dimanche 16 septembre 2018

Cours d'AP - Méthodologie de la dissertation: le sens du problème



"Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche, la branche est attachée à l’arbre, qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes, les bons préceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à la cour À la cour sont les courtisans, les courtisans suivent la mode, la mode vient de la fantaisie, la fantaisie est une faculté de l’âme, l’âme est ce qui nous donne la vie, la vie finit par la mort , la mort nous fait penser au Ciel, le ciel est au-dessus de la terre, la terre n’est point la mer, la mer est sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n’est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux, les vieux aiment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas pauvres, les pauvres ont de la nécessité, nécessité n’a point de loi, qui n’a point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les diables."

Voici la tirade déclamée par Sganarelle au début de l’acte 5 de Dom Juan de Molière. L’hypocrisie de son maître atteint un point de non-retour et Sganarelle n’y tient plus. Il veut dire « tout à trac » à Dom Juan ce qu’il pense de son attitude, mais sachant qu’il n’attirera pas son attention en le sermonnant, il se met en tête d’user des mêmes armes que lui : l’argumentation. Evidemment il ne la maîtrise pas et nous donne une excellente illustration de ce qu’il ne faut pas faire. On pourrait dans le détail énumérer toutes les fautes de raisonnement de Sganarelle : il commence par un proverbe qui s’applique moins à ce qu’il veut prouver : Dom Juan est un être immoral et vicieux qu’à son état d’âme : « j’en ai assez ». Il veut « philosopher », donner à son propos mais il le fait de façon creuse, générale et inappropriée. « L’homme est en ce monde comme l’oiseau sur la branche. » Par la suite il utilise bien ce que nous pourrions appeler un enchaînement de pensées, sauf que ces pensées ne se relancent les unes les autres que sur des mots et jamais sur des idées reliées entre elles par des relations d’implication. Sganarelle s’essaie à un registre littéraire qui ne peut pas être le sien et qui prouve qu’il désapprouve son maître parce qu’il n’a pas les moyens de le comprendre. Etrangement il se rétablit assez bien dans les toutes dernières paroles : qui n’a point de loi vit en bête brute car c’est bien ce qui guette Dom Juan : la solitude, mais cela tient du hasard et rien de cette tirade ne peut être tenu pour un « raisonnement ». Que faut-il retenir de cette référence ? Sganarelle ne veut pas démontrer, il veut juger et condamner. Or aucun raisonnement ne peut s’établir autrement que sur un fond de neutralité à l’égard du sujet traité. Ici le raisonnement sert de prétexte à la diatribe, à la volonté d’affirmer une opinion. C’est exactement le contraire qu’il convient de suivre : n’avoir aucune opinion préconçue sur la question et si c’est le cas, l’oublier, la mettre de côté pendant tout le travail de réflexion. Ce qui nous est demandé est de mettre en place une chaîne de raisonnement suffisamment serrée pour qu’aucun préjugé ni idée reçue ne puisse résister à son crible.

Le sens du problème

1-    « Peut-on douter de soi ? »
2-    « Y-a-t-il une vertu spécifiquement politique ? »
3-    « Dépend-t-il de nous d’être heureux ? »

Tout sujet pose un problème, c’est-à-dire que tout sujet se formule à partir d’une contradiction fondamentale et probablement insoluble. Il ne s’agira pas de se sortir de cette contradiction mais au contraire de l’approfondir constamment. Une dissertation n’est pas une tentative de résolution. Elle est l’exploration rigoureuse et constante d’un paradoxe. C’est pourquoi notre capacité à saisir pourquoi et en quoi la question que l’on nous pose va bien plus loin que l’on peut le supposer au départ est cruciale. Plus nous descendons dans des niveaux de complexité du sujet insoupçonnés au départ, plus nous sommes dans le sujet et plus notre dissertation est efficace. Il convient donc d’acquérir progressivement une sensibilité au problème, c’est-à-dire une faculté de discernement qui perçoit d’emblée le piège d’une réponse trop évidente (si c’est facile, c’est que l’on n’est pas dans le sujet).
C’est sans aucun doute l’attitude la plus importante et la plus contradictoire avec nos habitudes de pensée : nous sommes accoutumés à résoudre des questions mais voilà que l’on nous propose une interrogation dont le sous-entendu est : « n’essaie pas de t’en sortir, saisis la question et mesure à quel point la compréhension de la difficulté de la question est plus importante que la réponse ». C’est cette approche là qu’il nous faut acquérir le plus vite possible : en quoi cette question est-elle si insoluble ?


1- Peut-on douter de soi ?  Evidemment on a envie de répondre « oui », ça nous arrive tout le temps de douter de nous, mais nous voulons seulement dire que nous doutons de l’efficacité de nos actions, de la pertinence de nos pensées, de la sincérité de nos sentiments. Nous ne doutons pas de « nous » mais de ce dont nous sommes la cause ou l’origine. On sait qu’on est faillible et on se demande tout le temps si on ne se trompe pas. Un tel sujet ne présenterait pas le moindre intérêt, c’est donc autre chose qui se trouve ici questionné, mais quoi ? Qu’est-ce que le doute de soi-même pourrait avoir de si problématique ?  Pour le comprendre, il suffit de rajouter à l’énoncé un petit quelque chose : « sans être conforté en tant que sujet du doute ? » Le sujet se reformule ainsi : puis-je moi, en tant qu’être, devenir l’objet d’un doute dont je serais aussi le sujet ? Comment douter de soi sans se voir conforté par ce doute dans sa position de sujet ? Nous pouvons aller très loin dans la remise en cause de soi mais comme ce sera toujours un acte volontaire qui me permettra de douter de moi, plus  j’irai loin dans la remise en cause de mon être plus je m’affirmerai en tant que sujet de cette remise en cause. Evidemment la référence à Descartes et au cogito apparaît dés lors comme incontournable. Le « oui » est gravement remis en question. « Peut-on douter de soi ? » si je suis toujours induit, fondé, intriqué dans le doute. Mais dés lors la réponse ne serait-elle pas forcément : « non » ? Ce doute sur mon être pourrait-il s’effectuer sans que j’en sois l’auteur ? Peut-on envisager un doute qui se manifesterait à moi comme un choc extérieur et qui ne serait pas simplement une autre façon de parler de moi ? Un doute encore plus puissant que le cogito ?

2 – Y-a-t-il une vertu spécifiquement politique ? De la même façon il convient ici de nous écarter d’emblée de la réponse facile, évidente : La question n’est pas de savoir si l’on peut être vertueux en politique, voire si les hommes politiques sont vertueux ou peuvent l’être. C’est le « spécifiquement » qui pose problème. Si on comprend ce qu’il veut dire, on a tout compris. La politique constitue-t-elle une question suffisamment première et cruciale pour redéfinir à sa mesure ce que c’est qu’être bon ? Ne faudrait-il pas considérer qu’il y a d’un côté ce qui est moralement bon et de l’autre ce qui est politiquement nécessaire ? Si nous répondons « oui », nous justifions toute action politique même immorale sous le prétexte qu’elle permet notamment d’éviter des désordres civils.

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