mercredi 3 novembre 2021

Terminale HLP: Quelques éléments d'élucidation pour le DM (09/11)

 


 Ce qui vous est finalement demandé pour répondre à la question d’interprétation philosophique, c’est de faire le lien entre le texte de Proust et celui de Bergson extrait de l’Evolution créatrice. Plus spécifiquement vous êtes interrogées sur le rapport entre la durée et le souvenir d’abord et entre le souvenir et le moi en second lieu. Evidemment vous n’êtes pas obligées de traiter ces deux recoupements successivement. Vous disposez d’une vraie liberté méthodologique, l’essentiel étant que vous traitiez bien ces sujets et que vous ne vous contentiez pas d’analyses très superficielles expédiées en quelques lignes. 

Il est quand même difficile de ne pas s’intéresser aux thèmes abordés par ces deux textes. On pourrait dire que si on ne s’y intéresse pas, c’est justement qu’on n’a pas compris leur portée, ou qu’on n’a pas voulu la comprendre parce que toute personne qui saisit l’amplitude et la profondeur de la réflexion de ces deux écrivains ne peut pas vraiment s’y soustraire ou s’en détourner, à moins qu’il pressente et craigne l’onde de choc causé par une telle «  déflagration ». A bien des titres ce déni pourrait se formuler ainsi: j’ai autre chose à faire que de saisir la vraie nature de mon « moi », que de réaliser enfin en quelle chose étrange je consiste…Et d’ailleurs ce n’est pas tant une chose que la continuité de différents tempos (on pourrait parler ici de tempéraments) régulant des vitesses impressives, des confusions d’affects. Ces dernières formulations ne sont pas faciles à comprendre. Comment y parvenir?

 

Nous avons consacré pas moins de deux séances de 2 h à expliquer le texte de Henri Bergson et on pourrait y passer la totalité du premier trimestre, mais, à un moment donné, il faut bien tenter cette épreuve de la formulation de ce que notre pensée saisit concernant cette distinction entre la durée et le temps. Pourquoi? Parce que Bergson est LE philosophe qui réhabilite à un point jusqu’alors inconnu la notion même de sentiment, d’affect, d’impression. Sous cet angle, il s’impose à toute tentative de compréhension philosophique du romantisme.

S’il est pourtant un philosophe aussi difficile à comprendre, c‘est parce qu’il nous invite à un « changement de plan » radical et que nous ne sommes pas habitués à lire des philosophes aussi exigeants (même si les philosophes les plus importants pour nous sont toujours ceux qui comme Bergson nous incite à envisager de tels renversements de perspectives)

Quand on lit cet auteur dont on peut souligner la fluidité d’écriture, on entre progressivement dans des strates de réalisation sans cesse plus profondes et plus exigeantes mais sans rupture d’aucune sorte. C’est donc presque inconsciemment que l’on arrive à des conclusions très déstabilisantes dont on se dit (consciemment cette fois): « il ne veut quand même pas aller jusqu’à soutenir ça? »

- En fait, si!

Mais quoi exactement? Nous sommes toutes et tous prêts à accorder à Bergson certains constats qu’il pointe concernant la simplicité caricaturale que notre langue nous impose à l’égard de nos sentiments. Chacune et chacun comprend bien que les mots distinguent ce qui ne se produit jamais aussi isolément, clairement, distinctement. Nous avons répété à de très nombreuses reprises que ma joie ne succède jamais à ma peine sans la prolonger en fait, c’est-à-dire sans « l’être » en fin de compte. En même temps on imagine mal une personne qui dirait « je suis en train de vivre cette expérience incroyable et continue d’une joie sans cesse plus peinée…Enfin si: seuls les écrivains font ça…Et il nous faut le temps de lire, d’apprécier et de comprendre leur prose. Chacune et chacun sent néanmoins confusément que cette réalité est vraie, authentique. 

Pour autant ce n’est pas « renversant »: d’accord, nous vivons des sentiments confus qui sont toujours liés les uns aux autres, qui composent en fait une unité alors que nos mots nous font croire à une succession d’extériorités, d’hétérogénéités. Mais consentir à cela (et honnêtement comment faire autrement?), c’est commencer à rentrer dans un enchaînement de réalisations qui vont aboutir à ce changement radical de plan auquel nous avions l’habitude de situer notre existence.  Nous sommes dans la durée AVANT d’être dans l’espace, tout simplement parce que si en effet nos sentiments et nos affects sont toujours liés les uns aux autres, c’est qu’ils composent une et une seule « trame », un flux, une continuité « temporelle ». 

 

Vous voilà devant un cube, et puis une autre personne se joint à vous et regarde avec vous le même cube. Vous vous dites spontanément que la vérité de cette scène c’est que deux personnes "subjectives" sont en train de se faire une représentation d’un seul et même cube « objectif ».  Suivre Bergson et le fil de cette distinction entre le temps et la durée c’est envisager la possibilité que la réalité la plus pure et la plus stricte de ce qui se passe en cet instant: " deux humains devant un cube " consiste dans la coïncidence de trois vitesses d’existence au sein d’une seule et même dimension qui est celle de la durée. Vous « durez » ainsi que l’autre personne ainsi que le cube et vous percevez d’abord le cube en tant que durée ou que déclinaison (vitesse) spécifique de la durée. Cela veut dire qu’une communauté de texture, de substance vous englobe vous, l’autre personne et le cube avant que les distinctions spatiales ne commencent à se manifester et à imposer des « pointillés » (Vous / L’autre / le cube) à l’efficience d’une scène qui se déroule d’abord précisément en se déroulant sur l’axe de la durée.  

En d’autres termes, Bergson nous invite à appliquer exactement le même schéma que celui que nous avions apposé à la lecture de nos sentiments mais cette fois ci à la totalité, entière, exhaustive et sans aucune exception de tout ce qui « est ». Tout ce qui arrive se « passe » dans la durée avant de s’effectuer comme une présence distincte dans un espace. Et cela change tout: c’est ce que nous pensions objectif qui, du coup, devient subjectif et ce qui était subjectif (nos états d’âme) qui devient objectif parce qu’en prise avec la dimension la plus totale, la plus objective qui soit: la durée. Je ne suis pas « autre » au cube parce qu’il est distinct de mon corps dans l’espace, mais parce qu’il ne suit pas la même vitesse d’évolution que moi dans la durée, mais lui et moi sommes communément, ensemble «  de la durée ». Nous sommes "mêmes" donc mais pas à la même vitesse, donc « autres ». Finalement nous sommes des compositions de vitesses différentes au sein d’un seul et même « corps » (même si ce terme ne convient pas tout à fait puisque c’est de la durée), plutôt que des corps différents évoluant au sein d’un même espace. Ici ce terme « évoluer » est intéressant parce que si l’on dit « évoluer » dans l’espace, que comprenons nous? Nous comprenons "bouger" dans cet espace. Mais si nous disons évoluer dans la durée, nous entendons « devenir », muter. 

 


            Naïvement nous pourrions penser que pour bouger dans l’espace il faut qu’il y ait de l’espace dans lequel nous mouvoir physiquement, alors que ce qu’il FAUT absolument  (et avant l’espace) c’est  que ce présent ne soit pas fixe. Réfléchissons: quand vous regardez un film et qu’un plan fixe demeure, qu’un visage en gros plan est sous vos yeux pendant plus de 15 secondes, qu’est-ce qui fait que vous le viviez comme fixe? Le fait qu’il « dure », c’est-à-dire qu’il s’inscrive dans la durée, c’est-à-dire que vous sentiez bien que quelque chose change, s’écoule « pendant » ce plan fixe. Tout n’est pas figé dans ce plan fixe et le fait même qu’il soit fixe se donne à nous comme une expérience à vivre au fil d’un courant,  courant qui d’ailleurs sera alimenté par vos pensées, vos états d’âme, vos sentiments (en fait c'est dans cette dimension là que se fait vraiment quelque chose, quoi? Une rencontre avec l'auteur du film. C'est cela que veut faire le "réalisateur" (beaucoup de choses à dire sur ce terme de "réalisateur" plus et mieux justifié ici que partout ailleurs) :vous faire comprendre quelque chose par la durée plus que par l’exhibition d’un visage figé dans un plan fixe. Le film se déploie dans la durée et pas dans l’image ou « le plan ». Comprendre ce que Bergson nous dit de la durée, c'est aussi comprendre pourquoi regarder un film est une expérience incroyable, "pure", en un sens, Parce que c'est de la durée, c'est-à-dire que la durée est la dimension même sans laquelle un film ne serait absolument pas concevable. Le cinéma comme la musique, la littérature mais tout aussi bien la peinture et la photographie (parce que voir une photo fixe, c'est finalement faire en sorte que "s'y accumule" de la durée)

 


                    C’est ce qu’un réalisateur russe, Lev Koulechov, en 1921, a parfaitement montré en demandant à un acteur d’adopter une expression parfaitement neutre. Dans un petit film il montre une succession de plans dans lesquels il intercale différentes images: celle d’une assiette de soupe, puis du corps d’une petite fille dans un cercueil et enfin d’une jolie femme alanguie sur un canapé . On constate qu’à chaque fois l’expression étrangement « convient », c’est-à-dire que le spectateur lit parfaitement  le visage comme vecteur d’une expression qu’est la faim pour la soupe, la tristesse pour le cadavre et le désir pour la femme. Mais c’est exactement la même expression. Spatialement, c’est absurde, il ne se passe rien. La vérité c’est que ces 4 éléments: le visage de l’acteur, la soupe, le cadavre et la femme composent des résonances de sens au sein d’une même durée.

Ce qu’il faut bien comprendre dans le texte de Bergson c’est ce changement de dimension: tout ce qui se passe, tout ce qui se produit dans la réalité devient dans la durée avant d’advenir dans l’espace. Nous traduisons dans la langue de l’espace ce dont la vraie nature est celle de la durée.

  


                        Mais quel rapport avec l’épisode de la madeleine?  Le narrateur comprend ce primat de la dimension de la durée par rapport à l’espace, parce qu’il est entièrement mobilisé dans cet effort incroyable visant à ressusciter le sentiment confus d’un souvenir gustatif. C’est tout un bloc de sa vie affective qui se voit ainsi réveillé, soulevé, sommé d’affleure à la surface de la mémoire consciente du narrateur, comme si enfin les choses, les épisodes du passé étaient ramenées à leur nature authentique: ce ne sont pas des expériences qu’il a vécues autrefois, c’est tout une vie qui se révèle dans l’authenticité de sa texture authentique: une continuité d’affects dans la substance de laquelle notre moi est entièrement tissée. Nous ne sommes pas du tout ici en présence d’un inconscient psychique comme celui que nous décrit Freud, mais plutôt d’un inconscient physique en un sens vraiment profond: nous sommes physiquement faits dans ce tissu là, dans un maillage sentimental et sensitif qui jamais ne connaît de rupture, de discontinuité.

 

C’est la raison pour laquelle il faut aborder ce texte en s’interrogeant d’abord sur le trouble du narrateur. Pourquoi est-il aussi déstabilisé, aussi impliqué, comme « tétanisé » par une bouchée de gâteau? Pourquoi ne se dit-il pas: « Tiens! Ça me rappelle vaguement un truc? » Parce qu’il pressent et évidemment on peut rajouter à bon droit « confusément » que ce qu’il réalise va bien au-delà de ce simple gâteau, tout simplement parce que les gâteaux eux-mêmes ne sont jamais seulement « ça ». Ils sont des « affects », des sensations dans la texture de laquelle nous sommes constitués. C’est ça: « être un moi » et c’est la même chose que ce que Bergson déjà nous signifiait: nous nous rapprocherons considérablement de ce que nous sommes quand nous prêterons attention à ces états qui, en nous, « mutent » sans jamais s’hétérogénéiser. 

Quand nous éprouvons des affects, ce n’est pas « nous », un tel, qui ressent un sentiment ou une sensation, c’est plutôt l’affect qui se « personnalise », qui se singularise en s’effectuant. Les individus se constituent en tant que « moi » au fil des phénomènes de résonances qui s’opèrent entre ces différentes ondes de concrétisation des affects. Le narrateur comprend que tout ce qu’il a vécu, toutes ces expériences physiques qu’il a éprouvées depuis son enfance sont physiquement contenues dans ce «  sac » fermé par cette boucle aussi temporelle  que sensitive d’une saveur de madeleine. 

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