lundi 22 novembre 2021

Terminale HLP: Les métamorphoses du moi (1)


  1. Etre soi-même: drame, destin, aventure ou récit?

Dans la mythologie grecque, nous sommes avertis par les mésaventures de différents héros du piège que peut constituer l’identité, le rapport à soi. Le plus célèbre d’entre eux est évidemment Narcisse, fils du Dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, violée par le Dieu. Dans les métamorphoses d’Ovide (1 an après JC), Tiresias, le devin que l’on retrouvera dans l’histoire d’Oedipe est qui constitue finalement le trait d’union entre ces deux personnages dont les aventures décrivent sans aucun doute quelque chose de la difficulté d’être soi, dit sur le berceau de Narcisse qu’il atteindra un âge avancé  « s’il ne se connaît pas », comme si une ignorance de soi était d’emblée comprise dans les conditions d’existence longue du héros. Nous comprenons bien le sens de ces paroles divinatoires à la lumière de ce qui va advenir, à savoir évidemment tout le contraire: la rencontre avec son reflet, l’amour de soi qui en résultera et cette étrange « captation » de sa propre image dans l’instantanéité de laquelle il restera bloqué, figé, par le spectacle de sa propre beauté.

A la naissance d’Oedipe, le même Tiresias énoncera la destinée atroce de l’enfant là même où il s’était contenté d’avertir Narcisse du danger dans lequel il aurait visiblement pu ne pas tomber. Oedipe est un destin alors que Narcisse est d’emblée défini par un problème auquel il existe une issue: ne pas se connaître, ne pas se voir, s’ignorer soi-même. Ce qui relie ces deux figures mythologiques, c’est que leur rapport à soi-même est d’emblée posé par Tiresias comme problématique mais différemment: celle d’oedipe est inévitable: l’inceste et le parricide ne sont pas négociables, et nous savons que c’est justement dans le mouvement même de recherche de sa véritable identité qu’il accomplira son destin.  La beauté de Narcisse est dans un piège qui rayonne littéralement de son visage mais dont il aurait pu se détacher en choisissant de ne pas se regarder. L’identité est perçue différemment parce qu’elle réside finalement dans des actes pour oedipe et dans un état ou dans une qualité pour Narcisse: celui de la beauté. D’emblée cette distinction pose une question fondamentale: sommes nous nous mêmes par nos actes ou par les qualités qui d’emblée composent notre être? Narcisse est tel qu’il est mais il aurait pu ne pas le savoir et échapper à la fatalité de se savoir beau. Oedipe est ce qu’il fera et c’est en cherchant ce qu’il est il le fera.

 


                Mais à regarder attentivement la vie d’Oedipe telle qu’elle est racontée dans la trilogie de Sophocle (Oedipe-roi, Oedipe à Colonne et Antigone), nous réalisons qu’aussi marquée qu’elle soit par la fatalité, elle n’est pas entièrement dépourvue de liberté. C’est ce qui s’impose avec évidence dés que la tragédie vécue par sa fille Antigone nous apparaît comme étant celle d’une figure de liberté et de contestation du pouvoir établi née paradoxalement d’une union incestueuse inévitable et fatale, comme si le fruit même du destin était la liberté. Se pourrait-il que quelque chose de la vie d’Oedipe fasse étonnamment signe d’une solution au problème de l’identité ?  Et si oui quoi?

La distinction conceptuelle posée par Paul Ricoeur entre la mêmeté et l’ipséïté sera peut-être à même de nous aider à répondre à cette question:« Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution [...] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même(idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse); la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative».

Comprendre cette phrase de Paul Ricoeur et appliquer à ces deux héros de la mythologie la thèse qui s’en détache va nous permettre de progresser considérablement dans la question de savoir pourquoi l’identité constitue-t-elle un problème. En latin l’identité est signifiée par deux pronoms personnels qui pourtant ne décrivent pas la même façon d’être ou d’avoir un « moi »:

  • « idem » traduit le fait d’être même que soi, c’est un fait accompli (comme si l’identité, le fait d’être soi était « ce dont nous partons » - Dés le début, donc, nous serions nous-mêmes, nous jouirions de caractéristiques qui nous seraient propres, uniques, exclusives. Nous sommes nous parce que nous ne sommes pas « les autres » et nous sommes irréductibles à qui que ce soit d’autre
  • « Ipse traduit le fait d’être à soi-même, c’est davantage un rapport qu’un fait. Nous avons à être nous mêmes dans le mouvement d’une forme de reconnaissance de soi par soi, d’assomption (assumer).


Il y a quelque chose à faire pour être soi dans l’ipséïté, c’est de ne pas se défiler à une exigence éthique, à une fermeté éthique. On pourrait dire d’elle qu’elle réside précisément dans un mouvement contraire à la nuance de sens rendue par Idem et que Paul Ricoeur appelle « la mêmeté », parce que ce n’est pas acquis et que l’identité est dés lors un effort, un ouvrage, une sorte de travail de recoupement, d’unification, de recentrage de tous nos actes en une ligne de conduite qui finalement est « moi ». Dans la mêmeté, le moi est déjà fait. Dans l’ipséïté, il est toujours à faire. Pour cette dernière, l’effort à produire va dans le sens exactement opposé à ce processus de désintégration ou de schizophrénie du sujet qui à la suite d’un trauma ne peut encaisser le choc d’un évènement bouleversant qu’en scindant sa personnalité. Aller dans le sens de l’ipséïté apparaît donc aussi comme une voie thérapeutique aspirant à recoller les morceaux du sujet, à retrouver l’unité d’une ligne d’horizon que l’on a perdue sous les coups de boutoir d’une réalité violente, déstructurante, comme ces bombes que l’on dit « à fragmentation ».

La distinction nous apparaît maintenant beaucoup plus clairement: la mêmeté (idem: « être même que soi »), c’est la conception du moi à laquelle nous adhérons quand nous  réalisons que, par exemple, nos empreintes digitales nous caractérisent en propre, ou bien quand nous disons « je suis comme ça! » Et que nous décidons un auto-portrait particulier, censé décrire quelqu’un de différent des autres. C’est souvent ce que nous entendons dans la bouche de personnes qui sont convaincues d’être unique (même quand en réalité, sans qu’elles s’en rendent compte, elles décrivent des façons d’être ou des qualités très communes, voire banales). Dans cette capacité (parfois dommageable) qu’ont certaines familles à créer comme une mythologie: le fils prodigue, l’original, le rêveur, le maladroit, etc, c’est bien ce fantasme de mêmeté qui se manifeste. 

Mais pourquoi peut-on dire de la mêmeté qu’elle est un fantasme? Parce ce présupposé que je suis même que moi, c’est ce que l’écoulement du temps (et plus encore de la durée) rend finalement et incessamment impossible. Que je sois « moi », c’est ce que l’instant présent que je vis déjà réfute en s’ouvrant à ce futur immédiat dans lequel je suis en train de devenir quelqu’un d’autre. C’est ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty appelle « la déhiscence »

          

 La mêmeté est un effet de croyance car chaque instant étant ouvert vers celui qui lui succède, comme ces fruits qui, sous l’effet de leur maturation se déchirent et laissent couler leur pulpe  à l’extérieur de leur écorce, le présent est déjà en train de se vider vers le futur proche. La mêmeté est le refus d’un sujet de s’ouvrir vers l’occasion d’être autre que lui renouvelle pourtant l’instant à venir, (toujours déjà prédisposé à venir). Mais en réalité, c’est plus qu’une occasion, c’est une nécessité, voire une contrainte. L’aventure d’être autre n’est pas une option à choisir, c’est plutôt une fatalité à gérer, à orienter du mieux que l’on peut, étant entendu qu’il est impossible de s’y soustraire…..sauf dans ses rêves. Nous ne pouvons pas éviter cette déhiscence du moi, ce mouvement par l’écoulement duquel le moi « fuit » mais précisément l’ipséité décrit l’effort éthique du sujet aspirant à ne pas se dérober devant les conséquences de cette déhiscence du moi.  En d’autres termes que le moi « fuit », c’est justement ce qu’il nous revient de ne pas fuir, de ne pas éluder, voiler, passer sous silence. C’est ce qu’il nous faut assumer en donnant à nos actions une direction convergente, un horizon commun: le moi.  

L’ipséïté décrit exactement cette visée éthique, notamment comme le cite souvent en exemple Paul Ricoeur, par la promesse, l’engagement, le pacte: je m’engage à…Je te promets que…je «  serai ». Chacune et chacun de nous porte en soi cette aptitude à s’affirmer comme un futur, comme un vecteur « droit » capable de résister aux aléas des circonstances, comme un certain coefficient de résistance aux impacts d’évènements inattendus, imprévisibles. C’est comme une boule de billard qui s’affirmerait et se révèlerait capable de suivre une direction déterminée, décidée malgré les chocs inévitables qu’elle subirait de la part des autres boules. L’ipséité est un acte de coïncidence à soi qui doit résister au temps par la promesse, par la résolution. Il ne s’agit ni plus ni moins que de donner du sens à ce temps de la conjugaison si problématique en soi  qu’est le futur. 

 A bien des titres, l’ipséïté désigne un rapport à soi, voire un souci de soi qui se rapproche au plus prés de l’ethos, de l’attitude (du simple fait d’avoir une attitude ou d’estimer qu’on doit en avoir une). Que et qui serions nous si nous n’opposions pas au flux chaotique et aléatoire des évènements une forme de manifestation, de résilience, de marge de manœuvre, de flou? Peut-on vraiment laisser simplement des choses se faire sans qu’au moins quelque chose comme une certaine continuité d’intention humaine et personnelle ne s’y fasse jour? De telle sorte que « pouvoir compter sur moi » constitue une adresse possible à Autrui? 

Il semble bien qu’il y ait dans ce monde naturel des éléments ou des processus d’enchaînement, de causalité sur lesquelles nous pouvons compter. Nous ne sèmerions pas des graines pour assurer des récoltes autrement. La force de croissance de la terre est un élément sur lequel l’agriculteur peut compter, mais nous, Humains,  « moi » dans tout ça? L’ipséïté désigne un modèle de continuité d’attitude propres aux humains, tout à la fois fragile et infiniment précieux car autrement comment faire société, comment faire communauté, comment faire humanité? Partout où la trahison ou le manquement à ses engagements à sa parole, à ses promesses triomphe, quelque chose de l’humanité se délite, s’invalide comme si « être humain »  perdait de son crédit et de son sens. Dans l’ipséïté se manifeste donc une exigence de continuité éthique individuelle à partir de laquelle l’idée d’une modalité d’inscription proprement humaine dans le monde prend sens et corps. Nous ne pouvons pas seulement compter sur les lois naturelles mais aussi sur la fermeté d’intentions de nos semblables, lesquels peuvent aussi miser sur la notre.

Mais jusqu’où peut aller ce souci de soi, cette exigence de coïncidence à soi de l’ipséïté? Jusqu’à exprimer non seulement contre les lois naturelles mais aussi contre les lois civiles la droiture d’une conviction, d’une verticalité, d’une certitude, d’une légitimité. Non seulement tout être humain en détresse peut compter sur moi en tant qu’ipséïté pour lui venir en aide mais je me fais également une obligation de manifester cette fermeté d’âme en toute occasion, principalement lorsque une décision de justice, voire une loi se manifeste à moi comme clivante, comme propre à diviser plutôt qu’à unifier le moi. Il en va ainsi de nombreuses fonctions inhérentes à des métiers qu’il n’est plus possible d’exercer sans qu’en nous une « fissure » se produise. Puis-je, par exemple, être chrétien et soldat? Banquier et altruiste? Huissier et compréhensif?  Dans les conditions nécessaires pour acquérir ou du moins tenir les impératifs de l’ipséïté s’exprime donc une forme de défi ou de difficulté dont il faut triompher: c’est celle qui consiste à résister à la tentation de s’arranger ou « de mettre à part » comme dit Simone Weil, de mettre à part le souci de soi, de se donner toute licence, toute souplesse pour finalement ne jamais faire obstacle au cours inexorable des évènements écrasant l’humanité, ce qu’Hannah Arendt appelle les « processus », des enchaînements de cause et d’effets sous les rouages desquels la liberté humaine est broyée. 

Nous réalisons pleinement l’identité comme problème: de fait il y a de la déhiscence dans « le moi », c’est-à-dire que cette unité substantielle, close sur elle-même est impossible: être soi c’est plutôt avoir à gérer une inévitable et constante sortie de soi, mais, en même temps, il y a la tentation de « ne pas faire de vagues », de se couler dans l’indifférenciation, de s’arranger ou tout bonnement de se coucher devant l’incroyable efficacité des processus naturels ou culturels « à suivre leur cours ». Il y a ce que Jean Cocteau appelle «  la machine infernale », la fatalité, telle qu’elle s’exerce sur Oedipe. Il y a aussi les lois naturelles et leur régularité infaillible et puis la fascination des hommes pour leur propre disparition dans les rouages d’engrenages qu’ils créent paradoxalement eux-mêmes: les dynamiques de groupe, les logiques du marché, les impératifs imposés par l’esprit d’une priorité donnée systématiquement à « l’ensemble » au détriment de la partie, au Tout par rapport à l’individu, à l’entreprise par rapport à « l’employé » qui porte ici bien « son nom », ce que l’on pourrait appeler « la tentation de la dividuation », c’est-à-dire le renoncement de la personne au statut d’individu, d’être unique et non divisible.  

             

Coincé qu’il est entre la déhiscence structurelle de toute identité et la dividuation des processus naturels et culturels à l’oeuvre dans toute société, l’individu est constamment mis en danger, fragilisé dans son aspiration à exister « tel qu’il est » ou tel qu’il a à se constituer: « individuellement ». Peut-il tenir le choc? Peut-il garder le cap d’un « devenir soi-même », d’une ligne de fuite individuelle tout en étant coincé entre une impossibilité radicale de demeurer identique (déhiscence) et une incitation constante à se « couler dans le moule indifférencié des processus naturels et des logiques de marché » (dividuation)? Une fois admis et accepté que le moi soit « métamorphe », tout est-il « joué » ou bien y-a-t-il quelque chose des ces métamorphoses qui puissent se laisser aborder comme « des figures de style » au sens propre du terme, c’est-à-dire des figures où quelque chose d’un style émerge et s’effectue, se signe et fait signe réellement d’un « humain » au sens d’auteur? Que le moi soit métamorphe, n’est-ce pas précisément l’occasion qui nous est donnée de faire malgré tout, contre « tout » (contre toute logique totalitaire) de notre vie une existence, c’est-à-dire un oeuvre?

 

C’est à cette question qu’il va nous falloir tenter de répondre et le fait que nous nous la posions d’abord dans le cadre de cette pensée chronologiquement première voire humainement primitive du mythe est essentiel parce qu’il n’est pas exclu que ce cadre où se pose pour nous le problème, nous propose également une « solution « : celle du récit, de ce que Paul Ricoeur appelle l’identité narrative. Mais avant de revenir à la citation du philosophe français, il nous faut resituer la question de l’identité par rapport à nos deux héros: Narcisse et Oedipe. 

Ils sont tous les deux des naissances non désirées, Narcisse est le fruit du viol de Liriope par Céphise et sa mère demande à Tirésias s’il vivra longtemps, question étrange de la part d’une mère (est-ce que « ça »  va durer longtemps ce souvenir d’une union forcée?), Oedipe, lui non plus n’aurait pas dû voir le jour parce que Pelops avait condamné Laïos à ne pas avoir de descendance en punition du viol qu’il avait commis sur Chrysippe (fils de Pelops). Tiresias au mariage de Laïos avec Jocaste avait donc averti le couple contre toute union fertile.  On pourrait dire qu’ils sont condamnés à n’avoir que des rapports de frère à soeur, eux qui sont épouse et époux, mais précisément ils vont, une nuit, violer cette convention platonique et fraternelle pour donner naissance au héros structurellement incestueux par excellence, par nature et par « définition ». Ni Narcisse ni Oedipe n’était donc faits pour venir au monde et quelque chose d’une humanité « non prévue, non attendue dans le concert harmonieux de toutes les créatures naturelles » se fait probablement jour ici. 

Peut-il y a voir « récit » de ce qui rentre dans le rang? Peut-on décrire l’histoire humaine autrement qu’en partant de ce « il était une fois » d’une créature inattendue dont la tâche extrêmement ardue sera de se constituer « contre » le destin, les Dieux, la machine infernale des processus? Comment « faire sens » à partir d’une existence indue, anomale, inopportune, interdite? Narcisse et Oedipe sont maudits de nature, c’est-à-dire qu’ils sont sujets de malédiction, de « mauvaise diction » finalement, et quelque chose ici pointe vers l’improbable de tout récit, de toute fable, a priori ayant l’humanité comme sujet, c’est que l’homme va avoir à s’écrire tout seul dans l’ordre d’une création par rapport à laquelle il fait « tâche ». Il va lui falloir faire sens à partir d’un destin qui ne lui accordait en réalité aucune place (et il n’est pas hors de propos ici de s’interroger sur ce que nous, sujets du 21e siècle, sommes en train de vivre). Etre pour l’humain et être humain, c’est d’emblée avoir à s’insinuer dans des rouages d’une fatalité d’autant plus terrible qu’elle n’a jamais été conçue pour nous faire place. Le « Moi » des Hommes va devoir se faire à cette problématique conjoncture. Comment se faire exister là où rien n’était prévu pour que nous existions? L’humain est cette question.

 


            Mais précisément nos deux héros ne répondent pas de la même façon à cette problématique, et dans ces deux voies distinctes, quelque chose de la mêmeté et de l’ipséïté se dessinent et s’opposent. Narcisse va tomber dans le piège de la mêmeté en ignorant la déhiscence, ou plutôt en croyant qu’il le peut. Oedipe, par contre, n’est pas tant le héros de l’ipséïté que le père de la figure même de l’ipséïté, à savoir Antigone qui va se révéler capable d’affirmer contre le pouvoir des lois humaines la puissance de l’individualité, la consistance éthique effective et assumée contre la cité et la mort. De Laïos à Antigone, c’est comme le fil d’un ethos propre à l’humanité qui petit à petit se tisse par et dans l’ipséïté et ce fil s’appelle Oedipe. 

 



            Il est un déchiffreur d’énigmes: celle du Sphinx, celle de la peste qui s’abat sur Thèbes, celle de ses origines: tout lui est incitation à la recherche, à l’enquête, au questionnement dont il veut obstinément la solution. Mais le succès dans les unes le précipite dans le drame créé par l’échec dans l’autre, celle de sa naissance maudite. L’identité, en tant qu’ipséïté commence quand précisément cette soif de réponse est détruite, brutalement réduite à néant par la révélation pure et crue du vrai: sachant d’où il vient, Oedipe se crève les yeux et devient un mendiant guidé par sa fille Antigone. Il ne lui reste plus sur ces chemins désertés par la fatalité divine et par l’appétit d’un pouvoir qu’il a abandonné à ses fils qu’à se construire lui-même, indétectable qu’il est désormais aux radars des « processus » naturels, humains ou divins. 


Et c’est dans cette promiscuité là avec cette fille qui se trouve également être sa soeur que s’effectue, un peu comme un chemin quasi miraculeux, la voie à tous égards humaine de l’ipséité: « Antigone ». Il faut une histoire aussi dure pour nous faire comprendre que la mêmeté est un fantasme (Narcisse) et que l’ipséité est une réalité mais une réalité qui reste toujours à faire comme le chemin de Damas d’Oedipe et d’Antigone, duo magique et improbable dont on ne sait pas très bien au final lequel ou laquelle des deux éduque l’autre, mais dont on sait très bien, par contre, à quoi il mène: à la mort héroïque d’Antigone, à cette représentation de l’existence humaine comme défi, assomption de l’anomalie que constitue la ligne de vie d’une erreur de la nature, et affirmation verticale de soi dans un monde où ne règnent que des processus.



                        Probablement sommes-nous tellement horrifiés par la tragédie du destin d’Oedipe et par la mort d’Antigone que nous ne réalisons pas à quel point c’est sans aucun doute sur toute la difficulté humaine et seulement humaine à s’identifier, à se situer par rapport à la question du Moi  et à celle du héros que ce mythe porte.  Il convient ici toutefois de ne pas surjouer cette interprétation qui s’appuie entièrement sur la trilogie de Sophocle et notamment la version qu’il a donnée de la mort d’Oedipe, mais la figure d’Antigone (de Sophocle) a suffisamment marqué la pensée occidentale pour justifier cette perspective. Mais laquelle exactement?  Comment formuler clairement et correctement l’idée selon laquelle quelque chose de cette trilogie décrirait l’incroyable tentative des humains d’arracher à la fatalité, à l’ordre des choses tel qu’il va et broie nos désirs, nos volontés personnelles, aux Dieux, une vie affirmée et assumable, dont on puisse dire: « c’est moi! »?

  

Pour y parvenir, il convient de s’inspirer d’un article publié par Judith Butler, la philosophe américaine qui a formulé avec beaucoup de pertinence la théorie du genre (qui a depuis suscité énormément de débats dans le monde, c’est l’idée selon laquelle il faut distinguer le sexe et le genre). Finalement la perspective de Judith Butler consiste à contrecarrer une psychanalyse orientée par Freud vers le seul personnage d’Oedipe visant finalement à normaliser le tabou de l’inceste, c’est-à-dire à définir l’inceste comme cette négativité pure  à partir de laquelle l’hétérosexualité reproductive devient la norme de la sexualité occidentale.

On connaît l’incroyable richesse des thèses freudiennes et tout ce qu’elles ont apporté à la libération des moeurs au 20e siècle. Mais Judith Butler a sans contestation raison de pointer cette étrange occultation du personnage d’Antigone dans l’interprétation freudienne d’Oedipe. Un psychanalyste mâle se polarise sur le héros mâle et laisse peut-être de côté l’essentiel: la femme accomplie et plus encore la femme qui accomplit l’ipséïté de Ricoeur, ou plus encore le devenir féminin de toute identité investie du devoir de répondre d’elle-même devant les autres et devant soi. Ne serait-ce pas finalement l’interprétation la plus puissante du féminisme, celle qui relie dans ce mythe les figures de la Sphinge et d’Antigone pour réputer comme nulle et non advenue les figures d’identification d’une « mâle attitude » vouées à l’échec de la mêmeté? Dans l’histoire d’Oedipe, ce serait alors nous seulement l’ipséïté qui s’ouvrirait difficilement un chemin dans la mêmeté mais, de façon plus prosaïque, une féminité qui se détacherait progressivement des errances de la folie d’un mâle, un peu comme le papillon de la chrysalide.

On mesure évidemment tout ce qu’un modèle de société patriarcal gagne à suivre la thèse développée par Freud. Se ranger du côté de Judith Butler, au contraire, c’est mesurer tout ce qu’un personnage né chaotiquement dans la confusion des fonctions parentale, filiale et sororale  pourrait induire de subversion dans les repères trop orthonormés de notre modèle familial et culturel.

Il faut d’abord rappeler qu’Oedipe est né de la violation de la prédiction que Tiresias avait adressé à Laïos, maudit par Pelops et à Jocaste. Condamnés à n’entretenir que des liens fraternels, les deux époux consomment leur union et engendrent Oedipe dont l’existence va dérouler dans un premier temps les avertissements de l’oracle. Oedipe est maudit à cause la faute de son père qui avait violé Chrysippe, fils de Pelops.  Le fil de ce que l’on pourrait appeler sa première vie (ou la première partie de sa vie jusqu’à ce qu’il se crève les yeux) réalise cette malédiction et c’est ainsi qu’il devient le père de sa soeur.  

 

On peut légitimement déduire de cette parenté qu’Antigone, comme le dit Judith Butler, est la soeur du genre humain, la soeur archétypale, la figure même d’un lien que l’on pourrait définir comme celui de la « sororité », c’est-à-dire d’une attention, d’un souci de l’autre en tant que frère. La filiation même d’Antigone la situe dans une position idéale pour contrecarrer le schéma transcendant de la paternité omni-puissante. De fait, elle est la soeur de son père ainsi que la soeur de Polynice. « Par sa position généalogique inextricable, dit le philosophe Michaël Foessel, elle exhibe l’absence de nécessité des normes, même si cette contingence prend, pour elle, l’aspect d’un destin qui la somme d’engager sa vie dans un combat désespéré. » Ainsi commente Anaïs Crevier Goulet dans un article consacrée à Judith Butler, Antigone transgresse les normes de genre et celles de la parenté. Loin de conforter ou de défendre celle-ci, elle y introduit du trouble et appelle à une réarticulation de ses termes. » Autrement dit, quelque chose de l’histoire et du destin d’Antigone rompt avec la mythologie familiale de la mêmeté soucieuse de réinscrire chacun de ses membres dans une fonction génétique liée à la reproduction, de figer des qualités dans un rôle voire dans une légende familiale. Antigone est donc une figure de la mythologie qui, contre toute attente, sort de la mythologie pour nous indiquer le chemin d’une vie humaine possible, celle qui précisément aurait été la sienne si elle n’avait pas été arrêté et condamnée par des lois civiles dont l’oncle Créon illustre la courte vue et la faible amplitude.

 


                Les conditions de la mort d’Antigone contraste singulièrement avec celle de son frère/père puisque dans Oedipe à Colonne, Dème d’Athènes, Oedipe, mystérieusement appelé par la voix des Dieux demande à Thésée de l’accompagner dans un lieu d’où il « disparaît », non sans  lui avoir annoncé que la présence de sa tombe à Colonne assurera une protection surnaturelle à la cité d’Athènes.  Oedipe est ravi à la terre et sa disparition devient le lieu d’un culte alors même qu’Antigone, enterrée vivante est « dans » la terre « inhumée », comme si elle trouvait ici le lieu authentique dans lequel peut s’épancher cette manne nourricière dont son nom illustre bien le paradoxe (anti gone: anti génération). Mais la tombe d’Antigone n’est le prétexte d’aucun culte. Non célébrée par les hommes, elle est pourtant l’expression d’un lien vivant, « sororal » avec eux:

CRÉON. – Ainsi tu as osé passer outre à ma loi ?

ANTIGONE. – Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée ! Ce n'est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent aussi puissantes, pour permettre à un mortel de passer outre à d'autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d'aujourd'hui ni d'hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru. Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m'exposer à leur vengeance chez les dieux ? Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand bien même tu n'aurais rien défendu. Mais mourir avant l'heure, je le dis bien haut, pour moi, c'est tout profit : lorsqu'on vit comme moi, au milieu des malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ? Subir la mort, pour moi, n'est pas une souffrance. C'en eût été une, au contraire, si j'avais toléré que le corps d'un fils de ma mère n'eût pas, après sa mort, obtenu de tombeau. De cela, oui, j'eusse souffert ; de ceci je ne souffre pas. Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait être celui même qui me traite de folle".

Sophocle, Antigone (env. 442 av. J.-C.), trad. P. Mazon, Budé, Éd. Les Belles Lettres,

 




            Il faut lire avec attention les dernières lignes de cette adresse d’Antigone à Créon parce que, sans conteste l’ipséïté dans son rapport au temps et à la mort s’y dévoile sans ornement, ni précaution oratoire. La considération du moi qui nie la déhiscence du temps et de la mort est la mêmeté parce que quelque chose de l’ordre d’une corruption et d’une déliquescence s’y insinue nécessairement dés que l’on se définit comme une personne, comme une cellule close sur elle-même. La mort, au contraire est perçue par Antigone comme le moteur même de sa démarche et de son opposition au roi de Thèbes. Contrairement à ce que dit Lacan, grand continuateur de Freud de ce point de vue aussi, ce n’est pas une pulsion de mort qui s’exprime dans la déclaration d’Antigone mais comme le dit Judith Butler une vie possible, une vie qui ne serait plus cadrée et dictée par le respect d’une autorité hiérarchique et légale humaine mais plutôt par le sentiment avéré et puissant d’un ethos inspiré directement par les Dieux, au regard de quoi les hommes se situent tous sur un pied d’égalité. Les repères normatifs s’inversent et s’affolent: le fou est celui qui la traite de folle à la lumière de cette éclairante  inversion des valeurs.  Laisser le cadavre de son frère sans sépulture aurait causé la destruction de son ipséïté, laquelle n’est pas tant placée par elle au-delà de la vie qu’au titre d’horizon régulateur de la vie humaine. Si le nom d’Antigone exprime bien son efficience « anti-générationnelle », c’est parce que son existence décrit précisément la ligne droite d’un refus de la fonction génitrice telle qu’elle instaure le modèle patriarcal d’autorité et de mêmeté instaurée par Créon. Antigone n’aspire en aucun cas à devenir la mère (ou la matrice) des hommes, mais « la soeur humaine » et dans cette sororité, c’est l’Ethos de l’ipséïté qui s’incarne, s’effectue, et dessine exactement et actuellement l’horizon d’une époque difficile, la nôtre. 


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