mardi 29 octobre 2019

Est-ce un devoir d'aimer Autrui? Une autre introduction

(Il ne s'agit pas de multiplier les introductions "pour le plaisir" mais de pointer la  pluralité des axes de problématisation d'une telle question. Ici partir de l'Evangile selon Matthieu permet  de questionner d'emblée la valeur communautaire et religieuse d'un tel commandement. Cela permet en un sens de gagner du temps étant entendu que tout le monde sait bien que le fond du problème réside dans la question de savoir si le fait d'aimer en toute autre personne le fait qu'elle soit Autre est non seulement "possible"  (puisque nous avons plutôt l'impression d'aimer des personnes particulières et uniques) mais encore prescriptible comme "Devoir")
      
Dans l’évangile selon Matthieu figure ce passage au cours duquel Jésus dialogue avec un scribe envoyé par les pharisiens pour mettre à l’épreuve sa parole:
Maître quel est le premier de tous les commandements?
Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Et voici le second: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là.…
        Aimer son prochain est donc affirmé par le Christ comme un commandement, lequel n’attend de nous, si nous nous en tenons à ce terme, que de l’obéissance.  Mais que penserions-nous d’une personne qui nous ferait l’aveu d’un amour exclusivement motivé par l’obéissance à un tel devoir? Qu’elle ne nous aime pas vraiment puisque il lui faudrait se contraindre elle-même à nous aimer. Qu’un amour ne soit pas spontané semble contradictoire dans les termes, y compris dans ses acceptions les plus solennelles: quand on parle, par exemple, de « l’amour de la patrie », on pointe autre chose que le devoir moral de combattre pour elle, on exprime au contraire que l’on se bat par amour, ce qui suppose une inclination, une « pente », on se bat pour la « mère-patrie » parce que nous lui sommes physiquement attachés, comme l’est un enfant pour sa mère. Tout ce qui s’impose à nous comme un commandement suppose au contraire un mouvement de détachement à l’égard de notre pente naturelle. Nous faisons ce que nous devons faire précisément parce que ce n’est pas ce que nous ferions naturellement, spontanément, par inclination. Une question se pose donc par rapport à ce commandement d’aimer son prochain comme soi-même: si je l’aime par devoir, est-ce encore de l’amour? Force est de constater que nous aimons déjà spontanément certains de nos proches et que le caractère inconditionnel (c’est-à-dire sans cause désignée, ni désignable, sans raison, sans explication ni justification, ni but) de cet attachement ne nous semble en aucune mesure compatible avec le rapport à l’autorité induit par la soumission à un commandement. Il n’est rien d’aussi extérieur qu’un ordre donné qui puisse stimuler en nous de l’amour précisément parce que cet attachement ne s’impose à nous que de nous-mêmes. Toutefois deux considérations peuvent relativiser ce dernier point. En premier lieu, nous ne suivons jamais « l’appel du devoir" sans comprendre sa pertinence. Ce n’est pas aveuglément que nous nous soumettons à ses ordres mais parce que quelque chose en nous s’y rallie (notre raison) et contrarie ainsi autre chose qui se trouve aussi en nous: nos inclinations, nos préférences, nos passions. D’autre part, Jésus parle du « prochain », c’est-à-dire de notre semblable. Peut-être en effet, faut-il se faire un devoir d’aimer autrui parce qu’un tel amour n’est pas aussi spontané que celui que je voue à des personnes particulières. C’est comme si le Christ nous adjurait de respecter ce second commandement parce qu’il a quelque chose à voir avec le premier et qu’aimer Dieu suppose que l’on aime pareillement tout être humain du simple fait qu’il est une créature de Dieu. La nature prescriptive du commandement viendrait donc de la nécessité universelle de prolonger par le devoir d’aimer tous les hommes l’amour que nous réservons seulement à certains d’entre eux. Si nous nous conformons à l’une des étymologies du terme de religion (religare en latin: lier ensemble), Jésus ne ferait finalement ici rien d’autre que de poser l’amour comme le seul lien fondamental et nécessaire susceptible de faire « humanité » (ce n’est vraiment pas la plus mauvaise interprétation de toute religion que de poser qu’elle a pour fonction première de jeter les bases d’une vie communautaire possible). Nous avons souvent tendance à particulariser l’amour que nous ressentons pour nos proches comme si toute la force de cet attachement venait de la spécificité de sa valeur élective: « je t’aime toi parce que es toi », exactement comme la décrit Montaigne pour La Boétie: « Parce que c’était lui parce que c’était moi », mais se pourrait-il que l’amour soit tout le contraire de ça, à savoir: « je t’aime toi, parce que tu es Autre et cela n’a rien à voir avec ce qui te fait être exclusivement toi-même »? Une fois désengagé, désinvesti de cette pesanteur subjective du soi de l'être aimé, l'amour "pur", total, sans exclusive, pourrait-il s'imposer à chacun de nous comme une obligation universelle?



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire