lundi 8 novembre 2021

Cours HLP: Le héros romantique (suite)

 


     Afin de mieux mesurer l’importance cruciale que revêt la distinction opérée par Bergson entre le temps et la durée dans la considération philosophique du romantisme, il convient de la resituer par rapport au fil que nous avons suivi dans ce cours. Après avoir décrit à grands traits les caractéristiques du romantique en nous concentrant notamment sur Novalis, nous avons pointé le caractère central du mythe d’Orphée allant chercher Eurydice dans les enfers afin de la perdre une seconde fois et définitivement. Le romantique, tout comme l’artiste préfère célébrer par l’oeuvre le souvenir de la morte plutôt que de tenter l’aventure réelle et temporelle d’un amour plus incertain avec une vivante. Grâce à la critique de la passion entreprise par Ferdinand Alquié, nous avons perçu le caractère décisif de la question du temps. Le passionné, c’est-à-dire le romantique refuse le temps, refuse l’autre et refuse d’être autre. Tout amour romantique pourrions nous dire, dés lors, est amour de soi, narcissique, infantile et possessif. Si nous en restions là, la perspective philosophique du romantisme tournerait court dans la mesure où elle se réduirait à une forme grave et dommageable à tout le monde, aussi bien au romantique qu’à ses proches, de « pathologie ». Nous pouvons d’ailleurs remarquer que tout ce que Ferdinand Alquié dit du passionné convient trait pour trait à Orphée. Dans cette condamnation en règle de l’attitude romantique et du refus du temps, c’est aussi un certain rapport à la nuit, à l’intériorité, à la vérité, au sentiment et à l’autre qui se voit discrédité. 

Mais l’esprit même de cette « exécution » serait totalement remis en cause s’il apparaissait que tous les héros romantiques, d’Orphée à Gatsby en passant par Novalis, loin de se perdre dans la pure contemplation et admiration narcissique d’eux-mêmes, relèvent une imposture, une supercherie dont nous sommes toutes et tous les victimes: celle d’un temps social, « universel » au sens où il règle la communauté de tous les humains (et acquiert ainsi le statut d’objectivité), scientifique, découpable, discontinu, et divisible, spatialisé (ce temps même qui permet à Zénon d’Elée d’affirmer que la flèche est immobile à chaque division de son trajet). 

 

Nous nous souvenons des termes utilisés par Novalis dans son hymne à la nuit pour évoquer cette « seconde vie »:

« Et, tout à coup, le cordon de la naissance, chaîne de la lumière, se rompit !... La splendeur terrestre s’en fut, et avec elle ma tristesse. En même temps s’épandait, toute, ma mélancolie en un monde nouveau, insondable. Et toi, Ivresse nocturne, Assoupissement des Cieux, tu descends sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. Le tertre se dispersa en un nuage de poussière, et, à travers ce nuage, je vis les traits transfigurés de l’Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité... Je saisis ses mains, et les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! Tels des orages, des milliers d’années s’enfuyaient dans le lointain... A son cou, je pleurai, devant la vie nouvelle, de délicieuses larmes. »

Mais elle s’éclaire, à la lumière de la distinction Bergsonienne, et même pourrions nous dire, à son insu (car Bergson a bien célébré l’art et notamment la poésie mais n’a jamais situé ses thèses par rapport au mouvement romantique) d’une dimension nouvelle, autre qui non seulement lui permet de résister à la critique de Ferdinand Alquié mais la renverse complètement. Ce « monde nouveau » dans lequel Novalis affirme voir les traits transfigurés de l’aimée, tisser avec elle un lien resplendissant, indéchirable ne nous apparaît plus comme une métaphore ou comme une image et finalement pas du tout comme l’abandon de la réalité, mais plutôt comme la perception d’une authentique réalité, celle d’une durée dans le flux de laquelle rien jamais ne disparaît mais tout devient « toujours » et ce toujours fait finalement explicitement signe d’une forme d’Eternité non plus stable mais incessamment dynamique. Notre représentation habituelle courante d’un être humain qui s’appelle tel ou tel et qui rencontre d’autres personnes dans sa vie, qui fait des expériences dans l’espace et dont la vie dure un certain temps est comme soulevée, remodelée, contredite par la compréhension de ce que la durée est en profondeur, à savoir cette continuité sans pause ni coupure d’un flux de mutations au sein duquel tout est dans tout, rien n’est dissociable, rien n’est vraiment distinct, rien ne disparaît ni ne surgit parce que « tout toujours est la mutation d’un devenir ». Tel est l’enfer d’Eurydice, la nuit de Novalis, le passé de Gatsby.

  


Ce rapport à l’intériorité du héros romantique, son incapacité même à accepter la réalité et « les choses telles qu’elles sont » se révèlent autrement à nos yeux, comme étant autre chose qu’une impasse, parce que, de fait, il est « vrai » que nos expériences, aussi diverses et distinctes qu’elles nous paraissent, ont toutes ce trait commun de s’accomplir non seulement « dans » la durée mais aussi « par » elle. Quelle est la vraie dimension de la rencontre entre Novalis et Sophie? Celle d’un devenir en mutation continue au sein duquel rien ne disparaît jamais mais demeure « autrement ». Il faut réaliser que la vie est un plan au niveau duquel nous ne faisons pas tant l’expérience de choses, d’êtres ou de sentiments « autres », mais  d’un seul et même mouvement différant (avec un a). Il nous faut dés lors envisager la possibilité que certains êtres, certaines choses, ou plutôt finalement certaines occasions nous permettent par leur intensité de vivre plus lucidement cette expérience du même, c’est-à-dire cette réalité de se situer sur un même plan avec toutes choses, avec tout être, avec toute matière, avec « Tout », du fait même de l’expérience «  toute » d’un changement exhaustif et global (au sens fort de ce terme). Quelque chose de l’amour, de l’art, d’une forme d’intériorisation porte en soi ce dépassement des apparences que nous a imposé, à nous humains, le découpage spatial du temps social et des mots. C’est cette authenticité là que pointe le romantisme dans la littérature et les thèses de Bergson (mais pas seulement lui) en philosophie.

Le « détour » que nous avons effectué par Marcel Proust et la description de cette réminiscence du goût de la madeleine nous permet de donner à cette intuition de la durée une illustration puissante. L’expérience ici n’est pas amoureuse mais gustative. La métaphore de l’enveloppement/développement ne cesse pas de traverser ce passage et cristallise magnifiquement le rapport à la durée explicitée par Bergson dans le texte vu précédemment. Il convient de bien saisir ici la différence entre le fait d’évoquer des souvenirs volontaires et l’affect qui fait revenir d’on ne sait où une expérience involontairement, à l’occasion d’une réitération.  Si l’on avait demander au narrateur de parler de son enfance, il aurait probablement décrit Combray, sa grand-mère, Françoise, sa mère, Monsieur Swann, les aubépines, etc. Mais il l’aurait fait comme une succession de personnages, de moments, de faits isolés, distincts les uns des autres, et, de toute façon, il l’aurait fait parce qu’on le lui aurait demandé, comme un sujet conscient qui dit « Je » me souviens.  Mais rien de tel ici.

 

C’est plutôt à la réalisation par une personne de ceci qu’elle est  littéralement « tissée » dans la trame même de ses affects que nous assistons ici au fil de la narration. Combray lui vient à l’esprit. La saveur de la madeleine goûtée enfant s’est inscrite « quelque part ». Est-ce seulement dans l’inconscient personnel d’ « un » sujet, d’une sensibilité close, propre à une personne, en particulier? On peut répondre « Oui » si l’on entend par là tout ce qui, en effet, va être décrit dans la recherche et qui constitue une narration d’épisodes propres au narrateur. Mais on doit répondre « non » si l’on désigne le mouvement, la dimension soulevée, pointée par cette réminiscence, lequel fait plus que nous toucher, nous émouvoir puisque il nous constitue, nous définit, nous caractérise. Ce flux de sensations,  de souvenirs, de sentiments et d’affects dont nous avons tendance à penser qu’il constitue notre petit bagage privé, notre jardin secret, notre « subjectivité propre » se révèle aussi bien dans le romantisme en général que dans la philosophie de Bergson et le roman de Proust comme porteur d’une dimension incroyablement plus objective, et universelle et plus « vraie » que nous ne le pensions originellement parce que nous y réalisons exactement ce qu’exister « est »: être pris, touché, ému, constitué dans la durée avant de se voir agissant, constituant et acteur dans l’espace.


5) Postérité du romantisme : stream of consciousness (Virginia Woolf - James Joyce - William Faulkner)

  


                Avec armes et bagages, l’authenticité a  dés lors « changé de camp ».  Les implications littéraires de l’esprit même de la distinction entre temps et durée sont considérables même s’il semble bien qu’elles se soient étrangement développées davantage outre manche  et outre atlantique qu’en France (Bergson lui-même a davantage intéressé les psychologues anglais que les philosophes français).  Si cette attention que nous portons à ce flux continu d’affects de sensations et de sentiments revêt quelque chose de plus authentique que tout ce que voyons ou croyons voir à l’extérieur de nous « objectivement », alors l’écriture elle-même peut et même doit devenir autre chose 

« J'aimerais prendre la vie dans mes mains ; la palper doucement, ronde, lisse et lourde, et la tenir ainsi, jour après jour. Je vais lire Proust, je crois, et revenir en arrière, puis repartir en avant.

Quant à mon prochain livre, je vais me retenir de l'écrire jusqu'à ce qu'il s'impose à moi ; jusqu'à ce qu'il soit lourd dans ma tête comme une poire mûre, pendante, pesante, et demandant à être cueillie juste avant qu'elle ne tombe. Les Éphémères continuent à me hanter, arrivant comme toujours, sans crier gare, entre le thé et le dîner, pendant que L. fait marcher le gramophone. J'esquisse une page ou deux, puis me contrains à m'arrêter. (…) Et quelle est ma position à l'égard de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur ? Je crois qu'une certaine liberté, un certain élan sont nécessaires. Oui, je crois que même l'extériorisation est bonne, et qu'une combinaison des deux tendances devrait être possible. L'idée m'est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c'est saturer chaque atome. Je voudrais éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu'il peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison de pensée, de sensation ; la voix de la mer. Les déchets, l'inertie, proviennent de l'inclusion d'éléments qui n'appartiennent pas au moment. C'est l'épouvantable procédé de narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Cela c'est le faux, l'irréel, la convention à l'état pur. Pourquoi admettre dans la littérature tout ce qui n'est pas la poésie, je veux dire par là, la saturation ? n'est-ce pas là le grief que je fais aux romanciers, le fait qu'ils ne choisissent pas ? Les poètes réussissent par la simplification, laissant pratiquement tout au-dehors. Moi je veux tout y mettre et cependant saturer. C'est ce que je veux tenter avec Les Éphémères. Cela doit inclure l'absurde, les faits, le sordide, mais traités en transparence. » 

Virginia Woolf, Journal d'un écrivain, 10/18, trad : Germaine Beaumont, P.222-223

  


Comprendre la différence entre le temps et la durée et mesurer tout ce que la lecture de Proust, et particulièrement de ce passage aurait de difficile voire de totalement absurde si nous nous en tenions à l’existence du temps (c’est-à-dire à de la durée spatialisée) nous permet de situer l’art en général et la littérature en particulier dans une toute perspective que celle qui nous est habituelle. Dans ce mouvement à tous égard introverti qui permet au narrateur de la recherche de laisser doucement affleurer à la surface de sa mémoire Combray et la totalité des éléments qui constituent cette période de son enfance, c’est bien à une intuition juste de ce qu’il est en vérité que donne lieu (et peut-être plus que cela encore) son écriture. Ce qui est objectivement vrai ici, c’est qu’il a mangé un gâteau. Ce qui est subjectivement efficient, c’est qu’il réalise dans quelle texture d’existence il consiste. Cet effort littéraire de Proust, c’est sans conteste aussi une progression philosophique vers ce qu’il nous faut bien appeler une « vérité ». L’émotion que nous ressentons en lisant ce passage de la recherche ne peut pas seulement venir de ce que les phrases y soient « belles », stylisées, mais surtout du fait qu’elles soient justes et d’une justesse aussi troublante qu’intuitive.  Dés lors nous ne savons plus vers quel mouvement nous tourner pour nous connaître, pour saisir sinon la vérité, du moins « une » vérité. 

Les romantiques ne cessent de nous parler de leur âme et rien n’est moins concret, réel, observable, palpable, scientifique, que cette « idée » mais voilà que grâce à Bergson et à Proust nous réalisons tout ce ce qu’elle revêt de justesse, voire de réalité, car la saveur d’un gâteau est bien réelle.


Virginia Woolf  (1882 - 1941) est une femme de lettres britannique qui n’a jamais aspiré à la moindre reconnaissance philosophique, mais comme elle l’exprime parfaitement dans l’extrait de son journal,  elle situe la littérature à la même hauteur que Proust et dans son sillage, en un sens. Si la vérité d’une scène ou d’une situation ne se situe plus dans son effectuation physique, extérieure, alors comment dire l’exactitude de ce qui est?  Ne serait-il pas possible de ciseler son écriture jusqu’à ce qu’elle se révèle capable de suivre cette trame du souvenir dans lequel quelque chose de la durée s’exprime? C’est bien ce que Proust est parvenu à réaliser, mais l’on peut aller encore plus loin en misant sur cette dimension quasi scientifique de la littérature de se couler suffisamment dans la fluidité de nos états d’âme pour exprimer la vérité la plus profonde des « heures ».

C’est à ce niveau là que se situe ce mouvement littéraire anglo-saxon baptisé « stream of consciousness » (James Joyce, William Faulkner, Virginia Woolf). Lire par exemple Ulysse de James Joyce, c’est se retrouver comme projeté dans le flux des pensées des personnages, sans intermédiaire, sans autre logique que celle des pensées telles qu’elle vient au protagoniste. Nous mesurons bien ainsi tout ce que « stream of consciousness » rajoute et transforme aux romantiques français du 18e et du 19e. Il ne s’agit plus vraiment de décrire ce qu’est l’attitude romantique à partir de la position installée et prédominante, transcendante de l’écrivain qui, de l’extérieur, raconte une action. Il s’agit de franchir un cran dans cette démarche et plutôt que de décrire les états d’âme d’un personnage romantique, il est affaire ici de les suivre de se fondre en eux jusqu’à ce que l’irrationalité même du flux de sensations de sentiments et d’idées nous fasse rentrer dans la logique d’effectuation des instants. L’écrivain perd la position dominante de son piédestal d’auteur mais c’est pour coïncider avec un flux d’une puissance incroyablement plus effective parce qu’immanente, c’est-à-dore ne faisant plus qu’un avec la dynamique au fil de laquelle les instants eux-mêmes se suivent et s’interpénètrent. Quelque chose de la pure dynamique de la durée bergsonienne se produit dés lors dans les mots eux-mêmes alors que la langue est, de prime abord, un obstacle à cette authenticité. 

Il n’est pas réellement gagné que la lecture de ces écrivains soit agréable, ni facile (ce n’est pas le cas) mais il est indiscutable qu’elle s’avère troublante, dés lors qu’on saisit son sens, et c’est exactement ce sens que Virginia Woolf dévoile dans cet extrait: « saturer les atomes ».

La lecture de ce journal est d’autant plus enrichissante que c’est le mari de Virginia Woolf qui l’a publié après son suicide. Il n’est pas certain qu’elle souhaitait, elle, le publier. Ce sont ses interrogations de femme écrivain qui s’y développent.  « Quelle est ma position à l’égard de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur? » demande-t-elle. C’est bien la question de l’objectivité de l’écrivain qu’elle pose. Virginia Woolf a la lucidité de situer cette démarche entre deux genres littéraires: le roman et la poésie. Le roman surtout à l’époque est descriptif, c’est-à-dire qu’il décrit une scène de l’extérieur comme le font Flaubert et surtout Zola, en France. La poésie, au contraire, est « pur affect », un processus de raréfaction par le biais duquel on sublime le réel pour n’en garder que l’essence la plus condensée, la plus concentrée possible et laisser toute le résidu, tout le superficiel en dehors. Saturer les atomes, c’est intensifier suffisamment notre ressenti d’une réalité quelle qu’elle soit pour n’en garder que la puissance de commotion, que le « trauma », la dynamique, la « nervure ». 


Si nous lisons Virginia Woolf pour nous distraire, nous n’irons pas très loin (à ce moment là, autant dire Amélie Nothomb) mais si nous investissons dans la lecture le même élan que celui qu’elle investit dans l’écriture, alors nous aurons du mal à lâcher le livre parce que ce qui s’y effectue n’est pas différent de ce qui constitue l’élan de la durée elle-même. C’est cela que signifie « saturer les atomes ».

Ce à quoi aspire Virginia Woolf c’est à un roman qui soit aussi de la poésie, c’est-à-dire dans lequel le récit extérieur d’une action se mêle à l’effet de raréfaction et de condensation de la poésie. Il faut tout dire de ce qui est à l’instant mais dans ce « Tout", comme dans Combray (les allées, les jardins et les êtres) ce n’est pas à un procédé d’énumération, de « listing », de description (comme l’épouvantable narration des réalistes: Zola qui décrit tout de la scène qu’il décrit)  mais plutôt à une simplification, à une densification poétique du réel étant entendu que cette densification est exactement ce que la réalité ne cesse de dilater et de concentrer (et c’est c’est cette interpénétration d’états que nous appelons la durée). Un poète, ce n’est pas un humain qui vit ailleurs que dans le réel, c’est, au contraire, celui qui n’a de cesse qu’à intensifier le réel dans sa texture la plus authentique, celle des affects, pour que n’en ressorte (et c’est ça qu’il « exprime" étymologiquement) que la substance la plus pure, la plus saturée.

Tout ce qui ne participe pas au processus d’effectuation des instants doit être congédié, retiré. Les romanciers, selon Virginia Woolf (qui avait aussi une activité de critique littéraire) ne choisissent pas entre la narration besogneuse et vaine des réalistes et la saturation des poètes. Son ambition, et c’est notamment ce qu’accomplira « les vagues » (le livre qu’elle appelle ici «les éphémères»), c’est d’écrire un roman entièrement « voué » et travaillé par une dynamique d’écriture poétique de telle sorte que plus rien ne soit laissé en dehors.  Ce n’est pas du tout de la littérature introvertie si par ce terme on entend celle d’un écrivain qui ne ferait que s’épancher sur sa petite affaire personnelle et privée (Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions), mais c’est au contraire une littérature ayant parfaitement réalisé à quel point la nature la plus exacte de tout ce qui « EST » se situe dans la durée, dans ce flux continuel de la réalité avec lequel nous coïncidons par nos affects, lesquels ne peuvent plus du tout se concevoir comme « personnels ».



            En d’autres termes, il est tout à fait possible de soutenir que Virginia Woolf suit et même concrétise, par son écriture les thèses de Bergson, en allant encore plus loin que Marcel Proust. Il faut bien insister sur le fait que cette « filiation » est inconsciente. C’est comme si ces trois écrivains s’était « rencontrés » (sans jamais se voir, ni se croiser physiquement) dans l’expérience d’une même évidence, d’une seule et même intuition: Bergson dénonce la dénaturation de la durée par l’espace (ce qui donne le temps des horloges). Proust illustre cette intuition de la durée par la puissance du souvenir et de l’affect. Virginia Woolf va encore plus loin en explorant littérairement la possibilité d’entrer de facto dans la durée, et cela avec des mots, alors même qu’ils sont plutôt, comme nous l’avons vu, des obstacles, des étiquettes entretenant l’illusion de la discontinuité et de la distinction de nos sentiments, de nos affects. L’écrivain se trouve ici confronté à l’excellence paradoxale de sa pratique de l’écriture, laquelle doit entrer dans cette dimension de la durée, la suivre, la devenir tout en utilisant pour ce faire les instigateurs même de l’opération inverse: « définir », isoler, rompre, « saccager », banaliser. Comment un tel miracle est-il possible? Par l’attention portée au rythme, à la musique, au flux de l’écriture seul à même d’alimenter un flux de lecture. Et plus encore que cela par une utilisation originale, unique, stylisée de mots qui ont moins pour mission de désigner un sentiment que de donner naissance à un courant qui les fait se confondre les uns avec les autres. On reconnaît un écrivain à ceci que les mots font moins signe d’un affect qu’ils n’en suscitent un confus, complexe, trouble, tout à la fois connu et inconnu. C’est comme si les mots étaient utilisés de telle sorte qu’ils révèlent leur insuffisance, qu’ils avouent leur bêtise, leur banalité, leur simplification excessive et que nous, lecteurs, ne sommes pas  bien sûrs de « comprendre » l’action décrite mais ressentons cette confusion comme un plus, et non un moins, comme une effectuation et plus comme une description. 


Avec un écrivain comme Zola, je sais ce qui se passe dans la scène,  par la justesse quasi scientifique de sa description. Avec Virginia Woolf ou avec les poètes, notamment les symbolistes comme Verlaine ou Baudelaire, je vis la confusion d’un affect dans la capacité des mots à créer d’abord un rythme, une sonorité, une musique, une trame. Les mots ne s’adressent plus à une intelligence du sens de la décryptation, ou en tout cas, pas uniquement, pas exclusivement. Quand nous nous disons quelque chose  intérieurement, nous ne faisons pas que nous adresser à nous même un message, un avertissement, nous « colorons » le fil d’une durée avec une vitesse, et quand cette vitesse est celle, par exemple, des douze pieds d’un alexandrin, cela crée (nous pourrions presque dire nerveusement) quelque chose: un sentiment de « connexion », d’ancrage dans une dimension tout aussi effective et incontournable que confuse et intérieure. 

Dans son livre "Le rire" (1900) , Bergson exprime très précisément  ce paradoxe de l’écriture littéraire et plus largement celui de l’art, lequel n’a pour lui, pas d’autre effet que celui de nous mettre en face de la réalité, contrairement à une idée reçue:


« Sous les mille actions naissantes qui dessinent au-dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état d’âme individuel, c’est le sentiment, c’est l’état d’âme qu’ils (les romanciers et les poètes)  iront chercher simple et pur. Et pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s’ingénieront à nous faire voir quelque chose de ce qu’ils auront vu : par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à s’organiser ensemble et à s’animer d’une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n’était pas fait pour exprimer. – D’autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n’a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l’imposeront à notre attention ; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. – Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »

 

Deux personnes se croisent dans un espace commun. Il y a bel et bien une rencontre mais pas nécessairement une « connexion » parce que nos deux vitesses peuvent ne pas coïncider du tout dans un même flux de durée. C’est ce qui se passe la plupart du temps. Et puis nous lisons Proust ou Baudelaire, ou Woolf et étrangement la sonorité de ces mots, la vitesse lente ou rapide du mouvement de son écriture résonne avec la vitesse du courant de notre lecture, avec celle de nos affects en cet instant et la rencontre se fait mais ailleurs que dans l’espace et avec une personne décédée depuis plus de soixante ans (pour Virginia Woolf). Qu’ânons nous fait? Nous avons vécu au même rythme qu’elle à un moment donné de sa vie, celui de son écriture qui a coïncidé avec celui de notre lecture. C’est comme si le mouvement de succession du temps se voyait étonnamment revisité, redistribué non plus d’un point de vue chronologique, avec de l’avant, du pendant et de l’après, mais d’un pont de vue esthétique, attentif aux correspondances entre intensités, rythmes et vitesses. C’est cela que l’on appelle être touché ou ému par un artiste, c’est le rencontrer, se connecter avec lui par la coïncidence de nos deux vitesses dans la durée et cela à l’occasion de son oeuvre. L’effet de l’art n’a vraiment rien à voir avec le divertissement mais avec la vérité, avec la recherche et la révélation de la seule vraie dimension où authentiquement la réalité se passe: la durée.

On mesure exactement cet effet dans l’écriture de Virginia Woolf ainsi que sa filiation avec les thèses de Henri Bergson notamment dans ce passage de Mrs Dalloway au sein duquel la synthèse entre l’extérieur et l’intérieur est évidente et marquée. La promenade de Clarissa se fait plutôt dans la durée que dans l’espace mais des points de repère nous sont donnés de Londres à intervalles réguliers. Nous savons où elle est mais mieux encore, nous coïncidons avec là où elle en est en suivant le fil de ses impressions et de ses pensées, flux qui nous fait coïncider avec celui-là même de l’écriture de Virginia Woolf.

 


« Et la voilà, dans Saint Jame’s Park, qui discutait encore, qui se prouvait encore qu’elle avait eu raison de ne pas l’épouser. Oui, bien raison. Car dans le mariage il faut un peu de liberté, un peu d’indépendance pour qu’on puisse vivre ensemble, tous les jours de la vie, dans la même maison. Cela, Richard le lui accordait, et elle aussi. Où était‐il par exemple ce matin ? À un comité sans doute. Elle ne le lui demandait jamais. Tandis qu’avec Peter, tout devait être partagé, tout examiné. c’était intolérable. Aussi, quand arriva la scène du petit jardin, près de la fontaine, elle fut obligée de rompre. Ç’aurait été leur ruine, leur perte à tous les deux, elle en était sûre ; pourtant, pendant des années, elle avait senti, comme une flèche plantée dans son cœur, le chagrin, la souffrance de cette rupture ; et puis, quel horrible moment le jour où, dans un concert, quelqu’un lui dit qu’il venait de se marier ! Une femme rencontrée sur le bateau des Indes ! Jamais elle n’oublierait ! « Vous êtes prude, froide, sans cœur, disait‐il, vous ne comprendrez jamais combien je vous aime. » Sans doute, elles comprenaient, ces orientales, ces jolies sottes, niaises, frivoles. D’ailleurs, elle plaçait mal sa pitié ; il se disait heureux, tout à fait heureux, bien qu’il n’eût jamais rien fait dont on pût parler. iI avait raté sa vie. Cela l’irritait encore.

Elle avait atteint les grilles du parc. Elle s’arrêta un moment, regarda les omnibus de Piccadilly.

Jamais, maintenant, elle ne dirait de quelqu’un : « il est ceci, il est cela. » et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. elle pénétrait comme une lame à travers toutes choses : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. et cependant elle ne se croyait pas intelligente, pas plus que les autres, en tout cas. Comment avait‐elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fräulein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. elle ne savait rien ; ni langue étrangère ni histoire ; elle lisait très peu à présent, sauf des Mémoires, dans son lit ; et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! Les taxis qui passaient ! Et elle ne pourrait pas dire de Peter ni d’elle‐même : je suis ceci, je suis cela. »

      Virginia Woolf  - Mrs Dalloway



Pour comprendre parfaitement la modeste « révolution » dans laquelle consiste cette nouvelle écriture, on peut comparer un passage de l’œuvre de Flaubert l’éducation sentimentale » avec cet extrait de Mrs Dalloway. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal (blanc) Il voyagea, Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint. Il fréquenta le monde. » Flaubert décrit une scène extrêmement violente des émeutes à Paris  de la révolution de 1848. Puis plus de dix ans sont alors résumés  dans cette succession de verbes conjugués au passé simple: il voyagea, il connut…il fréquenta. C’est un peu le même procédé que celui qui permet à des réalisateurs de film de vous montrer par un enchaînement très rapide d’actions répétitives une routine qui s’effectue dans l’existence du personnage principal. Le rôle de l’écrivain est ici assimilable à celui d’un démiurge qui non seulement décide évidemment du temps et du lieu mais aussi de l’accélération du temps. Marcel Proust évoquant ce passage parle du « tapis roulant des passés simples » L’écrivain peut étirer ou au contraire condenser le temps à volonté, mais on reste dans la position d’une extériorité aux évènements décrits. L’écrivain est souverain: c’est lui qui décide non seulement de ce qui se passe mais finalement aussi d’une sorte de sélection des épisodes de la vie de son personnage. Il survole en trois phrases courtes dix ans. L’existence est donc si l’on veut « soluble » dans l’écriture. L’auteur a tous les droits. Il est littéralement « Dieu », non pas seulement parce que c’est lui qui décide de la trame, des aventures, de l’angle à partir duquel l’action sera décrite mais aussi de la vitesse de lecture du lecteur dont les affects suivront la vitesse imprimée par cette scansion de passés simple. Flaubert se saisit donc du fil de notre attention et il le modèle, il le densifie ou au contraire le dilue comme il veut. On a rien à dire puisque nous avons accepté de lire le roman (et on a raison d’avoir accepté).

Nous lisons ce qui se passe mais sommes également projetés dans une sorte de vitesse à laquelle il faut que nous consentions et au rythme de laquelle ce qui se passe se passe. 


Mais avec cette nouvelle écriture: « stream of consciousness », ce qui se passe n’est pas décrit par le point de vue extérieur d’un écrivain tout puissant, d’un « dieu de la plume », d’un « contracteur ou dilueur"  de durée. Ce qui se passe est d’emblée décrit comme flux de l’état d’esprit ou d’âme du personnage. On est d’emblée dans la pensée de Clarissa Dalloway. Elle est extérieurement dans Saint James Park, mais ce qui arrive en réalité, c’est qu’elle est en train de se confirmer à elle-même qu’elle a eu raison d’épouser Richard plutôt que Peter. C’est une simple tentative de conciliation de soi avec soi, comme chacune et chacun de nous en accomplit très souvent: ces moments durant lesquels nous nous persuadons nous-mêmes à grands renforts d’arguments rationnels qu’une décision anciennement prise était la bonne et en  même temps parfaitement lucides sur le peu de succès effectif de cette « démonstration ». Aussi loin que l’on aille dans ce travail de preuve, on ne fait que se donner raison, que s’auto-convaincre afin d’aller de l’avant tout en sachant que le choix de l’autre alternative, aurait pu être plus satisfaisant, plus judicieux. C’est donc parfaitement vain en terme de démonstration pure. Mais il n’en reste pas moins que c’est à cela que se passe notre durée et que cela raccourcit ou allonge (c’est selon) le temps des horloges passé à aller de Saint James park à Picadilly square.

Flaubert était le maître du temps, Woolf suit les aléas de la durée. Mais dans ce passage, on réalise que ce parti pris de la durée, c’est-à-dire cette décision de Virginia Woolf, de suivre plus que d’imposer le fil de la pensée et des affects de son personnage prend une certaine amplitude, une puissance dont il faut bien reconnaître qu’elle est de nature philosophique. De fait, ce que Virginia Woolf nous fait réaliser c’est qu’il n’y a rien d’autre à raconter que cela: Clarissa pensant à son mariage réussi (ou raté) pendant qu’elle marche parce que c’est vraiment ça qui se produit, et beaucoup plus que le fait qu’elle marche. Rien n’est en réalité qu’une somme d’affects, qu’un télescopage incroyable et brouillé de durée, de dialogues intérieurs, qu’un murmure chaotiques de pensées et de sentiments diffus. Ce qu’est le monde, c’est ce choeur presque inaudible de sensations, de sentiments, de pensées humaines, animales, mondaines, élémentaires. Avec ce type d’écriture, nous rendons dans la texture, dans la fibre la plus « crue », la plus à vif et en même temps la plus effective, la plus réelle de la vie. 

Ce sont bien des mots que nous lisons mais ils ne sont pas écrits ni lus à usage « descriptif ». Ils ne témoignent d’aucune action dans la dimension de l’espace ou du temps. Ils colorent simplement une trame au fil de laquelle nous coïncidons avec les états d’âme et de corps de l’héroïne comme si nous les vivions de l’intérieur de l’héroïne elle-même et cette étrange coïncidence de perspective, parce qu’elle n’est pas un point fixe, nous met en phase avec l’efficience de ce qui est le plus à l’œuvre dans une écriture, à savoir son mouvement. Cette écriture là ne peut en aucune façon être mensongère. C’est à cette hauteur là qu’il faut situer la formule de Virginia Woolf « saturer les atomes », l’art plus et mieux scientifique que la science elle-même. 

 


Il se trouve que la fin de ce passage de Mrs Dalloway exprime précisément et philosophiquement la fécondité insoupçonnable de cette nouvelle écriture qui consiste à utiliser les mots à contre emploi de ce qu’ils font d’habitude: des catégories de jugement. Aussi peu cultivée et un peu « lâche » qu’elle soit, Clarissa Dalloway a saisi que la richesse de ce dialogue intérieur est de nous situer à hauteur de « durée », c’est-à-dire là où nous sommes revenus de croire à l’objectivité de nos jugements sur les autres ou sur le réel. Là nous ne faisons plus qu’un avec ce choeur assourdissant d’affects, de pensées et d’états d’âme qui composent une réalité aussi chatoyante et bariolée que dangereuse et menaçante. 

Dans le film de Wim Wenders « les ailes du désir », nous abordons d’une autre façon la même expérience, la même capacité des oeuvres d’art de nous faire entrer dans la durée. Les anges de Wim Wenders ont la capacité d’entendre toutes les pensées des habitants d’une ville, en l’occurrence Berlin. C’est comme le soubassement effectif des affects brutalement se voyait projeté en pleine lumière par le mouvement d’une caméra qui n’effleure les personnes, les passants que pour faire entendre la réalité authentique de ce qui se passe et qui passe vraiment dans la vraie dimension. On peut à juste raison dire que c’est un film poétique mais cette poésie n’est pas celle de l’idéalisation ni de l’exaltation ou de l’abstraction littéraire mais de l’effet de vérité dont seuls les arts sont capables.


Conclusion

Il convient de reconnaître à Ferdinand Alquié de nous avoir justement averti contre le risque que court le romantisme: celui de l’amour de soi. Mais si le romantique refuse le temps c’est à cause de sa superficialité et de son incapacité à nous faire percevoir la réalité de la durée. A la prétendue objectivité de l’évènement, le romantique substitue l’efficience éprouvée de l’intensité forte ou faible des affects, lesquels constituent bien la texture de la trame de l’existence. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le regard d’Orphée. Il n’est pas tant question pour lui de voir Eurydice que de la re-garder, garder avec le préfixe « re ». Le choix du romantique et le choix du poète ne font qu’un avec le choix d’Orphée qui consiste finalement à faire « oeuvre de vie », témoignage de vie intensément vécue, intensément écrite ou célébrée plutôt que vie abîmée dans l’usure de la succession et de la comptabilité du temps des horloges. Pour saisir la justesse de cette voie décrite d’Orphée à Virginia Woolf, il suffit de ne pas s’écarter d’emblée de ce paradoxe à la lumière duquel les rencontres ne sont jamais affaire de proximité ou de croisement spatiaux mais toujours d’intensités impressives, de degrés d’attention plus ou moins élevés, investis dans cet acte de présence auquel personne ne peut échapper (faire chorus).




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