vendredi 19 novembre 2021

Poiesis, Praxis, Theoria, Skholé....et Jeff Bezos


 Il convient de vraiment saisir cette distinction et tout ce qu’elle implique dans le rapport entre l’homme et l’acte qu’il effectue. La poiesis se conçoit comme « production », ce qui signifie que le produit de l’action vaut davantage que l’action elle-même. On fait un meuble pour que le meuble soit, pour que cela débouche vers un produit fini qui sera bien effectué dans l’action mais qui justement donne ainsi son sens à une action en elle-même dépourvue de toute valeur. Dans la poiesis, le but écrase l’action, laquelle n’est qu’un moyen en vue d’une finalité. Un médecin qui ne s’intéresserait pas tant à l’action de guérir qu’à la guérison comme but, fait de la poiesis, laquelle décrit finalement un état d’esprit au sein duquel l’action est totalement subordonnée, dévalorisée en soi par rapport à un but qui lui est extérieur. On est dans la poiesis quand on se détache de l’action pour s’attacher exclusivement au produit qui en résultera. On n’investit dans le présent que ce minimum d’implication qui lui permet de déboucher vers un futur qui est un produit fini ou un résultat.  Ce que l’on est en train de faire, on ne le fait qu’en vue d’un objectif distinct de l’action elle-même. 
                 
La praxis désigne exactement le mouvement contraire parce que nous ne nous y situons plus du tout dans une logique de moyens à fin pour  laquelle la fin écrase et prime sur les moyens. La praxis est une action et non une production. On comprend bien pourquoi la praxis est un concept qui a beaucoup intéressé Karl Marx car l’exploitation que subit l’ouvrier vient du fait qu’il est rétribué à hauteur non de son action mais de sa production, de ce que vaut le produit dans un marché. L’ouvrier est exploité parce que la poiesis l’emporte sur la praxis. Le travail dans l’économie capitaliste n’est perçu qu’en tant qu’il est producteur d’un bien que l’on peut détacher de celle ou celui qui l’a fabriqué. Même dans les chaînes de production, il est absolument impossible de faire droit, de prendre en considération une action ponctuelle, automatique, répétée en longueur de journée et qui ne fait que s’ajouter à d’autres gestes pour produire un tout, un produit final, lequel n’apparaît qu’au bout de la chaîne. Non seulement ce travail là rend impossible la satisfaction d’un travail bien fait, mais il vide de toute substance l’action elle-même. On ne peut pas imaginer de modalités de travail plus impliquées dans cette absurdité de faire perdre à un acte toute possibilité de praxis que celui-là. C’est exactement comme si Taylor (l'inventeur du travail à la chaîne) s’était demandé comment on pourrait imaginer un dispositif tel que l’action du travailleur soit « pure poiesis » et plus du tout praxis. 

            A l’époque d’Aristote, la poiesis caractérisait toutes les actions dépassées par l’exigence d’un résultat: récolter, labourer, tisser, etc. Tout ce qui finalement était fait par les animaux, les esclaves, les étrangers, mais pas les citoyens libres, lesquels pouvaient s’appliquer à la praxis et à la praxis seulement: débattre sur l’agora, philosopher, agir politiquement, écrire des tragédies, faire du sport, des activités, intellectuelles, sportives créatives.

            En fait la poiesis désignait dans la cité grecque tout ce qui était rendu nécessaire par la satisfaction de nos besoins, donc tout ce qui nous relie à l’asservissement du besoin vital. Se détacher des nécessités naturelles, c’est la liberté, et c’est la praxis, réservée donc aux citoyens libres. Regarder notre société d’aujourd’hui revient en effet à prendre la mesure du désastre à hauteur de la distinction aristotélicienne: nous sommes passés d’une cité d’hommes libres à une société d’esclaves dans laquelle l’écrasante majorité des hommes ne poursuivent pas d’autres buts que celui de faire de la poiesis pour pouvoir « vivre », étant entendu qu’il n’est pas en ce monde de possibilités pour les travailleurs d’exister. Ce paradoxe est d’autant plus criant et absurde que nous possédons techniquement tous les « moyens » de faire accomplir par des machines tout ce qui est du registre de la poiesis.

            Il semble difficile d’expliquer cette absurdité autrement qu’en invoquant la substitution d’une société de consommation à une cité dont l’esprit était celui de la skholé. 




            Il convient vraiment de comprendre le sens de ce terme pour saisir à la fois l’amplitude de la catastrophe que nous vivons, ici à l’école ou au lycée (car évidemment skholé est l’origine du terme « école ») et ce qu’il nous reste à faire. Si un combat mérite vraiment d’être entrepris, c’est celui-là parce qu’il est à l’origine du changement de société dont l’humanité a besoin). La skholè pour les grecs de l’antiquité désigne cette temporalité libre pendant laquelle les hommes peuvent s’adonner à des activités proprement humaines et libres, détachées de la soumission à une vie, ou une survie animale, biologique, consommatrice. Que les humains soient humains, c’est ce qui s’effectue et se cultive au fil d’activités créatrices, ludiques, théâtrales, politiques, sportives, festives, conviviales.




Toutes les activités pratiquées pendant la skholè sont des praxis et peuvent nous guider nous orienter vers la Théoria même si cette activité là contemplative est plus un idéal régulateur qu’une condition vraiment « habitable ». Ce que « la skholé » désigne c’est donc le loisir studieux dans lequel rien ne préoccupe plus l’être humain que des actions riches en elles-mêmes et par elles-mêmes, c’est-à-dire où quelque chose du fait d’être humain se cultive et se réalise. Il n’y est pas question de faire quelque chose parce que c’est utile ou parce que ça donne quelque chose d’autre mais parce que ça donne en soi (et ça nous invite à donner de soi). Dés que nous avons le sentiment de nous payer d’une activité par cette activité même, nous pratiquons de la praxis et sommes dans la skholé.  Tout élève devrait donc dans cette perspective s’interroger sur sa présence et se demander s’il a bien ce sentiment: que suis-je en train de faire? De me gaver de connaissances accumulées pour les ressortir le jour J et m’empresser de les oublier ensuite parce que finalement je n’en vois pas l’intérêt ? Si c’est bien ainsi qu’il perçoit sa présence et son activité (et gageons que ce soit le cas parce que tout est fait pour que cela le  soit) et s’il s’en satisfait, il ne fait aucun doute qu’il va s’intégrer par la suite et, quel que soit son futur salaire, dans l’enfer des travailleurs de la poiesis.  Pratiquer l’école, le lycée comme un « loisir studieux », comme ce qu’il était à l’origine, et cela même avec les structures actuelles du lycée (qui font ce qu’elles peuvent pour résister), c’est tout ce vers quoi il faut tendre, aussi difficile que cela puisse paraître. 




                Il existe différentes démonstrations de l’absurdité vers laquelle nous entraîne la soumission totale de notre statut de travailleur à la poiesis, laquelle désigne donc la dépréciation de l’action au profit du produit fini. Dans l’optique de la poiesis, aucun acte ne vaut qu’en tant qu’il aboutit à un produit. L’économie dite libérale ou capitaliste, comme son nom l’indique favorise et vise une circulation toujours croissante de produits au détriment de l’action du producteur (c’est ce qui explique que nous vivions aujourd’hui dans une société dans laquelle ceux qui produisent vraiment sont les moins bien considérés) . Puisque la circulation toujours croissante du produit est la finalité du marché des échanges, la durabilité du produit ralentit cette croissance, si bien que la fragilité et la faible durée de vie d’un produit sont des accélérateurs de croissance. Il n’est question que d’agir pour produire, de produire pour vendre, de vendre pour que se produisent des échanges de monnaie (sur lesquels il sera possible de spéculer, c'est-à-dire de gagner de l'argent sur l'échange en lui-même) de telle sorte que plus le produit sera mal fabriqué et plus rapide sera la croissance du marché des échanges. C’est ce que l’on appelle « l’obsolescence programmée ».  Elle désigne finalement l’aboutissement même de la poiesis, mais appliqué à des besoins de plus en plus artificiels et faux. Ce qui importe à la production de ce type d’économie c’est 1) de créer, par la publicité, une masse de consommateurs « addicts », dépendant de produits non naturellement nécessaires et 2) de rendre ces produits défectueux techniquement éphémères de façon à ce que l’on parvienne à la circularité même d’un cycle pervers qui revient à acheter pour acheter plutôt qu’à se satisfaire d’agir pour agir (praxis). 



        Il existe dans la sagesse hindoue notamment dans cet épisode célèbre du Mahabharata, la Bhagavad-Gita, un passage dans lequel est célébrée l’action détachée du fruit de l’action, c’est-à-dire la praxis pure: faire ce que l’on fait dans son inaboutissement même, dans le fait qu’il est un chemin, et pas un but, pour se satisfaire de le faire, d’être en train de le faire, indépendamment du résultat. Evidemment une telle célébration peut nous décevoir mais il suffit de penser à l’obsolescence programmée pour réaliser où nous conduit la voie inverse: au produit d’une action détachée de cette action, une logique de pure moyen, d’achat pur (acheter pour acheter) qui résonne dans le vide de sens sidérant de cette ébullition des soldes ou du Black Friday. 

            Quoi que nous fassions, quand dans le feu de notre action la poiesis bat en brèche la praxis, ce n’est plus tout à fait en tant qu’humain que nous la pratiquons, mais en tant qu’animal, qu’exigence de survie. Nous ne le pratiquons pas librement. Il faut réfléchir à cela et s’interroger sur la possibilité d’intégrer de la gratuité, du soin, de la valeur y compris à des activités considérés comme dégradantes ou premières, grossières. Quelque chose de la culture de la terre dés lors qu’elle est pratiquée pour elle-même, c’est-à-dire comme une action valorisée en soi n’est plus un pouvoir que j’exerce sur elle mais l’exercice d’une puissance qui la célèbre aussi et la récolte du fruit ou du légume qui en résulte est comme une cerise sur le gâteau qui s’ajoute à un processus gagnant/gagnant.

            Nous pouvons appliquer la même réflexion à l’exercice de la médecine. Il faut qu’un médecin se paye d’abord lui-même de la peine qu’il se donne par l’intérêt immédiat qu’il retire de sa pratique en elle-même avant d’attendre le moment de la paye. Peut-on se payer de la peine que l’on éprouve en pratiquant une activité par la satisfaction immédiate (et non médiate) de la pratiquer, parce qu’elle révèlerait étrangement un sens, qu’elle susciterait une joie pure (et parfaitement intime, propre à la personne elle-même)? L’écart en sport entre la victoire (performance) et la jouissance pure d’un corps pratiquant est tout à fait à même de nous fournir un excellent exemple de praxis. La question n’est pas du tout d’arriver avant l’autre mais par exemple de percevoir la jouissance d’un corps qui se révèle à lui-même sa puissance de courir dans l’acte de courir et qui en jouit: Praxis à l'état pur.



                Et c’est à ce niveau que nous pouvons comparer le récent voyage dans l’espace de Jeff Bezos et la mission qui 52 ans plutôt avait permis à Aldrin et Armstrong de mettre le pied sur la lune. Autant la science permet à l’être humain, comme au coureur, d’accomplir quelque chose d’une puissance qui lui est propre et qui finalement poursuit l’étonnement dont nous parle Aristote, étonnement d’être humain devant l’existence d’un univers là, présent, explorable, offert à sa curiosité, autant la nature de « l’exploit » accompli par Bezos est d’une autre texture. Ce qui s’accomplit ici est le caprice d’un enfant gâté en chapeau de cow-boy ayant retiré le maximum de bénéfices possibles d’une économie gangrenée par l’efficience même de la poiesis.  Il l’a fait parce qu’il en "avait les moyens", parce que les employés et les consommateurs d'Amazon acceptent, les premiers en étant payés les seconds en payant, la poiesis; la preuve en est que cet exploit est scientifiquement vide puisque il ne révèle strictement rien (sinon que Bezos a un chapeau, qu'il "fait noir dans l'espace" et qu’il est content de voir à quel point la terre est fragilisée, remarque d’autant plus juste qu’elle l’est encore plus après son voyage). Il faut saisir ici une chose fondamentale, c’est que la satisfaction de Bezos aussi étalée soit-elle dans une conférence de presse qui a eu lieu (surprise) juste après l’atterrissage, ne peut absolument pas être pleine, entière, authentique, pour la bonne et simple raison qu’il ne réalise pas exactement la puissance scientifique, humaine qui rend effectivement possible ce qu’il vient de vivre. Seuls les scientifiques, comme Aldrin, Armstrong,  le peuvent. Bezos est content du produit d'une action: aller dans l'espace, mais il ne comprend pas en quoi consiste cette action, en quoi elle est possible, parce qu'il a payé des "scientifiques" (le terme convient-il?) pour lui permettre de le faire (moyen/ fins: quoi qu'il fasse, il ne sort pas de ce schéma)

Ce qu’a créé l’économie libérale, c’est l’insinuation d’un protocole de substitution de la poiesis dans la praxis affaiblissant l’action au profit du produit puis le produit au profit de sa valeur marchande puis la valeur marchande au bénéfice de la dévalorisation même du produit. Le résultat est une masse d’êtres humains occupés à des besognes absurdes en vue de jouir de l’acquisition de moyens censés leur assurer des possibilités de survie ou de reconnaissance des autres travailleurs tout aussi occupés qu’eux à rater consciencieusement et irrémédiablement leur existence

            



            
Mais où est-ce que cela se joue? Ici même au lycée et tout cela dépend finalement du simple retour d’un mot à son étymologie première: la skholé, le loisir studieux, ce que les latins appelait « l’otium » et dont on comprend encore mieux le sens qu’on l’oppose à son contraire le neg-otium, c’est-à-dire le négoce, le business, les affaires, la spéculation rendue possible par la poiesis: tout ce qui a permis à Jeff Bezos, ce modèle de la réussite où se dit tout le ratage d’une civilisation, d’aller voir de loin tous les ravages qu’il a contribué à causer de bien trop prés:

Article paru dans le monde le 20 juillet 2021: « New Shepard s’est propulsé à une vitesse dépassant Mach 3 à l’aide d’un moteur fonctionnant à l’hydrogène et à l’oxygène liquides. La capsule s’est ensuite séparée de son propulseur, et les voyageurs de l’Espace (Jeff Bezos, son frère Mark, Wally Funk et Oliver Daemen ont passé quelques minutes à 107 kilomètres de la Terre, soit au-delà de la ligne de Karman (100 kilomètres), la limite reconnue par la Fédération aéronautique internationale entre l’atmosphère terrestre et le reste de l’Univers.

Ils ont pu admirer la courbe de la Planète bleue et le noir profond du reste de l’Univers, à travers de larges baies vitrées comptant pour un tiers de la superficie de la cabine. « C’est tout noir ici », s’est exclamée Mme Funk, selon le flux audio émanant de la capsule. Après quelques minutes en apesanteur, la capsule est redescendue en chute libre avant de déployer trois parachutes géants, puis un rétro-propulseur, de façon à atterrir délicatement dans le désert après un vol d’environ dix minutes. A leur sortie, les quatre passagers, en bon état de forme, ont été accueillis par des cris de joie des équipes de Blue Origin. Jeff Bezos portait un chapeau de cow-boy à sa sortie du module.

Le propulseur est, quant à lui, revenu de manière autonome vers une aire d’atterrissage située près du site de lancement.  La mission s’est déroulée cinquante-deux ans, jour pour jour, après les premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune. « Tous ceux qui ont été dans l’Espace ont dit que ça les avait changés et qu’ils étaient stupéfaits, abasourdis, par la Terre et sa beauté, mais aussi sa fragilité, et je suis entièrement d’accord », a constaté le fondateur d’Amazon lors d’une conférence de presse qui s’est tenue après son vol. « [La Terre] est une petite chose fragile et, quand nous évoluons sur cette planète, nous faisons des dégâts, a déploré Jeff Bezos. C’est une chose de le reconnaître mais c’est autre chose que de voir de vos propres yeux à quel point elle est vraiment fragile. » L’ex-PDG d’Amazon a aussi remercié « chaque employé d’Amazon et chaque consommateur d’Amazon parce que vous avez donné pour tout ça ».



                            Ce qui se produit dans la poiesis, en un sens, c'est un processus d'abstraction, de procrastination de la jouissance d'agir, jouissance propre à l'agir. Ce processus ne cesse de contaminer l'action, de conditionner la jouissance à l'idée finalement très abstraite d'une récompense: "ce que je fais est pénible, absurde, répétitif, épuisant et finalement abrutissant mais rassurez-vous je suis intelligent parce que quelque chose me sera donné en échange de cette peine ou de ce non-sens". En fait, c'est le non-sens qui se prolonge, jusqu'à cette déclaration à tous égards, hallucinante de bêtise ou de cynisme, dans laquelle un entrepreneur remercie des employés soumis à des cadences infernales de travail et des clients abrutis de publicité invasive, de lui avoir permis de réaliser ses rêves d'enfant: "tout ça".  Jeff Bezos a voulu voir de loin les ravages qu'il cause de près et de très près et lui, plus que la plupart. C'est intéressant: entre lui et lui, entre ce qu'il est et ce qu'il fait, entre le sujet Jeff Bezos et son action, il lui faut positionner la vision de la terre, de sa courbe, comme si, à force de renoncer à la possibilité de trouver dans un acte la satisfaction propre à cet acte lui-même, il s'enfermait dans cette bulle de spéculation, de procrastination, de satisfaction différée, de non sens existentiel profond, radical d'un monde étrange où les flux de désir et d'argent circulent partout sans jamais se concrétiser nulle part, monde d'abonnés à Amazon premium. Dans cet enfermement de soi, c'est tout un monde de consommateurs et d'employés qui s'enferment également.
                        Comprendre la praxis, c'est finalement suivre exactement le sens contraire, oeuvrer et se travailler soi-même pour saisir le sens de l'action dans l'action  elle-même en train de se faire, refuser net toute procrastination, faire preuve finalement d'une exigence sans concession ni patience ni condition. Il nous faut trouver dans l'acte la sagesse susceptible de nous faire réaliser qu'il n'est aucun autre sens  à cet acte que celui de l'accomplir ici et maintenant, que cet acte soit sportif, intellectuel, manuel, essentiel ou anodin. C'est la sagesse de la Bhagavad-Gita et c'est aussi celle des arts Zen, de la cérémonie du thé à l'art de faire un bouquet ou de tirer à l'arc: se détacher du fruit de l'action. C'est la sagesse de la praxis, celle qu'on apprend par la skholé. 



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