dimanche 13 octobre 2019

Travaille-t-on pour satisfaire son désir ou pour accomplir son devoir? Réception du sujet/Problématisation/Analyse des termes (TS3)

1) Réception du sujet  (ne pas confondre avec « Introduction ». Nous commençons par de simples remarques susceptibles de venir à l’esprit de tout candidat prenant contact avec un tel sujet)
        Les solutions proposées par ce sujet peuvent nous surprendre dans un premier temps parce que nous n’y retrouvons pas la réponse qui peut nous venir spontanément en tête, à savoir que nous ne travaillons que par contrainte, et que nous serions heureux de pouvoir nous en passer. Cela veut dire que la question du sujet nous impose de nous situer déjà à un certain niveau de compréhension et de définition du travail. Nous avons besoin d’un métier pour vivre décemment et si nous creusions ce premier niveau de justification, nous trouverions la nécessité biologique pour l’humanité de vivre des transformations qu’elle impose à la nature. Dans cette perspective, l’homme ne travaille ni par désir ni par devoir mais par besoin.
        Toutefois, c’est justement à partir de cette nécessité vitale que l’être humain dans l’organisation sociale de la communauté a transformé ce besoin en devoir, même si Hannah Arendt insiste sur le fait que les grecs n’accordaient aucune valeur sociale au travail. Etre libre  à cette époque c’est être dégagé de cette pression et ne pas avoir besoin de travailler pour vivre. L’institution de l’esclavage dans l’antiquité n’avait pas d’autre origine: ce n’est pas que l’esclave n’était pas humain, c’est tout simplement qu’il fallait quelqu’un pour assurer ces tâches que nous partageons avec les animaux, soit survivre en se nourrissant et en ayant de quoi se nourrir.
        Nous mesurons la différence avec le statut du travail aujourd’hui puisque il est devenu un critère de reconnaissance, un facteur d’intégration. Ne pas avoir de travail, ce n’est pas seulement être mis à l’écart d’un système économique de rétribution, c’est surtout ne pas être tout-à-fait reconnu comme un citoyen à part entière. Travailler c’est « faire sa part », participer à une oeuvre commune, prendre corps dans une société d’hommes animés par un même projet: celui d’inscrire de l’action humaine dans le monde (et peut-être plus encore que cela).
        
Il y a donc quelque chose de notre statut d’être humain qui se gagne par le travail et qui peut justifier que nous nous fassions un devoir de travailler. Finalement tout cela revient à défendre l’idée que l’on gagne quelque chose de plus « haut », de plus élevé que l’argent dans l’exercice de son métier, ou dans le mouvement d’une activité laborieuse.
        L’alternative proposée par le sujet est évidemment d’une nature toute différente: se pourrait-il que nous soyons motivés au travail non pas par la conquête d’un statut moral mais par l’efficience d’un désir qui clandestinement s'activerait  dans cet ouvrage réputé pourtant difficile, voire douloureux? Autant la notion de devoir est universelle et met en lumière le rapport de l’individu travaillant à l’humanité, autant le désir désigne une dynamique propre au sujet. Le travail dont la manifestation tout autant que les modalités se déploient dans une sphère publique porterait en soi un intérêt privé.  La question consiste donc à nous interroger sur le pourquoi du travail? De quoi le travail est-il la manifestation ou le moyen, le nom? Que poursuivons-nous au fil de cette activité qui nous occupe tous et qui semble décisive au regard de notre intégration sociale, morale, peut-être même existentielle?

2) Problématisation

        Travaillons-nous par désir ou par devoir? C’est « globalement » la question, mais cela ne suffit pas à comprendre le problème contenu dans le sujet. On réalise bien que les deux mouvements suggérés par cette alternative ne sont pas du tout identiques. Si nous travaillons par désir, cela signifie que nous sommes « inclinés » à le faire, c’est-à-dire que nous suivons la dynamique d’une nécessité intérieure qui nous détermine à l’entreprendre  sans que nous fassions vraiment un « effort ». Par contre, ce que nous accomplissons par devoir implique un contrôle de soi. Nous faisons valoir des idéaux supérieurs qui nous enjoignent de ne pas laisser libre cours à nos pulsions, nos envies, notre désir. C’est cela le fond de la question: s’il existe en nous un désir de travailler, alors cela signifie que cette tâche, au-delà de son apparence contraignante, de son cadre public, de ses modalités communautaires et éventuellement de sa valeur morale universelle, constitue le prolongement d’une motivation propre, intérieure au sujet. C’est par nous-mêmes en nous mêmes et sans sortir de nous-mêmes que nous travaillerions alors, comme si le fond de la motivation de cette activité n’avait finalement rien à voir avec notre rapport au monde, aux autres, à tout « Extérieur ».
        Au contraire le devoir suppose que le sujet se fasse violence pour faire entrer en considération dans ses motivations des interêts qui ne sont pas les siens. Le sujet s’éclaircit: nous sommes interrogés sur la nature exacte de la nécessité qui nous pousse à travailler, sachant que nous pourrions en dénombrer quatre et que la question posée en exclue deux. Il est possible, en effet, que nous travaillons par:
- Besoin
- Désir
- Contrainte
- Devoir
      
 Il sera nécessaire de distinguer le désir du besoin et le devoir de la contrainte pour saisir le fond de la question, mais nous pouvons d’emblée insister sur l’opposition entre le privé et le public, l’individu et l’espèce, le sujet et l’universel et relever ainsi comme un  chiasme efficient dans la compréhension du problème. Il y a dans le travail quelque chose qui réalise l’espèce humaine et qui dépasse l’individu en ce sens que le travailleur est devenu l’instrument d’une finalité qui peut écraser ses intérêts personnels (perte de sens du travail salarié), mais inversement le travail peut aussi être interprété au fil d’une perspective exactement inverse car la soif d’activité, le désir de réaliser une oeuvre est suffisamment prégnant pour que l’individu s’y perde et s’y affranchisse de toute obligation à l’égard de la communauté. Notre implication dans le travail est trouble: nous pouvons nous y perdre, comme nous y trouver, y subir l’aliénation comme y jouir de la liberté, de la reconnaissance, d’une forme de responsabilité. On peut bien sûr trouver très rationnel de travailler mais en même temps nous voyons également s’y développer des troubles telles que l’obsession, la dépression (burning out), la névrose. Si la nature de notre investissement au travail était aussi claire et transparente que le donne à penser l’idée selon laquelle nous travaillerions par devoir, nous ne pourrions pas rendre compte de toutes les machinations qui s’y trament, de la charge émotive que nous y appliquons. Nous sommes des machines à travailler, et toute la question est de savoir ce qui se joue, ce qui s’effectue et ce qui s’exprime dans cette automaticité, dans cette systématicité, dans cette réduction fonctionnelle de l’être humain à son travail:
«Tu t'appelles Rosetta, je m'appelle Rosetta. Tu as trouvé du travail, j'ai trouvé du travail. Tu as une vie normale, j'ai une vie normale. Tu ne tomberas pas dans le trou, je ne tomberai pas dans le trou.»
                                                              Rosetta - Les frères Dardenne
        
Le travail a pris une place suffisamment éminente aujourd’hui pour que chacun de nous juge évident de se définir aux yeux des autres par le métier qu’il exerce. "Etre, faire et devenir » sont des actions que l’on n’envisage plus autrement que dans les termes d’un travail salarié, même lorsque ce métier n’est pas celui que l’on aurait souhaité. Peut-être cette polarisation est-elle l’effet d’une déviance, comme le souligne Hannah Arendt. Elle n’en est pas moins effective et cela invalide la conception du travail qui le réduirait à une contrainte fondamentale, première, structurelle. Il se peut que le travail ait fait l’objet de transformations au gré desquelles il serait devenu l’instrument d’une aliénation de l’homme par l’homme, comme le suggère Marx, mais cela n’aurait pas pu se produire si précisément ce qui se jouait dans le travail pour l’homme était d’ordre strictement alimentaire, contraint, involontaire. Nous ne nous représentons pas notre vie sans travailler et cette restriction, cette condition de notre accomplissement existentiel fait nécessairement signe d’une implication dont il faut comprendre la nature: est-ce moralement que nous nous estimons obligés de travailler ou au contraire sous l’impulsion d’une dynamique désirante à la fois plus spontanée et moins rationnelle?

3) Analyse des termes
        

Travail:  nous pouvons, au moins distinguer trois sens du terme « travail »:
Tout le monde pense évidemment au travail salarié dans un premier temps. Il est impossible de concevoir cette signification indépendamment d’une organisation sociale et économique du travail. Cela veut dire que nous devons composer avec les impératifs de la collectivité qui nous assigne telle ou telle tâche. Travailler, c’est produire des biens ou des services en échange d’une rétribution. Cela suppose qu’il est impossible de travailler dans ce cadre sans respecter des conventions, des lois voire une déontologie (ce qui rend possible l’utilisation de la notion de « devoir »)
Dans une perspective plus large et plus efficiente philosophiquement, le travail désigne un certain type de rapport avec la nature. Travailler désigne toujours l’acte de transformer. Nous agissons sur une matière première pour en extraire une matière seconde marquée du sceau de l’utilité humaine. Ici travail et technique vont de pair. Il semble bien que l’être humain exprime ici une spécificité par rapport aux autres espèces animales qui n’éprouvent pas cette nécessité de marquer l’extérieur d’une empreinte spéciste intérieure. Travailler c’est inscrire de l’action humaine dans un monde naturel. Cette action creuse elle-même une trace, un milieu humain, culturel, artificiel et c’est dans cette concrétisation de l’action humaine que l’homme se reconnaît en tant qu’espèce.  
Enfin travailler désigne « l’oeuvre du temps ». On peut dire d’un objet ou d’un produit qu’ils sont « travaillées par les années » comme si quelque chose se poursuivait dans la dynamique pure d’un écoulement de durée. Il y a des projets qu’il faut « laisser mûrir » ce qui induit une efficience, une propension des choses, comme on dit, où ce n’est plus l’homme qui travaille mais le flux du temps, lequel n’est pas exclusivement celui de l’usure et de la destruction.
        Devoir:  il est une obligation qui s’oppose à la force en ce sens que l’on n’est pas contraint extérieurement par le devoir mais intérieurement. Alors que l’on aurait raison de se soustraire à l’emprise d’une force extérieure si nous le pouvions, nous n’aurions pas raison de nous soustraire à la contrainte imposée par le devoir parce que cette contrainte est fondée en raison et que nous le savons, en tant qu’être raisonnable. Mais en quoi est-ce une contrainte alors? En ceci que le devoir n’est pas agréable et qu’il implique que nous ne nous déterminions pas en fonction de nos sentiments ou de nos sensations mais seulement du commandement de notre raison, laquelle est universelle chez tous les hommes: « Le devoir est la nécessité d’accomplir l’action par pur respect pour la loi » - Kant
        Le philosophe allemand explique précisément ce qu’est le devoir dans ce texte:
 


« La représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un impératif.
Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir, et ils indiquent par là le rapport d'une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n'est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu'il serait bon de faire telle chose ou de s'en abstenir ; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde. […]
Or tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme un moyen d'arriver à quelque autre chose que l'on veut (ou du moins qu'il est possible que l'on veuille). L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement.
Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent comme nécessaire pour un sujet capable d'être déterminé pratiquement par la raison, tous les impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l'action qui, selon le principe d'une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or si l'action n'est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l'impératif est hypothétique ; si est représentée comme bonne en soi, par suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison, alors, l'impératif est catégorique. »
                          E. Kant, Fondements de la Métaphysique des moeurs
        Le « moment crucial de ce passage est probablement celui-ci: « Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde. […] »
        Nous ne choisissons une action parce qu’elle est agréable qu’en suivant les intérêts purement égoïstes de notre subjectivité, et cela ne saurait en rien constituer un devoir. Agir par devoir, c’est faire valoir pour soi des principes objectifs et universels, ce qui nécessairement entre en conflit avec des principes subjectifs exclusivement motivés par mon plaisir ou mon confort. On ne peut donc agir par devoir qu’en se contraignant soi-même à ne pas suivre ce que Kant appelle « nos motifs pathologiques » (pathos: subir, être passif).
        Ce qui se joue dans le devoir est donc la liberté, parce que si nous laissons en nous triompher l’inclination vers ce qui est agréable, plaisant, nous ne serons jamais autonomes mais « hétéronomes », c’est-à-dire que nous subirons une loi qui nous sera imposée de l’extérieur, à laquelle notre raison qui est universelle n’aura pas donné son aval. Résumons: une action ne peut-être bonne que si elle est animée par une bonne intention. Que signifie « bonne », ici? Pure, désintéressée, c’est-à-dire débarrassée de toute motivation qui serait exclusivement liée à des intérêts personnels, égoïstes. Ce qui nous enferme dans des motivations de ce type, c’est précisément la sensibilité, l’affectif, les désirs, les passions, tout ce par quoi nous sommes « inclinés », tout ce qui nous rend passifs et nous conduit à nous laisser dicter notre conduite par quelque chose ou quelqu’un d’autre. Suivre des motifs sensibles, c’est être un esclave. Par conséquent il faut à la fois être actif, activiste, volontariste et trouver en nous la faculté qui nous fera sortir du cadre égoïste de ses motivations. Seule la raison le peut car elle est universelle. Faire primer en nous les impératifs de la raison sur les motivations de la sensibilité, c’est agir par devoir ET c’est aussi agir librement. Quelle est la loi morale qui sera à même de m’inciter toujours à agir par devoir plutôt que par plaisir ou par intérêt? L’impératif catégorique qui peut avoir plusieurs formulations mais qui se ramène toujours à un principe unique, celui d’agir de telle sorte que la loi dirigeant notre action puisse aussi servir de loi universelle valant pour tout homme:
« Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
« L'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle.  »
« Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible. »
        Désir:  le désir s’oppose à la fois au besoin et à la volonté. Contrairement au besoin, il ne se satisfait pas et n’est pas exclusivement d’ordre organique. Il se distingue de la volonté en ceci qu’il n’est pas rationnel. Le désir consiste à « fantasmer », c’est-à-dire à idéaliser son objet de telle sorte qu’il puisse constamment alimenter une tension, une quête. Le désir rend impossible, inaccessible ce qu’il désire en le désirant, comme l’enfant qui fantasme tellement sur le jouet qu’il oeuvre à le déréaliser et travaille ainsi absurdement à le rendre insatisfaisant. Contrairement à la volonté, le désir ne cherche pas la réalisation.

4) Textes et références

« Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tout aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable.
L’homme doit être occupé de telle manière qu’il soit rempli par le but qu’il a devant les yeux, si bien qu’il ne se sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail. Ainsi l’enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé, si ce n’est à l’école ? L’école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l’enfant ne voit pas d’abord à quoi sert cette contrainte, il s’avisera plus tard de sa grande utilité. »
                            Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation



Le besoin  nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau  des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau , adventice ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui  , l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu , c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher , d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes.
Nietzsche - Humain, trop humain, I, § 611, Bouquins I, p. 680

« L'idée que le travail moderne est marqué du sceau de l'ascétisme n'est certes pas nouvelle. Se borner à un travail spécialisé, et par suite renoncer à l'universalité faustienne de l'homme, telle est la condition de toute activité fructueuse dans le monde moderne ; ainsi, de nos jours, « action » et « renoncement » se conditionnent fatalement l'un et l'autre. [.]
Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l'être. Car lorsque l'ascétisme se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu'il commença à dominer la moralité séculière(5), ce fut pour participer à l'édification du cosmos prodigieux de l'ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme - et pas seulement de ceux que concerne directement l'acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu'à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se consumer. Selon les vues de Baxter(6), le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu'à la façon d'«un léger manteau qu'à chaque instant l'on peut rejeter». Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier."

        Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1920, Plon 1964 p. 248 250.

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