dimanche 21 novembre 2021

Peut-on dire de la science qu'elle est naturelle ? (Nouvelle version - suite et fin)

 


                “Car ces notions générales que j’ai acquises en physique m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.”

Cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles à l’époque de Descartes est la scolastique, c’est-à-dire une philosophie largement empreinte de l’autorité de l’église chrétienne et de celle d’Aristote. Ce qu’elle a de spéculatif, c’est finalement que la science n’y est pas autrement conçue et pratiquée qu’en tant que savoir, theoria, Praxis, c’est-à-dire que connaissance « pure », étant à elle-même sa seule et sa propre finalité. Descartes appelle donc de ses voeux une science pragmatique, efficace, non seulement susceptible de nous faire connaître la nature mais qui soit à même de nous permettre d’en tirer profit pour profiter des fruits de la terre et améliorer la santé des hommes. On mesure ainsi à quel point de fin en soi, cette science est devenue un outil, un moyen même s’il faut se retenir d’assigner à Descartes le rôle de père ou de prophète de la techno-science. 

Deux points se détachent nettement de ce tournant clairement amorcé par Descartes dans le statut de la science par rapport à la nature: 

  1. La connaissance de la nature impose le recours à un modèle qui est celui du mécanisme autrement dit c’est « artificiellement » que l’homme dont entreprendre de la comprendre, et les deux sens du terme artificiellement (a - par le biais de l’artifice b - superficiellement) mérite d’être communément pris en compte.
  2. Il faut sortir la science d’une considération spéculative et gratuite pour la transformer en un savoir pratique utile à l’homme et principalement à sa santé. 


b) L’expérimentation et la science moderne

Cette rupture épistémologique s’accompagne nécessairement d’une transformation radicale du statut de l’expérience dans la science. Dans la philosophie d’Aristote, la science est une étude de la causalité des phénomènes, laquelle contient entre autres la cause efficiente et la cause finale. Cela signifie que dans l’esprit d’Aristote connaître la cause déterminante d’un phénomène ne permet en aucune façon d’insinuer de nouvelles causalités ( humainement intéressées) dans le rapport à la cause finale. « La nature ne fait rien en vain » dit Aristote. Il y a une finalité naturelle des phénomènes naturels et le chercheur n’a pas d’autre objectif que de trouver ce rapport entre la cause efficiente et la cause finale tel qu’il est, pour ce qu’il est. 

 

Avec la science moderne et notamment Galilée, cette relation se transforme. L’homme est dotée de la capacité de concevoir des idées, des recoupements, des hypothèses. Connaître ne signifie plus percevoir, se rendre compte, enregistrer, être attentif mais recevoir confirmation d’une idée, d’une possibilité, d’une conjecture qui est née dans un esprit humain. Evidemment cette « idée » n’est pas née de rien. Elle s’appuie sur des observations, mais aussi sur des concepts, sur des généralisations qui ne se trouve pas dans la nature mais dans l’esprit humain qui interroge désormais la nature à partir de notions, de catégories, de présupposés humains.  Il n’est plus tant question de savoir ce que la nature est que ce que la nature peut et en fait de savoir ce que l’homme peut en elle. On passe de la connaissance de la cause finale à son abandon complet au profit de la causalité efficiente, laquelle va peu à peu disparaître au profit de la question de savoir de quoi l’homme peut-il être la cause efficiente contre la nature, c’est le transhumanisme. Jusqu’à quel point peut-on pousser le pouvoir de l’homme de telle sorte que la puissance de la nature ne lui ferait plus aucunement obstacle?

Ni Descartes, ni Galilée ne sauraient être  considérés comme des défenseurs ou des  promoteurs anticipés du transhumanisme: 

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue,... ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l'autorité de lois, et de l'autre l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais au contraire comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »

Emmanuel Kant (1724 -1804) évoque ici les savants du siècle précédent: Galilée, Toricelli, Stahl, tous ceux qui ont fait accomplir à la science un bond conséquent, non seulement dans la production d’un savoir mais aussi dans l’élaboration d’expérimentations. Les expressions auxquelles il faut prêter attention dans les premières lignes sont celles-ci: « déterminé selon sa volonté » ou encore « qu’il savait lui-même d’avance… » parce que les physiciens réalisent ainsi avec ces expérimentateurs à quel point rien ne se devine de la nature par elle-même, dans une sorte d’attente passive ou de révélation hasardeuse. Galilée savait déjà ce qu’il allait observer dans l’expérimentation parce qu’il avait anticipé sur le degré d’accélération de la vitesse de la chute du corps en question. Toricelli savait également que le poids de la colonne d’eau était celui-là.  Il n’est plus question d’attendre que le bon vouloir de la nature produise les phénomènes. Il faut les anticiper à partir d’idées, de conjectures que l’on a d’abord conçues en soi, fruit de la pensée et de l’esprit d’initiative du chercheur, qui finalement ne trouve jamais rien qu’à la lumière, à tous égards préalable,  de ce qu’il cherche.  Il y a dans notre esprit des lois immuables qui déterminent nos jugements, et c’est seulement ou d’abord en les suivant que nous pouvons seulement ensuite obtenir confirmation des hypothèses que notre pensée a conçues, suivant ces lois. 



                        En d’autres termes, il faut accepter de penser que l’Homme ne peut voir de la nature que ce qu’il se représente d’abord à lui-même comme s’y trouvant possiblement ou rationnellement, expérimentalement, scientifiquement. Il faut donc que le scientifique s’interroge d’abord sur ce que lui pourra voir, attendre, demander à la nature, en tant qu’être humain plutôt que partir en quête d’une espèce de nature « pure » et neutre, « naturelle ». La raison humaine est donc décrite comme ayant deux mains: dans l’une les principes qui viennent d’elle et grâce auxquels l’esprit humain établit des rapports entre les phénomènes  et constituent ainsi des lois et dans l’autre le protocole expérimental (hypothèse / expérimentation / conclusion) qui va donner ou non confirmation de la validité de la thèse élaborée. Autant l’esprit de l’écolier devant le maître est censé être vierge de toute connaissance et donc prêt à se remplir de tout ce que la nature lui dit, autant le juge d’instruction est déjà investi et informé de l’affaire. Il interroge les témoins à partir d’une version des faits qu’il s’est préalablement construite en lisant le dossier. C’est cette image là, avec le fond d’autorité du personnage invoqué qui décrit la transformation de la science moderne par rapport à la science aristotélicienne. Le savant est un provocateur, un concepteur d’hypothèses et d’expérimentations dont le rôle est d’insinuer dans le déterminisme naturel un protocole, un questionnement mûri, réfléchi, conceptuel. Mais cette conversion radicale du rôle du scientifique par rapport à la nature repose sur une révolution que Kant a appelé « copernicienne », révolution dont il espère qu’elle va également se réaliser en philosophie:

« Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets ; mais toutes les tentatives pour arrêter sur eux a priori par concepts quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant de ce présupposé. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance – ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité revendiquée d’une connaissance de ces objets a priori qui doive établir quelque chose sur des objets avant qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme avec les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles. »


                Le génie de Copernic a consisté finalement à se rendre compte que toutes ses observations des corps célestes gagnaient en cohérence dés lors qu’il se représentaient la terre mobile et inversait ainsi la perspective du mouvement. Il nous faire de même dans la question scientifique de la connaissance dit Kant et c’est bien ce qu’ont réalisé Galilée, Toricelli, etc. Ce n’est plus à notre connaissance de se régler sur les objets naturels à connaître, mais au contraire à ses objets de se régler sur ce que nous, nous pouvons en connaître, en fonction des principes et des catégories qui structurent notre pensée. Plutôt que de se mettre en tête que nous pouvons tout découvrir de cette totalité qu’est la nature, convenons que c’est toujours au travers du filtre des catégories de notre esprit, de notre faculté de connaissance que nous pourrons faire progresser notre savoir. Etant entendu qu’il y a ce qu’il y dans la nature, qu’est-ce que moi, un homme je peux en connaître sachant qu’il existe dans ma raison des lois et des principes immuables? Si certaines sciences ont donc bel et bien la nature comme objet, c’est toujours en tant qu’elles sont construites et comme tissées dans la matière d’une rationalisation humaine qu’elles sont des « sciences ». 

En un sens, la révolution Copernicienne reprend en d’autres termes le message de la maxime du temple de Delphes annexé par Socrate, mais dans une perspective plus humaine qu’individuelle: « Connais toi-toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux! » Tout ce que l’homme peut connaître de l‘univers passe par la reconnaissance de ce que connaître « est », c’est-à-dire de cette pré-rationalisation dans le filtre duquel tout ce que nous connaissons de la nature s’inscrit nécessairement dans le cadre rationnel de ce que, nous, nous pouvons en comprendre et expliquer. La science peut donc se donner la nature pour objet à condition de se savoir d’abord humaine, scientifique, construite, rationnelle, médiate. Ce que la science nous permet de savoir, c’est donc tout ce qu’un esprit humain peut connaître de la nature, pas moins que cela mais surtout pas plus


C) Positivisme, techno-science et transhumanisme

Quelque chose de ce mouvement amorcé au 17e siècle que l’on a appelé « la science moderne » et dont Kant nous décrit parfaitement l’esprit (le nouveau rapport à la nature qu’il implique) est totalement repris et, à bien des titres, « augmenté », poussé à son paroxysme de pragmatique par le positivisme d’Auguste Comte (1798- 1857). Cette théorie qu’il a fondé repose sur une analyse des progrès suivis par l’esprit humain au fil de ce qu’auguste Comte a dénommé « les trois états ». Ces trois phases qui peuvent se concevoir tout aussi bien chronologiquement que progressivement dessinent selon le sociologue français l’évolution « positive » de l’humanité et de la pensée:

« L’esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophie, ou de systèmes généraux de conceptions sur l’ensemble des phénomènes, qui s’excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l’intelligence humaine ; la troisième son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition. Dans l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers. Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante. Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent  de plus en plus à diminuer le nombre ».


C’est peu de dire qu’à la lumière d’une telle interprétation des progrès humains, la science se voit limitée et cantonnée à être utile à l’homme. L’idée d’une pure curiosité à l’égard de l’univers et de ses lois se voit supplantée par la compréhension rigoureuse d’une causalité dont il s’agit de tirer le meilleur pour l’être humain:

« Il est temps aujourd’hui de prendre une marche plus raisonnable, de n’admirer, de n’estimer, de ne payer que ce qui est utile, que ce qui peut contribuer au bien-être de l’individu et de l’espèce […], que la faculté d’abstraire ne soit employée que pour faciliter la combinaison des idées concrètes ; en un mot, que ce ne soit plus l’abstrait qui domine, mais le positif. »

Mais quelle est exactement cette évolution, selon Auguste Comte? L’état théologique correspond trait pour trait à la pensée mythologique qui se voit ainsi ramenée à une sorte de première ébauche, assez primitive de la pensée. Les phénomènes produits par les éléments et les forces naturels sont expliqués par des causes surnaturelles. Si nous comparons cette analyse d’Auguste Comte au texte d’Aristote sur l’étonnement, on ne peut pas s’empêcher de constater qu’alors même que le philosophe grec était soucieux de montrer l’ancrage commun de ces trois domaines: mythologie,  science et philosophie, Auguste Comte, lui s’attache à poser des distinctions. Plus les connaissances des hommes s’affinent et se  précisent, plus ils se détachent de « notions absolues », mais qu’est-ce qu’une notion absolue? Dieu, l’idée d’un premier moteur (Aristote), l’Idée pure, la question radicale d’un « commencement », l’âme, bref tout ce qui constitue le propre de la métaphysique, terme utilisé par Comte pour décrire le deuxième état dont il dit lui-même qu’il est peu différent du premier (mais alors pourquoi faire trois états là où en fait il n’y en a que deux?)


L’être humain s’éveille dans un monde naturel qu’il explique d’abord globalement par du surnaturel (état théologique), puis il personnifie ce surnaturel par des êtres, des éléments plus précis auxquels il s’agit simplement d’assigner les phénomènes de références. On voit bien ici que Comte vise en réalité ce passage de la mythologie aux premières philosophies, notamment celle de Platon dans laquelle les réalités sensibles, physiques ne sont que des représentations très affaiblies des idées pures, supra-terrestres. La connotation fortement idéaliste de la philosophie Platonicienne traduit, selon l’auteur français, une sorte « d’enfance de la pensée », comme si l’esprit humain balbutiait encore son âge adulte, lequel s’effectue par le troisième état: l’âge positiviste. Il consiste à entériner définitivement la suspension de toutes les questions métaphysiques, mythologiques, ontologiques pour ne s’appliquer qu’à ce que l’être humain peut concrètement en retirer pour lui, pour son bien-être et son avenir  propre. Bien que s’appuyant comme s’ils étaient ses prédécesseurs sur Descartes, Galilée et Kant, Auguste Comte « embarque ces auteurs dans un mouvement « large » dont il n’est pas certain du tout qu’ils l’auraient suivi d’aussi bonne grâce, car finalement ce n’est ni plus ni moins qu’au remplacement de la science par une forme de « techno-science »  qu’Auguste Comte procède à mots couverts: « Ainsi, le véritable esprit positif consiste surtout à voir pour prévoir, à étudier ce qui est afin d'en conclure ce qui sera, d'après le dogme général de l'invariabilité des lois naturelles. » 

On pourrait parfaitement décrire le mouvement perçu et finalement promu par Auguste Comte comme le dégagement progressif par la science de la question du « pourquoi l’univers? » au bénéfice d’une autre visée qui serait celle de « prévoir pour l’homme dans l’univers ». A la question de la causalité soit se substituer celle des lois naturelles et même celles-ci ne sont pas recherchées en tant que telles mais seulement en ceci qu’elles permettent à l’homme de creuser davantage sa place et son avenir dans le monde. Sans cesse revient sous la plume du sociologue, l’idée d’un progrès suivant son cours à mesure que l’esprit humain se détache de l’absolu, du général au profit du relatif et de l’utilité. 

Si nous faisons passer ce mouvement même au crible de la distinction entre poiesis et praxis, nous percevons bien à quel point la science est ici destituée de sa praxis, de la gratuité de sa pratique pour se rapprocher d’une poiesis qui certes se conçoit bien dans l’intérêt de l’humain (et cela à un point inconnu jusqu’alors puisque Auguste Comte entreprend de constituer une religion positive dont l’objet ne serait plus Dieu mais L’Humanité) mais n’est plus défini dans l’autonomie pleine d’un «  savoir » dont l’étude se suffirait à elle seule. Il n’existe plus ici d’auto-suffisance de la science puisque tout est subordonné à l’intérêt humain. A vouloir à toutes forces détacher la science des questions métaphysiques premières, il ne fait pas de doute qu’Auguste Comte la déracine de sa souche nourricière, de ce qui justifie qu’elle soit: l’étonnement dont  Aristote nous parlait avec lucidité. Que la science soit une matière de médiations au sein de laquelle prévaut une logique de relations ne saurait pas pour autant la limiter dans une perspective relativiste, au sens de «  pragmatique » ou relative à l’homme (« L’homme est la mesure de toute choses » - Protagoras) 



                On mesure ainsi clairement la tournure qu’Auguste Comte imprime à la question de savoir si la science peut-être dite naturelle, puisqu’à la lumière du positivisme, l’idée même d’une curiosité pure, d’une connaissance gratuite de la nature devient finalement caduque et vide. Avec ce désintérêt consommé à l’endroit de la question du pourquoi, c’est comme si la science s’auto-gratifiait du droit voire du devoir d’être pleinement humaine et finalement rien qu’humaine, droit au coeur duquel, même si nous ne pouvons pas savoir ce qu’Auguste Comte écrirait au sujet des dernières évolutions du transhumanisme et de la techno-science,  se dessine un blanc seing donné à une exploitation dont nous vivons aujourd’hui les conséquences délétères

Ray Kurzweil qui fait coucou!

Ray Kurzweil (né en 1948) est probablement l’un des théoriciens le plus actif du transhumanisme. On pourrait dire qu’à bien des titres, il reprend la formule humoristique de Woody Allen: « je ne veux pas être immortel par mon oeuvre, je veux être immortel en ne mourant pas ». Qu’il y ait dans le transhumanisme, une sorte d’exacerbation portant jusqu’au délire le positivisme d’Auguste Comte n’est pas douteux en ceci qu’il explore réellement (notamment par l’utilisation médicale des nanotechnologies) la possibilité d’augmenter l’espérance de vie des hommes jusqu’à cent voire deux cents ans. Dans son livre, Ray Kurzweil avoue prendre « 250 comprimés de compléments alimentaires par jour et une demi-douzaine d’intraveineuses chaque semaine ». L’idée que l’on puisse atteindre un niveau de technologie suffisant pour nous permettre d’insinuer au sein de chaque cellule une sorte de mécanisme de désamorçage de l’apoptose, c’est-à-dire de la fin de vie cellulaire programmée figure en bonne place dans les projets du transhumanisme médical dont on perçoit bien à la fois qu’il est en sens le paroxysme même du mécanisme cartésien appliqué à un corps plus humain que naturel. Jusqu’à quel point peut on aller dans la conception d’un corps qui soit suffisamment humain qu’il ne contienne plus rien de naturel pas même la mort? L’un des promoteurs du transhumanisme en France Laurent Alexandre a écrit un livre intitulé « la mort de la mort » (c’est beau! Mais c’est complètement vide philosophiquement et extrêmement dangereux d’un point de vue éthique). Avec le transhumanisme, nous disposons exactement d’un modèle de science résolument non naturel (C’est comme une boussole qui indiquerait toujours la mauvaise direction, une école de journalisme dirigée par Pascal Praud, ou un manuel de philosophie managériale: un pur non sens où quelque chose de l’humanité à force d’être célébré prend fin, comme tous ces mots dont le sens s’use à force de s’en servir).

Laurent Alexandre qui fait des ombres chinoises avec sa main. Sacré Laurent!

Nulle part la distinction entre la vie et l’existence ne prend plus de sens que dans la fin de non-recevoir qu’il nous faut opposer au transhumanisme, lequel promeut un modèle d’humanité assimilable à une sorte d’impératif de survie, de dépassement de la mort dans l’enfer duquel exister n’a plus cours.  L’exigence de tuer la mort est portée à un tel degré d’absurdité que l’on ne sait plus bien en tant que quoi il nous reste à vivre (et d’ailleurs quoi?) ni même si la question « encore » se pose.  Attendre que Ray Kurzweil lise où médite sur la mort de Virginia Woolf notamment serait vraiment peine perdue, mais rien ne nous empêche, en revanche, de refuser poliment ses 250 cachets et ses intraveineuses et de lire le livre de Jean-Claude Ameisen: « la sculpture du vivant » dans lequel on prend conscience de tout ce que l’humain gagne en s’effectuant dans ce « tissage à deux mains de la vie et de la mort ». L’apoptose est une fonction cellulaire au fil de laquelle c’est l’existence qui, toujours déjà travaillée par la mort, se fait incessamment naître, renaître, devenir. Quoi que nous soyons, nous ne le sommes qu’en tant que nous mourons un peu à le faire éclore, c’est la définition même de ce qu’une vie humaine « est » et plus que cela: de ce qu’une existence devient tout court. Qu’il y ait depuis toujours en nous cette machine à retardement d’une fin de vie annoncée (apoptose), c’est ce sans quoi nous ne pourrions pas exister.


Plutôt que nous tourner vers l’avenir halluciné dessiné par le transhumanisme, c’est vers le passé et dans la lettre à Ménécée d’Epicure que nous trouverons au cour de sa définition de la sagesse, l’argument le plus convaincant contre cette dénaturation de la science transformée en délire messianique trans-humaniste: « la mort n’est rien pour nous, dit Epicure car quand nous existons la mort n’est pas là et lorsqu’elle est là nous n’existons pas. » Rien n’est plus vain que le désir d’immortalité, surtout porté à un tel degré de démence pharmacologique, parce que ma mort est par définition ce que je n’ai pas à vivre. Il n’en va pas de même pour "ma mortalité » laquelle est la condition d’existence de mon existence, ce sans quoi je ne pourrai pas aborder chaque instant comme l’occasion donnée d’actualiser mon autarcie, l’exercice même d’une forme de satisfaction, de jouissance effective et pure du présent. A la caducité du désir d’immortalité (caducité largement illustrée par la prose des transhumanistes) , il convient d’opposer le désir assouvi d’une forme d’éternité accessible, comme Montaigne l’avait bien compris :  « Vivre pleinement l’instant présent, pour ce qu’il est, sans la moindre velléité de dépassement. Pas le présent juste, juste le présent (entre Montaigne Epicure d’un côté et Laurent Alexandre, Ray Kurtzweil de l’autre, il faut choisir (et j’ai choisi))


Finalement les errances du transhumanisme illustrent parfaitement et complètement le risque non seulement de répondre « non »  à la question mais de définir la science comme n’ayant plus à se concevoir elle-même dans ce cadre naturel. 

Rien que la dernière phrase de cette intervention (bien trop longue à mon goût)
 vaut d'être écoutée jusqu'au bout (ou pas). Certains régimes politiques
nous avaient déjà dit qu'il durerait 1000 ans! De la nano-subtilité à l'état pur!

L’analyse même rapide de ces discours et, malheureusement, de ces « avancées » transhumanistes manifestent une sorte de démesure au sens grec d’hybris comme si l’homme était une créature soucieuse de triompher aussi bien en lui qu’à l’extérieur de lui de tout ce qui peut être rapporté à une origine et un fonctionnement naturel. Quoi de plus naturel que de mourir? Quoi de plus humain que de souhaiter ne pas mourir, sans réaliser tout ce que cette expérience (la mort) induit de justesse, de mesure,  de sagesse, d’humanité? Avec le transhumanisme, nous pouvons nous faire une idée de tout ce qu’une certaine idée de l’humain ou du trans-humain recèle de perspectivisme contre-nature. Evidemment, le corpus philosophique de ces auteurs, assez faible en fait (Luc Ferry), repose sur l’idée selon laquelle la nature n’existe pas. On ne peut pas dire que la science est naturelle parce que l’homme n’est pas une créature naturelle. 

Luc Ferry se réveille à télé matin

                    
Or il est frappant de comparer cette thèse avec une autre façon de nier la notion de nature beaucoup plus productive, à savoir celle de l’ethnologie et de la réalisation de ce fait troublant selon lequel il n’y a qu’en Europe (et aux EU, donc) que l’on a fait de la nature un « concept ». Pour les philosophies orientales comme pour la plupart des peuples ou des groupes humains répertoriés, ce concept n’existe pas, non pas parce qu’il n’est rien (comme tendrait à le penser le transhumanisme) mais parce qu’il est Tout. Avec les européens nous sommes en présence d’une culture qui a trouvé ce stratagème consistant à se constituer sur le fond d’un concept contraire: la nature, tout cela en dépit d’une donnée en tout point première, à savoir qu’il n’est rien qui puisse se faire ailleurs ni autrement que « naturellement ». La nature est donc un signifiant vide en ce sens qu’il pourrait en droit accompagner toute proposition. Pour les européens: que la nature soit, c’est ce qui non seulement légitime que la culture soit mais surtout qu’elle soit constamment tournée contre la nature et qu’elle se constitue continuellement sur la base de motivation de cette opposition.

Il n’est pas du tout question ici de soutenir que la fusion de l’atome par exemple soit naturelle parce que tout est naturel mais au contraire qu’une telle idée ne pouvait venir qu’à l’esprit de savants nourris, malgré eux de cet inconscient ou de cet impensé qu’est l’efficience contre-naturelle de la culture. C’est finalement ce qui déjà pointait dans le mécanisme de Descartes: l’homme est légitimé à intercaler le modèle de la montre pour comprendre l’arbre parce que l’homme est légitimé à instaurer un ordre de compréhension anti-naturel dans la nature. Comprendre devient au sens propre « dénaturer », c’est-à-dire forcer la référence d’un processus naturel à un modèle artificiel de telle sorte que l’action d’expliquer se convertisse en celle d’interpréter et que soit donné à l’homme sous le couvert de la compréhension des phénomènes la possibilité de leur substituer un nouvel ordre de phénomènes. Ce nouvel ordre s’appuie sur ce principe qu’un homme n’est pas une créature naturelle, parce qu’il est un être pensant (évidemment nous retrouvons là l’idée de Descartes selon laquelle non seulement l’homme est le sujet du « je pense donc je suis », mais surtout qu’il est le seul sujet de cette pensée là).

Il est indiscutable que la question du sujet: « peut-on dire de la science qu’elle est naturelle? » est alors marquée du sceau d’un certain ethnocentrisme européen, c’est-à-dire d’un esprit scientifique typiquement européen, et c’est alors faire preuve d’un esprit peut-être naturellement scientifique que d’essayer de nous en sortir.

3) Y-a-t-il une science de la nature (génitif subjectif)?

a) L’invention européenne de « l’idée de nature » (Philipe Descola)

Philippe Descola (né en 1949) a notamment écrit deux ouvrages dont tous les développements à venir sont extraits: « les lances du crépuscule » et « par delà nature et culture ». Il s’est particulièrement intéressé au peuple des Achuars qui sont des Jivaros vivant en Amazonie avec lesquels il a passé plus de deux années. L’idée fondamentale de Philippe Descola est la suivante: il existe une spécificité dans les modes de pensée européens, qui est apparue notamment avec Descartes et qui consiste à assigner un mode de rapport à soi comme intériorité à l’homme seul, alors que les Achuars, mais aussi les civilisations orientales, africaines, et australiennes (aborigènes) n’instituent aucunement cette exclusivité. Il existe également une intériorité chez les non humains, aussi bien les animaux que les végétaux, bref dans le vivant. 

Philippe Descola

Pour la plupart des autres civilisations du monde, donc, il existe bien des discontinuités entre les corps des vivants (l’extérieur)  mais il y a une continuité dans l’esprit (intérieur). Ce que finalement le « je pense donc je suis » a provoqué dans les mentalités et les mode de représentation européen, c’est le présupposé d’une hétérogénéité radicale entre l’humain et le non-humain entre le naturel et le culturel. Si le sujet pensant se donne en quelque sorte naissance, non pas physiquement mais métaphysiquement alors sa liberté est infinie mais elle ne l’est qu’en tant qu’il est pensant, humain, culturel et c’est finalement l’ouverture de cette infinité là que dessine l’idée d’un progrès technologique infini (lequel en un sens alimente le transhumanisme dans tous ses délires). 


            Les observations ethnologiques de Philippe Descola ont ceci de fascinant qu’en se portant vers ce peuple des Achuars, elles vont mettre en lumière le caractère ethnocentrique de la raison même pour laquelle elles ont été entreprises, à savoir l’étude d’une autre « culture », d’une autre façon d’être humain, car les Achuars ne considèrent aucunement les plantes ou les animaux, pas mêmes ceux qu’ils chassent et mangent comme « naturellement » distincts d’eux. En d’autres termes, l’observation d’une autre culture a révélé à Philippe Descola tout l’impensé, le présupposé dérangeant de la notion même de «  culture ». Que se produit-il lorsqu’on réalise en effet que la culture humaine que l’on étudie ne se vit pas comme distincte de la nature et que même ce mot n’existe pas.  Pour un Achuar, il n’y a pas même là matière à réfléchir, à « nommer ». Pour des regards européens, la forêt amazonienne est « sauvage » mais au bout d’un certain temps, Philippe Descola a pu percevoir des modes de culture « autre »: domestication des plantes, horticulture sur brûlis, mais cela dans l’idée Achuar que la forêt entière est une plantation des Esprits. En réalité, la nature est en elle-même un jardin, la forêt est une plantation et ils ne font que faire alterner la culture de la forêt par les esprits et la leur mais à aucun moment laéature n’est vierge, la nature n’est naturelle. Et cette considération s’explique aussi par le fait que les plantes sont perçues par les femmes Achuars qui cultivent les jardins comme leurs enfants et les animaux sont perçus par les chasseurs comme faisant partie intégrante de leurs familles. Il est possible aux Achuars de rentrer en communication avec les plantes et les animaux par le rêve. C’est en ce sens que l’on peut parler dans le monde Achuar de « continuité des intériorités ».


Le propos ici n’est pas du tout de déterminer une plus ou moins grande pertinence entre les représentations européenne et en l’occurrence Achuar de la nature mais de signaler l’ethnocentrisme efficient dans la conceptualisation de la nature, dans sa dénomination. « Heidegger avait bien mis en évidence que la nature est une sorte de boîte vide qui permet de donner une saillance à tous les concepts auxquels on va l’opposer » Dit Philippe Descola, c’est-à-dire qu’il existe une façon européenne de penser la nature comme étant fondamentalement en opposition avec la culture, de telle sorte que quelque chose de l’homme, probablement ce que l’on peut appeler son « progrès », son évolution est d’emblée marquée par notre mode de penser comme ayant à se constituer à se conquérir contre la nature, en l’exploitant, en la niant.  Lorsque Spinoza affirme que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », ce n’est ni plus ni moins qu’au caractère artificiel et faux de ce même ethnocentrisme dénoncé par Descola qu’il s’élève.

             

L’immersion chez les Achuars a permis à Descola d’aller jusqu’au bout de tout processus ethnologique qui finalement aboutit nécessairement à découvrir en soi ce vieux fond d’ethnocentrisme à l’oeuvre dans tout regard sur l’autre culture puisque c’est à partir d’un crible culturellement déterminé que l’on aborde cette autre façon d’être hommes dans laquelle on a choisi de s’impliquer, que l’on a décidé de comprendre. Les Achuars ne sont pas du tout un peuple pacifique, bien au contraire. Mais leur présence dans la nature n’est à aucun moment perçue, ni vécue par eux comme celle d’un être au sein d’un « milieu » ou d’un « environnement ». La culture européenne s’est constituée en tant que culture sur le fond de son opposition à la nature, et elle est la seule à opérer de la sorte. La dénomination, le découpage linguistique de l’ensemble « nature » n’est donc aucunement « reconnaissance », mais conceptualisation, parti-pris. Il s’agit bel et bien d’un arbitraire culturel très profond au gré duquel s’est constitueé ni plus ni moins qu’une civilisation du progrès technologique. Aussi loin que nous remontions dans les cadres culturels de la civilisation grecque et judéo-chrétienne qui est la nôtre, nous nous trouvons en présence d’une conception viscéralement "contre-naturelle" de la culture. 

Lorsque Aristote affirme que « l’homme est un animal naturellement politique », il signifie déjà qu’il n’est pas envisageable qu’un homme puisse réaliser l’excellence de sa « nature »  ailleurs que dans la culture, c’est-à-dire la cité (polis). Il est de la nature de l’homme de n’être en puissance de son être authentique qu’au sein d’une société humaine. L’idée selon laquelle 1) "les animaux et les végétaux sont nos semblables" et 2) "la nature n’est qu’un « autre » mode de culture" telles qu’elles prévalent pour les Achuars n’a jamais été ne serait-ce qu’effleurée par les « fondamentaux » de notre civilisation occidentale.

A la lumière de cette réalisation, nous pouvons également nous interroger sur cette reconnaissance par les Achuars d’un intention chez des non-humains (plantes, animaux) et sur le fait qu’ils ne perçoivent pas ces êtres comme «  non-humains ». Les différences ne se situent qu’un niveau de l’extériorité. Nous ne sommes pas extérieurement comme les animaux  mais d’eux à nous se tissent la continuité d’une seule et même intériorité, et ce terme n’est pas sans rappeler les observations de Baptiste Morizot, notamment celles qu’il a écrite au sujet de ce face à face avec un loup, dans le Mercantour:



            « Mais il me regarde, non, il regarde mon visage, non : il me regarde dans les yeux. Ce souvenir joue un rôle particulier dans ce sentiment consistant de l’avoir rencontré. Eye-contact : énigme philosophique. Pourquoi certains animaux nous regardent-ils spontanément dans les yeux ? S’ils pensaient que nous sommes des corps mus par des forces, des pierres chutant, des arbres ; ou bien s’ils ne pensaient pas, ils poseraient leur regard indépendamment sur toute la surface du corps, sans trouver nos regards. Ici, le fait qu’ils nous regardent dans les yeux indique qu’ils savent quelque chose : il y a une intentionnalité cachée derrière nos yeux, comme s’il y avait quelque chose à voir, comme si nous avions vraiment une âme, trahie dans ces miroirs. Je ne sais pas le dire. Le eye-contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité, nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. »

Avec les Achuars, nous allons encore plus loin dans cette expérience qu’il décrit d’intériorité à intériorité car même les rochers, les forêts et les nuages sont investis à leurs yeux d’une intériorité.  « Il y a une intention d’être de tout ce qui est ». Dans le regard «  d’homme à homme » du pisteur et du loup, se fait jour l’expérience d’une doublure intérieure de l’animalité, d’une non-humanité commune ou plutôt d’une sidérante communauté de condition et d’existence de l’homme et du loup. Il n’est aucunement question ici de s’essayer à la moindre tentative de décryptation du regard du loup mais, au contraire, de l’accueillir dans sa factualité la plus neutre et la plus irrécusable. De fait de nombreux animaux nous regardent « dans les yeux » et même si nous ne disposons pas du moindre élément à même de nous faire signe d’une « intention de communication », l’orientation du regard dont nous sommes l’objet, la destination atteste de ce fond d’intentionnalité commune, d’une origine d’où ne peut pas ne pas rayonner ce regard, un peu comme le nourrisson regardant l’adulte à partir d’un fond intentionnel diffus au sens d’indéterminable mais néanmoins efficient. Nous ne savons pas « d’où » les animaux ou les très jeunes bébés nous regardent mais nous faisons par là l’expérience qu’ils nous "cherchent" et qu’ils nous trouvent là où nous n’étions pas encore conscients de nous trouver: dans un être-en-commun, dans le fond d’une communauté indiscutable mais niée pas des fondamentaux culturels très profonds, très enracinés et, comme ils le sont tous: « arbitraires ». Ce sont ces a priori autour desquels s’est constituée notre culture qui nous interdisent de reconnaître comme culturels les "habitus" animaux. 

            

Grâce à Philippe Descola, nous suivons le fil de la démarche qui est celle d’une science humaine: l’ethnologie et qui fait l’expérience des habitus d’une société adhérant à l’idée de « savoir faire non humains », à l’indifférenciation, la négation même de la ligne de partage Nature/Culture. Qu’il existe une science de la nature (génitif subjectif) ou plutôt qu’il n’existe pas a fortiori de critère de distinction opérationnel entre ces deux notions est extrêmement déstabilisant pour nous, européens. Pour les Achuars, il existe non seulement une intentionnalité oeuvrant dans le monde (cette doublure de l’intériorité commune à tous les vivants) mais aussi un savoir efficient dans une sorte d’agriculture non humaine de la forêt. Les savoir faire que les achuars utilisent dans la forêt amazonienne ne font que s’inscrire dans la continuité de ce que nous pourrions appeler le « savoir pousser » ou tout simplement le « savoir être » de la forêt et cela n’est pas sans nous rappeler l’intuition diffuse qui parfois nous sidère de l’incroyable ingéniosité du vivant, capable de se faire exister dans les milieux les moins propices. C’est alors bel et bien à une science de la vie excédant du cadre de la science humaine que nous sommes mise en présence.

b) « Je crois au Dieu de Spinoza » - Albert Einstein

Aux scientifiques observateurs de la nature et impressionnés notamment par les capacités d’adaptation qu’elle manifeste fait nécessairement écho l’affirmation par Spinoza de l’assimilation totale de la nature à Dieu: « Deus Sive Natura ». De fait, le spinozisme est un naturalisme intégral et un déterminisme radical. Interrogé sur sa croyance en Dieu, Albert Einstein a affirmé qu’il croyait au Dieu de Spinoza, et cette citation n’a pas manqué de susciter de nombreux commentaires, notamment parce que Spinoza a été excommunié par les autorités juives de son époque. 

Dans leur livre « enquêtes sur les créationnismes », Cyril Baudoin et Olivier Brousseau s’interrogent sur les rapport entre la démarche scientifique et la philosophie de Spinoza. Ils constatent que les quatre piliers du créationnisme, théorie opposée au Darwinisme sont précisément constitués par les quatre concepts dont on pourrait presque affirmer que toute l’oeuvre de Spinoza réside dans leur critique et leur destruction argumentée à savoir: la transcendance, le spiritualisme, l’anthropocentrisme, le finalisme.  Dans leur opposition violente au darwinisme, les créationnismes religieux ne manqueraient-ils pas de religion?  Quiconque en effet se penche sur les thèses des créationnistes ne peut manquer de s’apercevoir à quel point la conception de Dieu à partir de laquelle ils se construisent est profondément anthropocentriste.  Qu’il existe dans la science un mouvement de désanthropocentrisme qui déstabilise les religions, Freud l’avait déjà établi mais ce que la philosophie de Spinoza nous permet de réaliser, c’est qu’il existe aussi dans ce mouvement même quelque chose de la religion qui, contre les religions instituées, s’affirme et se positionne.  



            Ce que la théorie évolutionniste de Darwin a prouvé c’est que l’idée selon laquelle l’humanité serait une espèce élue, désignée par Dieu pour gouverner le monde et exploiter la nature est fausse, mais qui peut s’aveugler au point de ne pas voir que cette idée elle-même arrange trop les hommes pour ne pas avoir nécessairement été faite par eux, et seulement par eux? Comprendre et admettre les conclusions de Charles Darwin revient précisément à nous placer dans une attitude profondément religieuse , en ceci que l’être humain y est enfin ramené à sa juste et à seule place: l’une des innombrables lignes d’évolution d’un dynamisme naturel dont l’élan même serait incompréhensible sans l’efficience d’un fond intentionnel, quel que soit le nom qu’on lui donne: Dieu, Nature, Devenir, Vouloir-vivre.


Dans cette lettre d’explication qu’il rédigea à la fin de sa vie, Einstein exprime précisément cette articulation du scientifique et du religieux dans des termes qui ne sont pas sans faire écho à la défense trans-humaniste que nous subissons aujourd’hui: 

« La plus belle chose que nous puissions éprouver c’est le côté mystérieux de la vie. C’est le sentiment profond qui se trouve au berceau de l’art et de la science véritables. Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement, ni surprise, est pour ainsi dire mort ; ses yeux sont éteints. L’impression du mystérieux, même mêlée de crainte, a créé aussi la religion. Savoir qu’il existe quelque chose qui nous est impénétrable, connaître les manifestations de l’entendement le plus profond et de la beauté la plus éclatante, qui ne sont accessibles à notre raison que dans leurs formes les plus primitives, cette connaissance et ce sentiment, voilà ce qui constitue la vraie dévotion : en ce sens et seulement en ce sens, je compte parmi les hommes les plus profondément religieux.           
Je ne puis me faire l’illusion d’un Dieu qui récompense et punisse l’objet de sa création, qui surtout exerce sa volonté de la même manière que nous l’exerçons nous-même. Je ne veux pas et ne puis pas non plus me figurer un individu qui survive à sa mort corporelle, que des âmes faibles par peur ou par égoïsme ridicule, se nourrissent de pareilles idées ! Il me suffit d’éprouver le sentiment du mystère de l’éternité de la vie, d’avoir la conscience et le pressentiment de la construction admirable de tout ce qui est, de lutter activement pour saisir une parcelle, si minime soit-elle, de la raison qui se manifeste dans la nature. »

 


            Il est vraiment éclairant de mettre cette lettre en perspective avec la « conférence » de Laurent Alexandre et plus largement avec le transhumanisme parce que nous mesurons ainsi l’écart considérable qui sépare une science totalement dépassée par la technologie, une praxis dénaturée par la poiesis des « moyens », une forme de paranoïa humaine à l’échelle de l’espèce toute entière (si malheureusement le transhumanisme triomphait) - Qui pourrait la diagnostiquer? -  avec la science pratiquée et définie par Albert Einstein dans cette lettre. Ce que le physicien effectue en réalité ici, c’est une identification totale entre cette « saisie d’une parcelle de la raison qui se manifeste dans la nature » et l’esprit de dévotion qui inspire au fidèle son attitude religieuse, mais, en un sens, qui évidemment ne se retrouve pas dans ce que nous pourrions appeler la superstition religieuse, à savoir les notions de récompense et de punition, la croyance à une âme séparable du corps, tout ce qui dresse, notamment dans le Judaïsme (parce que Le Dieu du Judaïsme ne pardonne pas)  le portrait d’un démiurge protecteur et irascible. 

Tous les termes comptent dans cette lettre et principalement ceux de « pressentiment »  et de « conscience » si peu scientifiques en un sens, ou du moins distincts de toute l’exigence de rigueur et de méthode de toute rigueur scientifique. Derrière l’extrême discipline et humilité rationnelle de la science, derrière son scepticisme de méthode, se cache en réalité ce à quoi déjà Aristote faisait référence, à savoir cet étonnement devant l’existence et l’apparition du monde, étonnement mêlé à cet émerveillement qui donnera naissance aux mythes. L’esprit de compréhension et de découverte du chercheur n’est donc ici jamais conçu et donc pratiqué par Einstein séparément d’un sentiment d’admiration à l’égard de l’intelligence de la nature. Qu’est-ce que la science donc? C’est l’application rigoureuse, méthodique et décalée d’une intelligence humaine à une intelligence naturelle, efficiente et instante, celle là même par quoi « le monde est monde », « l’entendement le plus profond, la beauté la plus éclatante ».




c) « Deus sive natura » - Spinoza

Mais quel est ce Dieu spinoziste auquel croit Albert Einstein. Spinoza utilise à quatre reprises cette assimilation ce « c’est-à-dire » dans l’Ethique mais c’est dans la 4e partie que nous trouvons celle-ci:  « L'être éternel et infini que nous appelons Dieu ou Nature agit comme il existe, en vertu de la même nécessité. [...] Ainsi, la raison ou la cause par laquelle Dieu, c'est-à-dire la nature, agit, et la raison ou la cause par laquelle il existe, sont une seule et même chose. »  Cela signifie que Dieu ou la nature est un être pour qui être et agir sont une seule et même chose. Que Dieu existe c’est ce qu’il est nécessaire pour le fidèle d’une religion transcendante  de « déduire » de la création, c’est-à-dire du fait que le monde soit là « avant ».  Mais cette croyance et la dévotion qui s’en suit ne peut par conséquent qu’accuser un « retard ». La distinction que, très tôt dans son oeuvre, Spinoza fait entre « la nature naturée », c’est-à-dire les choses créées par Dieu et « la nature naturante », à savoir Dieu lui-même tel qu’il est à l’oeuvre dans l’efficience présente de cet instant, nous permet vraiment de saisir le fond de cette assimilation entre la nature et Dieu. La nature n’est pas seulement ce qui donne naissance à tout ce qui existe mais elle est surtout et d’abord ce principe même dans l’instantanéité duquel tout ce qui est est en train d’être ou pour se situer au plus prés de l’étymologie de « natura » ce qui est train de naître ». Spinoza relie la définition de Dieu comme cause de soi avec la factualité de cet instant présent. L’essence de Dieu c’est cette effectuation par quoi en cet instant « tout » vient à l’existence. Dieu, c’est finalement le « venir au monde » du monde, le principe de natura naturans par quoi de la nature naturée est produite mais « après » pourrait-on dire.

Si nous ne choisissons de définir la nature qu’en tant que « nature naturée », c’est-à-dire qu’en tant qu’ensemble de toutes les choses créées, nous laissons Dieu et finalement la nature elle-même en dehors de notre intuition, laquelle est pourtant bel et bien à même de saisir l’efficace de se monde en train de se faire venir à lui-même qu’est authentiquement Dieu et la natura naturans.  Comprendre et croire à ce Dieu là, à cette nature, c’est réunir en un seul acte la foi et le savoir puisque, de fait, c’est en même temps que j’éprouve (foi) et que je comprends (savoir) le miracle de la présence à soi d’un monde présent. Cette intutiion d’un pur présent en train d’être est communément scientifique et religieuse mais dans le sens le plus puissant que l’on puisse donner au terme de religion, de « révélation ». La nature est révélée dans le même mouvement par lequel elle est conceptualisée. La compréhension et le ravissement ici ne font plus qu’un.  Comprendre et croire est alors la même chose car connaître est un mouvement que fonde et accomplit un processus de «  co-naturation » Ce que je connais de la nature (natura naturans) participe de ce qui la fait « être » la nature (natura naturans), ne serait-ce parce qu’il n’existe plus à ce niveau d’intellection ou d’intuition d’ « extérieur-monde » d’extériorité à la nature. Si je comprends la nature d’un mouvement ou d’un être qui est à la fois être et agir, je ne peux le voir agir, et comprendre comment il agit sans être pris dans ce mouvement par quoi il fait être tout ce qui est, soit également moi-même. Il existe donc ici une exigence de profonde humilité car aucun de nous n’est Dieu ni la nature mais en même temps chacune et chacun de nous participe de ce que Dieu est, en étant. On pourrait dire qu’ici on réalise que finalement oute la conception spinoziste de la nature  réside dans l’interprétation métaphysique de cette donnée grammaticale qu’est le « participe présent ». Ce qui en moi connaît la nature (science) parti-ce de ce mouvement par quoi la nature, c’est-à-dire Dieu « est » (religion). Il y a ainsi quelque chose de ce qui en cet instant me fait être qui, dans la pratique de cette « vraie » science, participe de « cet évènement d’être  maintenant » en lequel Dieu consiste. Il n’est aucunement question de se croire cause de soi-même car c’est absolument impossible, mais de participer, en étant, mais aussi en connaissant (scio) ,  au présent de ce par quoi tout ce qui est participe du fait d’être.  Connaître et croire ne font alors plus qu’un parce que c'est d'un même mouvement que je fais l'expérience que Dieu est et que je découvre les raisons dans l'enchaînement desquelles la nature se produit. Telle est bien la conclusion directe et incontournable, logique d'un Dieu qui est la Nature.

  


Conclusion

 

De la multiplicité des sens que l’on peut assigner au terme de nature, c’est donc indiscutablement celui dont fait signe son étymologie latine « natura »: "ce qui est en train de naître" qui nous apparaît maintenant le plus riche, voire le plus exact, car finalement la nature s’y voit ramenée à cette pure factualité d’un présent; elle n’est ni plus ni moins que le fait d’être « là » (mais par ce « là » il faut davantage entendre l’acte d’une présence à soi que celui d’un espace). « Le monde est tout ce qui a lieu » dit Wittgenstein. La science en tant qu’elle se donne la nature comme objet est donc indissociable de cette prescience de la présence d’un (ou plusieurs) « univers là ». Dire de la science qu’elle ne serait pas naturelle reviendrait donc à dire peu ou prou que la science ne serait pas, ce qui nous apparaît à la fois comme absurde et, compte tenu du  processus d’infiltration et de noyautage sauvage dont elle est en ce moment victime par le transhumanisme, malheureusement crédible. La question revêt donc ainsi son acception non seulement la plus vraie mais aussi la plus urgente et la plus périlleuse: que la science soit naturelle, ce n’est pas tant ce à quoi il importe de réfléchir que ce qu’il nous faut instamment et résolument faire advenir, en perçant à jour la paranoïa humaine trop humaine qui est à l’oeuvre dans le transhumanisme.





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