, un désir, un geste qu’on ne voulait pas faire mais qu’on désirait faire, sans forcément oser se l’avouer à soi-même. Tout être conscient vit son existence en se la témoignant à lui-même, mais ces « écarts », ces actions, ces images ou ces idées qui viennent sans que nous les ayons vraiment appelées semblent bien prouver que le témoin ne relaye pas toutes les pensées ni tous les mouvements du sujet comme si cette médiation de soi à soi qu’est la conscience ne captait pas, ou du moins ne rendait pas compte de tout ce qui se passe vraiment en nous. Le lapsus, le rêve, les actes manqués révèlent une profondeur du sujet qui ne coïncide ni avec cet effet de dédoublement décrit par Alain ni avec la transparence de la maïeutique Socratique.
En effet, aussi loin que l’on puisse aller dans ce processus qui consiste à se connaître soi-même selon Socrate, il s’agit de ne pas se tromper sur soi, de se soucier de son âme. C’est de bout en bout un effort du sujet visant à lui permettre de se saisir en tant que sujet. Socrate sait qu’il est un peu plus sage que l’homme d’Etat parce qu’il ne prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas alors que son interlocuteur croit savoir ce qu’en réalité il ne sait pas. Il est donc pleinement responsable de son ignorance et il aurait pu l’éviter s’il était resté conscient. Nietzsche a parfaitement raison de parler à partir de Socrate de « moralisme des philosophes grecs «  dans la mesure où c’est bien ce dernier qui finalement a inventé cette idée selon laquelle nous pouvons rendre raison de ce que nous pensons, mais cette dernière affirmation n’est pas du tout évidente et c’est finalement exactement l’esprit des tragiques grecs que de décrire les hommes comme des êtres manipulés par les Dieux, par le destin, par des forces qui leur échappent et les font agir à leur insu, y compris dans leur propre pensée.  Œdipe est un héros très intelligent, un déchiffreur d’énigmes hors pair mais il ne se rend pas compte quand il entreprend de savoir pourquoi la peste sévit sur Thèbes qu’il est lui-même d’un bout à l’autre de cette procédure : l’enquêteur et le coupable.
Ce n’est pas nous qui pensons, ce sont les pensées qui creusent en nous leur propre chemin et ce n’est pas du tout un hasard si Freud accorde autant d’importance à ce héros de la Tragédie Grecque pour expliquer de nombreuses tendances psychiques liées à la sexualité du sujet. Avant de revendiquer l’exercice de sa pensée comme un acte volontaire que l’on peut choisir ou pas d’effectuer, il convient de réfléchir à la naissance de cette idée même de sujet. D’où naît le « Je » : « Là où le ça était, le « Je » doit advenir » dit Freud. Cela signifie que l’on ne peut se connaître soi-même sans se reconnaître d’abord fondamentalement comme le résultat d’un processus.
Selon Freud, en effet, chacun de nous est d’abord en naissant un être animé exclusivement de pulsions de plaisir (libido). Ce que nous désirons c’est satisfaire ces pulsions. Il désigne cette instance du terme de « ça » afin de bien insister sur la nature impersonnelle de ce mouvement, et, en un sens, nous ne parviendrons jamais à nous relever parfaitement de cette origine impersonnelle. C’est sur le fond d’une pulsion originelle et inconsciente de satisfaction de nos désirs que se constitue la psyché de l’individu. Là où le « ça » était le « Je » dois advenir mais ce sera néanmoins toujours sur le fond de « ça » que se constituera le « Je ».
Tout bébé venant au monde tend vers l’accomplissement de ses appétits. Mais il va d’abord faire l’expérience de l’impossibilité physique de satisfaire toutes ses pulsions (principe de réalité). De cette première confrontation avec de l’impossible naît le « moi », deuxième instance du processus de formation de sa psyché. Puis il sera plus tard l’objet d’un refoulement d’une toute autre nature : celui du Sur-moi. Cette troisième instance désigne l’intériorisation en lui de l’autorité parentale. L’enfant va faire sienne la voix qui lui interdit de laisser libre cours à toutes ses envies pour des raisons qui finalement tiennent à ce qu’on appelle « l’éducation ». C’est comme si une partie de lui devenait l’autorité même de l’interdiction. Nous portons en nous la trace « marquée au fer rouge » des restrictions imposées par nos parents, parce qu’il faut bien qu’un être civilisé soit « dressé » à ne pas satisfaire tout ce que réclame le ça.
Le premier interdit dont l’enfant masculin fait l’expérience est celui du désir de la mère. Notre vie amoureuse sera déterminée par cette première restriction. A tout enfant masculin il est finalement dit qu’il peut désirer toutes les femmes sauf sa mère et c’est la même chose pour la fille à l’endroit de son père. En ce sens, nous ne pouvons avoir des aventures qu’avec des partenaires « autorisés » et nous saisissons bien dans l’esprit même de cette première restriction tout ce qui caractérise l’apport de Freud dans la connaissance de soi qu’un individu peut acquérir. Probablement avons-nous l’impression de « choisir »  les personnes avec lesquelles nous souhaitons entretenir des relations amoureuses mais nous nous méprenons alors considérablement sur le fond tout à la fois sexuel et répressif à partir duquel se décident à notre insu notre vie sentimentale. Aucun humain civilisé ne peut échapper à ce processus. Se connaître, c’est finalement reconnaître que l’on est d’abord le produit d’une double procédure de refoulement du ça, d’abord par le monde physique, puis par le monde familial et social.
Mais comment ces instances se lient-elles concrètement les unes aux autres pour expliquer qu’il y ait en nous des mouvements, des désirs et des pensées inconscientes ? Lorsqu’un fait psychique (souvenir, désir, idée, etc.) veut se manifester à la conscience de l’individu, il doit nécessairement, selon Freud, passer le barrage d’un effet de censure inconscient créé par le sur-moi. L’influence de cette troisième instance (celle qui est apparue en dernier) est assez puissante pour que la personne, sans le savoir, refuse à un désir jugé incorrect de devenir conscient. Quelque chose de nous, en nous, s’efforce de garder secrètes, inavouées des tendances considérées comme inconvenantes par la censure. Mais la pulsion ainsi refoulée n’en restera pas moins présente, efficiente à un certain niveau, celui-là même de « l’inconscient ». La première tendance refoulée est donc pour chaque tout être humain socialisé le désir sexuel de sa mère ou de son père.
Ces « inclinations » profiteront de toutes les brèches ouvertes par les moments d’absence de notre conscient pour se manifester au sujet dans le rêve, les lapsus, les actes manqués et c’est ainsi que nous pouvons comprendre le caractère troublant de certaines images de nos rêves. Nous nous y retrouvons même si nous n’osons pas toujours nous l’avouer parce que nous nous réconcilions avec un désir inconscient profond que le mécanisme de la censure ne souhaitait pas laisser émerger. C’est exactement en ce sens qu’il convient de comprendre dans le texte suivant extrait de « métapsychologie » ce que Freud appelle « interpoler les actes inconscients inférés ».
« Notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissons l'origine, et de ces résultats de pensées dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien voir par la conscience tout ce qui se passe en nous en faits d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons ce gain de sens et de cohérence une raison pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis avec ce succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. »                                                    
Il s’agit, en un sens, de « combler les vides » en inférant le latent de ce qui est manifeste dans le lapsus et le rêve. Mais ce vide ne peut pas être rempli par qui que ce soit d’autre que le sujet lui-même. C’est la raison pour laquelle Freud décide après avoir utilisé d’abord l’hypnose de laisser parler la personne et d’analyser cette parole (talking cure : se soigner en parlant). Il s’agit bien éventuellement de se soigner car si ni le rêve ni le lapsus ne sont des pathologies, la névrose, l’obsession (toc), les paralysies hystériques en sont bel et bien et c’est d’ailleurs à partir de son observation de patientes hystériques que Freud a conçu sa théorie, s’attirant par là même les moqueries et les foudres de la plupart de ses collègues.


« Freud, passions secrètes » de John Huston – Ce film décrit parfaitement la genèse des principales intuitions de Sigmund Freud concernant l’inconscient, la psychanalyse et la sexualité infantile. Il faut savoir que Jean-Paul Sartre a très largement participé au scénario de ce film mais il a souhaité que son nom ne paraisse pas au générique à cause de sa mésentente finale avec John Huston. C’est d’autant plus intéressant lorsqu’on sait que Jean-Paul Sartre, en tant que philosophe, a toujours affirmé qu’il ne croyait pas à l’inconscient. Non seulement le film ne porte pas la moindre trace de cette opposition mais il décrit de façon pertinente et fidèle les progrès et les obstacles rencontrés par Freud dans l’élaboration de la psychanalyse.
Le désaccord avec le professeur Meynert :Tout est parti de la conviction de Freud selon laquelle certaines maladies comme l’hystérie ne pouvaient pas s’expliquer physiquement, mais n’en étaient pas moins réelles et non simulées. Au début du film, on voit un chef de service réputé, le docteur Theodor Meynert (1833 – 1892) exiger que l’on expulse de l’hôpital une patiente souffrant de paralysie et de cécité hystérique. Ces troubles ne suivent pas, en effet, de logique organique comme le film le montre. La pupille de la patiente se rétracte à la lumière, ce qui « physiquement » prouve qu’elle n’est pas aveugle et la paralysie de ses jambes ne s’explique pas du tout par une affection du corps. Simule-t-elle pour autant ? Non, selon Freud, l’origine de son problème ne se situe pas dans le corps et c’est bien la première intuition de Freud : un dysfonctionnement du corps peut trouver son origine dans l’inconscient. Il n’y a aucune lésion dans le cerveau ou dans les jambes de cette patiente. Elle dispose de toutes les facultés pour voir et pour marcher mais une pulsion ou un souvenir refoulés par la censure utilise le corps pour se manifester. Meynert affirme qu’elle ment ce qui n’est pas complètement faux à condition de reformuler cet énoncé : elle se ment à elle-même mais elle ne voit vraiment pas. Les deux médecins s’opposent totalement sur la dualité âme/corps : autant Meynert part du principe que l’âme commande le corps et qu’il n’y a de maladies que corporelles, autant Freud considère qu’il y a dans la pensée de l’inconscient, c’est-à-dire du refoulé qui va utiliser le corps comme moyen d’expression pour manifester sa présence.
Si l’on part du principe que la pensée n’est que conscience, que pure transparence, on est d’accord avec Meynert, mais si l’on accepte l’hypothèse de l’inconscient, alors on admet que la patiente ne ment pas quand elle affirme qu’elle ne voit pas mais qu’en même temps, quelque chose de sa pensée « s’invente » aveugle, crée cette cécité de toute pièce pour faire signe de quelque chose qui ne va pas : un élément de son inconscient veut se faire connaître au sujet et utilise tous les moyens dans cet objectif.
Charcot à la Salpêtrière : Cette intuition trouvera dans le neurologue français Charcot un écho décisif et de nombreux spécialistes de l’œuvre de Freud insistent sur cette influence. Utilisant l’hypnose, Charcot montre la puissance de l’autosuggestion : il est possible de provoquer un dysfonctionnement du corps en l’insinuant dans la pensée du patient. Dans le film, Jean Martin Charcot fait cesser la paralysie de Jeanne par hypnose ce qui prouve clairement que la maladie n’est pas physique. Il intervertit même les deux pathologies entre Jeanne et Servais mais limite l’utilisation de l’hypnose à la révélation de la nature psychique de ces deux troubles. Selon lui, l’hypnose ne peut pas guérir.
Docteur Breuer et Docteur Freud :   Les relations entre Freud et Breuer sont décrites avec beaucoup de justesse et d’intelligence. Breuer va au-delà de l’utilisation que fait Charcot de l’hypnose en tentant de diriger le patient vers le souvenir refoulé. C’est donc lui qui eut le premier l’intuition du refoulement, mais il n’en assignait aucunement l’origine à une pulsion sexuelle rejetée par le sur-moi. Si l’on parvient à faire exprimer par la personne sous hypnose l’origine authentique du trouble, celui-ci disparaît et c’est exactement ce qui se passa pour Bertha Pappenheim  (Cecily dans le film) qui souffrait d’hydrophobie parce qu’elle avait vu son chien boire dans un verre sans que la gouvernante n’intervienne pour l’en empêcher. Breuer appelait ce traitement « la cure cathartique ». En réalité, contrairement au film, Freud n’a jamais traité Bertha Pappeheim. Dans le livre qu’il écrivit avec Breuer « Etudes sur l’hystérie », Bertha est rebaptisée « Anna O »
Cecily :   Le film s’autorise de nombreuses entorses à la « vérité historique » mais cela contribue à éclaircir la compréhension du cheminement en Freud de la psychanalyse et celle de toutes ses intuitions en général. De toute façon, le cas de Bertha Pappenheim est sujet à caution, les défenseurs et les opposants à Freud et Breuer ne cessant pas de soutenir des versions contradictoires sur cette patiente (il est finalement très difficile de savoir exactement ce qui s’est passé). La scène dans laquelle on voit Freud prolonger et diriger l’hypnose de Cecily pour finalement la conduire jusqu’au véritable décor de la mort du père, à savoir une maison close, est complètement inventée mais on y perçoit bien l’origine du désaccord entre les deux hommes telle qu’elle éclatera à la fin du film. Cecily se réveille d’abord sans être guérie de sa cécité parce qu’elle n’est pas allée jusqu’au lieu authentique. La censure a encore déguisé certaines détails : les prostituées sont des infirmières, on est dans un hôpital protestant, etc.  Le père de Cecily est un habitué des filles de joie et c’est là qu’il trouvera la mort. Cecily n’a pas autorisé ce souvenir à franchir les portes de sa conscience et c’est cela qui la rend aveugle. Pour Freud, c’est toujours un souvenir ou une pulsion de nature sexuelle qui se voit repoussée par le sur-moi. Breuer ne partagera jamais le caractère constant de cette analyse chez Freud, et encore moins évidemment, l’idée d’une sexualité infantile.
Les rêves de Freud :  Le film établit un parallèle constant entre l’analyse de Cecily et les interrogations de Freud sur son père et sur le rapport qu’il entretient avec sa mère. Freud évoque à plusieurs reprises dans son œuvre ses propres rêves en dissimulant toujours la fin parce qu’elle est trop intime. Ces deux analyses sont donc très justement menées conjointement parce qu’elles vont aboutir à la même conclusion : le complexe d’Œdipe et, sans aucun doute, la « découverte » la plus controversée et finalement la plus indubitable de son œuvre : la sexualité infantile. Dans l’inconscient, les souvenirs et les désirs entretiennent un lien si étroit qu’il est impossible de les distinguer radicalement. Cecily ment en accusant son père de pédophilie et Freud soupçonne son père du même crime à l’égard de sa sœur, mais ces souvenirs traduisent en réalité l’amour de Cécily pour son père et la haine infantile de Freud envers le sien. C’est le dénouement final : « le faux est souvent le vrai mais à l’envers ». Ce qui se joue dans le parallèle entre Freud et Cecily, c’est finalement l’affirmation universelle d’une sexualité infantile. Ces souvenirs, aussi faux soient-ils, ne sont pas insignifiants, bien au contraire, ce qu’ils contiennent de vrai ne se trouve pas dans ce qu’ils décrivent mais dans ce qui les motive, à savoir l’interdit culturel par excellence comme dira Claude Lévi-Strauss : l’inceste. Freud, tout prés d’abandonner ses recherches, va franchir un pallier supplémentaire dans la provocation, dans la formulation de l’inaudible et nous voyons les réactions outragées de ses collègues viennois, ainsi que celle, négative, de Breuer.


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