mardi 8 octobre 2019

La légitimité de la parole adolescente: Greta Thunberg à l'ONU

                    Il n'est pas possible d'analyser un discours public sans déterminer préalablement trois données essentielles: 1) A qui parle l'orateur? 2) Au nom de qui? (de quel groupe se fait-il le porte-parole?) 3) A partir de quelle légitimité? (qu'est-ce qui lui donne le droit de prendre publiquement la parole?). 
                            L'écrasante majorité des critiques visant Greta Thunberg à l'occasion de son discours à l'ONU sont des attaques "ad personam", visant son âge, son statut de lycéenne, sa maladie "supposée". Tout comme le discours de Martin Luther King était axé sur l'anaphore: "I have a dream", celui de Greta Thunberg est fondé sur la répétition d'une interpellation: "Comment osez-vous?" et c'est très exactement à l'endroit de cette anaphore qu'il convient de se poser la 3e question évoquée: Où une adolescente "autiste" de 16 va-t-elle trouver la légitimité de s'adresser de la sorte à tous les dirigeants des plus grandes puissances du globe? Or, cette question: aucun de ceux qui l'attaquent ne semble vraiment se la poser. Elle est pourtant la clé non seulement de son discours, mais aussi de ce renversement de valeurs au fil duquel les adultes se retrouvent en situation d'avoir effectivement des comptes à rendre aux adolescents. Les attaques ad personam cachent toujours une manœuvre de diversion dont le but est de dissimuler l'absence d'argument authentique sur le fond du sujet abordé.  On peut souhaiter, à l'endroit de tous ces intellectuels adultes ayant ressenti l'obligation de critiquer ad personam Greta Thunberg que leurs déclarations soient très inconsciemment travaillées par la figure rhétorique de la dénégation car cela signifierait  que c'est précisément dans l'inconscient d'une culpabilité réelle que trouve son explication la violence de leurs insultes, celles-ci ne constituant d'aucune façon un argument.
              Il nous appartient donc de resituer ce discours, c'est-à-dire de nous interroger sur ce fond de légitimité à partir duquel une adolescente de 16 ans s'estime en droit d'adresser à des chefs d'état et de gouvernement cette remontrance. Nous savons  à qui elle s'adresse (les chefs d'Etat des pays les plus riches), au nom de qui (nous: les adolescents) et il importe maintenant de répondre à la question:"de quel droit?" 
           Pour cela, il convient  d’abord d’insister sur un néologisme qui, bien qu’il n’ait pas encore été validé par l’ensemble de la communauté scientifique  est de plus en plus fréquemment utilisé par certains d’entre eux pour donner idée du changement climatique qui est en train de se réaliser. C’est le terme d’ « anthropocène ». Le météorologiste néerlandais Paul Crutzen a utilisé  cette dénomination en 2000, et depuis elle fait débat dans le milieu scientifique. De quoi s’agit-il? De dater la planète, ou plutôt de mesurer son évolution à la hauteur des cycles climatiques qui totalisent des milliers , voire des millions d’années. Il est vraiment primordial de situer l’apparition de l’être humain dans la succession de ces cycles.
        

           On peut ainsi remonter au Pléistocène, c’est une période contenant des épisodes glaciaires ainsi qu’un climat très sec ne favorisant pas du tout les conditions  d’expansion de la vie humaine puisque c’est bel et bien au pléistocène que remonte le paléolithique, soit la première période de la préhistoire, il y a 3,3 millions d’années. Il y a 11700 ans s’achevait le paléolithique et commençait le mésolithique, âge qui va peu à peu aboutir au néolithique, lequel voit l’être humain se développer démographiquement et commencer à acquérir des techniques (l’homme passe de la cueillette à la plantation et de la chasse à l’élevage). La fin du paléolithique correspond pour la planète à ce que l’on a appelé « l’holocène » qui se caractérise par un climat plus chaud et moins sec (donc plus favorable). La question que se posent les géologues et les météorologues est de savoir si nous ne serions pas en train de passer de l’holocène à l’anthropocène, c’est-à-dire à une période de datation climatique de la terre dans laquelle « le facteur humain » et notamment ses émissions de CO2 changent la nature du climat, comme si l’être humain qui n’est qu’une créature de la vie sur terre avait créé un mode d’existence ayant des implications qui font advenir une nouvelle ère dont les conséquences nous font rentrer dans l’inconnu, puisque il n’y a plus de régulation naturelle.
        
En d’autres termes, l’être humain jusqu’ici vivait dans des processus cycliques climatiques orchestrés par la nature et entre maintenant dans un cycle dont il est le facteur déclenchant, sans qu’il existe de mécanisme naturel à même de réguler cette évolution. La notion même de « responsabilité humaine » change donc de nature puisque c’est évidemment à lui d’assurer le contrôle d’un dérèglement dont il est la cause. Jusque là, être le dirigeant d’un Etat signifiait quoi? Veiller à maintenir l’ordre et la concorde dans les frontières de telle sorte qu’une vie humaine, citoyenne, conforme aux valeurs de telle ou telle civilisation, puisse s’y développer, mais à la lumière de ce passage de l’holocène à l’anthropocène, un président, un gouvernement se doivent de jouer le rôle de tampon entre sa population (peut-il encore s’agir d’un « peuple »? C’est une question fondamentale) et des conditions climatiques qu’il revient à l’être humain de maîtriser désormais. Il n’est plus seulement question de « décider » unilatéralement pour des chefs d’Etat ou de gouvernement mais de composer, de trouver une ligne qui aille dans le sens d’une existence humaine compatible avec le climat. Remettre toutes les actions, toutes les stratégies, toutes les économies humaines en perspective avec des conditions d’existence planétaire totalement nouvelles, ouvrant des perspectives qu’aucun être humain ne pouvait vraiment envisager il y a 50 ans, c’est cela que nos dirigeants politiques doivent faire, et c’est un travail peut-être surhumain, mais qui pointe vers un défi auquel l’humanité ne s’est encore jamais trouvé confrontée: une civilisation humaine peut-elle se concevoir avec notamment des bases religieuses, sociales, économiques, techniques, philosophiques compatibles avec ce que l’on pourrait appeler ce « nouveau désordre mondial ». Pourquoi évoquer la religion? Parce qu’aucune société n’a jamais vu le jour sans religion et qu’il est possible que les cultures à venir aient à l’envisager ou qu’une nouvelle croyance, une autre mythologie, se constituent, se définissent.
        
Il est très intéressant de ramener les critiques du discours de Greta Thunberg à cette hauteur là, notamment celles qui l’accusent de déblatérer un catéchisme, de faire un sermon, de psalmodier: autant de termes à connotation religieuse qui manifestent une incapacité radicale à réaliser la nature des changements sociaux à venir. Les personnalités politiques ou philosophiques  se croient interpellés en raison de leur engagement politique, idéologique ou religieux et ils réagissent au discours de Greta à partir de ces repères que l’on pourrait qualifier datant de l’holocène. Soral veut lui coller une baffe, Bardella la ramener à l’école, Finkielkraut lui rappeler les principes de l’école républicaine, Onfray stigmatise sa manipulation, comme si les affirmations de Greta Thunberg se situaient encore sur un terrain politique. Quiconque prête vraiment attention à la teneur des critiques de Greta Thunberg peut constater que les politiques de droite lui reprochent d’être à gauche et ceux qui sont à gauche, comme Michel Onfray, la soupçonne d’être à droite.
        

                Il est en effet possible que Greta Thunberg soit « ce monstre froid qui annonce "la mort des peuples ", pour reprendre les termes utilisés par Nietzsche à l'encontre de l'Etat, parce qu’en effet, l’homme a déjà à se poser la question de savoir ce que la notion d’identité, ou de « peuple » va pouvoir valoir dans une planète dont les terres émergées vont se réduire drastiquement si nous ne faisons rien (et nous ne faisons rien). Un français n’est pas interpellé en tant que français par le passage de l’holocène à l’anthropocène, pas plus qu’un militant de la CGT ou du rassemblement national. La génération qui occupe le haut du pavé médiatique et politique n’a plus ses repères idéologiques là pour évoquer une transition qui ne se situe pas du tout sur ce plan, de telle sorte que l’on voit se répandre des flux de haine et des torrents de bêtise dans des médias "dépassés", subvertis par le monde même dont ils sont pourtant censés relayer auprès de l'opinion, les "évènements" (mais qu'est-ce qu'un évènement? Nous sommes en train de passer de l'intérêt porté à ce qui se produit d'humain sur la planète à l'intérêt que nous devrions porter à la planète). Qu’il faille une pensée adolescente (adulescens: croître vers…) pour réaliser ces nouveaux enjeux et réfléchir à de nouveaux repères est d’une évidence tellement aveuglante que Michel Onfray ne peut pas la discerner avec ses lunettes trop rectangulaires. Mais on peut être un adulte et cultiver la légitimité de parole adolescente. C’est là l’enjeu de la nouvelle maturité des adultes d’aujourd’hui: remettre en question les concepts et les normes idéologiques avec lesquels ils ont grandi. 
             
C’est à la fois très difficile comme en témoignent la stérilité et la courte vue des critiques de Greta Thunberg mais c’est en même temps extrêmement motivant. Pourquoi? Au-delà de leurs différences fondamentales, les idéologies des Lumières, du communisme, du nazisme ont également échoué dans leurs tentatives visant à faire naître le nouvel homme d’un nouveau monde, mais voilà que le monde lui-même et le processus de sa datation climatique nous enjoignent de repenser au plus vite le phénomène de la présence humaine sur terre, et peut-être d’abord de le ramener à ça: un phénomène physique et contingent (ce qui explique "Greta la science" comme dit ironiquement Michel Onfray, trop pamphlétaire, à cette occasion pour être philosophe). Une fois débarrassés de toutes ses religions et ses idéologies de l’Homme, de "l’espèce élue par l’Eternel »,  de la croyance en un progrès, ou en une mission ou encore en une damnation que nous aurait adressé Dieu, que devient notre avenir? Ou plutôt qu'avons-nous à devenir? Il nous faut « exister », « être au monde » sans pour autant nier ce que nous sommes, et plus encore envisager que l’homme n'est que cela: l’affirmation d’un certain style d’être au monde qui soit compatible avec l’existence de ce monde. Devenir ce que nous sommes, c’est faire advenir ce nouveau sens de l’existence humaine: « une existence terrienne ». T'es pas français, TERRIEN!

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