mardi 29 octobre 2019

Est-ce un devoir d'aimer Autrui? - Texte essentiel d'Emmanuel Kant

Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même.(…) Il existe, comme commandement, le respect pour une loi qui commande l'amour et n'abandonne pas à un choix arbitraire le soin de nous en faire un principe. Mais l'amour de Dieu est impossible comme penchant (comme amour pathologique), car Dieu n'est pas un objet des sens. L'amour envers les hommes est possible, à vrai dire, mais il ne peut être commandé, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un simplement par ordre. C'est donc simplement l'amour pratique qui est compris dans ce noyau de toutes les lois. Aimer Dieu signifie dans cette acception exécuter volontiers ses commandements ; aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses devoirs envers lui. Mais l'ordre qui nous en fait une règle ne peut pas non plus commander d'avoir cette intention dans les actions conformes au devoir, mais simplement d'y tendre. Car le commandement que l'on doit faire quelque chose volontiers est en soi contradictoire, parce que si nous savons déjà par nous-mêmes ce que nous sommes obligés de faire, si nous avions, en outre, conscience de le faire volontiers, un commandement à cet égard serait tout à fait inutile, et si nous le faisons, non pas de notre plein gré, mais seulement par respect pour la loi, un commandement, qui fait justement de ce respect le mobile de la maxime, agirait précisément d'une façon contraire à l'intention ordonnée. Cette loi de toutes les lois présente donc, comme tout précepte moral de l'Evangile, l'intention morale dans toute sa perfection, de même qu'elle est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininterrompu, mais infini. Si une créature raisonnable pouvait jamais en venir à ce point d'accomplir tout à fait volontiers toutes les lois morales, cela signifierait qu'il ne peut se trouver, même une fois en elle la possibilité d'un désir qui l'excite à s'en écarter, car la victoire sur un tel désir coûte toujours un sacrifice au sujet et nécessite par conséquent une coercition sur soi-même c’est-à-dire une contrainte interne pour ce qu’on ne fait pas tout à fait volontiers. Mais une créature ne peut jamais parvenir à ce degré d’intention morale. Comme, en effet, elle est une créature, toujours dépendante par rapport à ce qu’elle réclame pour être complètement contente de son état, elle ne peut jamais être tout à fait libre de désirs et de penchants. Or, les penchants et les désirs qui reposent sur des causes physiques, ne s’accordent pas d’eux-mêmes avec la loi morale qui a d’autres sources ; par conséquent ils rendent toujours nécessaire, relativement à eux- mêmes, de fonder l’intention de ses maximes sur la contrainte morale, non sur un attachement empressé, mais sur le respect que réclame l’obéissance à la loi, quoique ce respect se produise malgré nous, non sur l’amour qui ne craint aucun refus intérieur de la volonté à l’égard de la loi. Mais il faut cependant faire de ce dernier, c’est-à-dire du simple amour de la loi (qui cesserait alors d’être un ordre et la moralité, élevée subjectivement à la sainteté, d’être vertu) le but constant, bien qu’inaccessible, de ses efforts. En effet, dans ce que nous estimons hautement, mais que toutefois (à cause de la conscience de notre faiblesse) nous craignons, la crainte respectueuse, par la facilité plus grande à lui donner satisfaction, se change en inclination et le respect en amour : ce serait au moins la perfection d’une intention consacrée à la loi, s’il était jamais possible à une créature de l’atteindre. 


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